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f^arfiartr IBibinits âcijool
ANDOVER-HARVARD THE0L06ICAL
LIBRARY
MDCCCCZ
CAMBRIDGE, MASSACHUSETTS
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LE
PROBLÈME DU MAL
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GENÈVE. — IMPRIMERIE RAMBOZ ET 6CHUCHARDT
Édition tirée à 9000 exemplaires.
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G LE
PROBLÈME DU MAL.
SEPT DISCOURS
FÀft
(I^JU^) ERNEST ^AVILLE
^ COREESPONDAKT DE l'iHBTITUT DB PBANOE
S'il existe pour les hommes une
question pénible, difficile, laborieuse,
c'est assurément celle qui traite de
l'origine des maux. Obigéne.
GENÈVE '
LIBRAIRIE CHERBULIEZ, GRANDE RUE, 2
1868
I. IBKAil Y
"■■■': -VI
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AVANT-PROPOS
Les discours réunis dans ce volume ont été proposés au public
de Genève, puis à celui de Lausanne, sous ce titre : le Problème
du mcU^ étude philosophique.
Des auditoires très nombreux ayant répondu à cet appel, il a
été nécessaire de laisser de côté les termes et les formules de
l'école, pour présenter sous une forme littéraire, dans un style
intelligible à tous, les résultats d'une recherche scientifique. Il
n'était pas moins nécessaire, pour conserver à l'étude annoncée
le caractère de la philosophie, d'aborder les côtés obscurs du
problème, et de ne jamais substituer des formes oratoires à des
arguments. Je me suis efforcé de répondre autant que possible à
la double exigence née de la nature du sujet et de la composition
de l'auditoire.
Une séance spéciale à la fin du cours a été consacrée à la li-
bre discussion des doctrines exposées dans les séances précé-
dentes. En revoyant les sténographies de mes discours, j'ai tenu
compte sérieusement des objections qui m'ont été adressées, et
dont je remercie les auteurs.
Genève, le 21 octobre 1868.
Ernest NAVILLE.
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TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Premier discours. Le BIEN i
i. Définition du bien l
2. Détermination du bien _ 21
3. Garantie du bien 47
Deuxième discours. Le MAL. _ 57
i. Le mal dans la nature 58
2. Le mal dans l'humanité 71
3. La négation du mal. 86
Troisième discours. Le PROBLÈME 109
i. Solutions trompeuses _ li2
2. Solution incomplète. 120
3. Caractères du mal 1ïJ7
Généralité du mal __ 127
Essentialité du mal UO
Quatrième discours. La SOLUTION ^ 153
i. Solution proposée : io6
2. Sources historiques de la solution _ _ 160
3. État primitif de l'humanité 172
4. Origines de l'état actuel de l'humanité 182
Cinquième discours. La PREUVE _ 193
1. Nature de la preuve 193
2. Exposition de la preuve _ _ 202
3. Examen des difficultés _ 215
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VIII TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Sixième discours. Le COMBAT DE LA VIE m
1. Point de départ 250
2. Élan vers le bien 257
3. L'écueil 262
4. Le plan du combat :269
Septième discours. Le SECOURS 283
1. Les aliments de Tâme 285
2. La prière 29i
3. La question de la foi 310
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PREMIER DISCOURS
Le Bien.
A fienèTe, le 26 noyembre i867. — A lansanDe, le iS jaDTier i868.
Messieurs ,
Il n'est besoin ni de beaucoup d'art ni de beaucoup
de paroles pour vous faire sentir l'importance du
sujet dont l'étude nous rassemble en ce moment. Le
problème du mal! Qui ne se l'est pas souvent posé?
Les uns regardent au dehors, et, considérant la société
humaine, ils se plaignent, au point de vue politique,
de tant de tyrannies et de révolutions; au point de
vue économique, de tant de luxe d'un côté, et de tant
de misère de l'autre. L'histoire des peuples n'est trop
souvent qu'une trame de crimes et un tissu de mal-
heurs. Aux bouleversements de la société s'ajoutent
les troubles de la nature: Fouragan qui engloutit les
navires, le tremblement de terre qui détruit les villes,
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2 PREMIER DISCOURS.
la disette qui affame les populations. Ainsi, lorsque
nous jetons les yeux hors de nous, le problème du
mal se pose dans l'histoire et dans la nature. Si nous
regardons en nous-mêmes, nous rencontrons la dou-
leur. Souffrir et (ce qui est plus dur encore pour bien
des âmes) voir souffrir, n'est-ce pas notre destinée?
Enfin, à qui descendra dans sa conscience et se pla-
cera en face du devoir.
Une Yoix sera là pour crier à toute heure :
Qu'as-tu fait de ta vie et de ta liberté * ?
et le problème du mal se posera dans les douleurs du
repentir et dans les amertumes de l'impuissance. Ce
n'est pas seulement la curiosité de l'intelligence qui
soulève cette question. En présence du mal et des
proportions du mal en nous et hors de nous, il peut
arriver que la conscience hésite à croire au bien, que
le cœur se décourage parce qu'il n'ose plus croire au
bonheur, et que l'âme finisse par douter de Dieu.
Aussi quel puissant écho a éveillé le poète qui s'est
écrié :
Pourquoi donc, ô Maître suprême!
As-tu créé le mal si grand,
Que la raison, la vertu môme,
S^épouvantent en le voyant ?
Comment, sous la sainte lumière.
Voit-on des actes si hideux
Qu'ils font expirer la prière
Sur les lèvres du malheureux*?
*■ Alfred de Musset, la Nuit d*août.
* Alfred de Musset, rEapoir en Dieu.
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LE BIEN. -3
Est-il nécessaire de vous dire, — j'espère,. Messieurs,
que personne ici ne m'accuse d'assez de présomption
pour que cela soit nécessaire, — est-il nécessaire de
vous dire qu'en abordant le problème qui va nous
occuper, je n'ai pas la prétention de lever tous les
voiles, de dissiper tous les mystères, de répondre à
toutes les questions? Mais, voici ce que je désire, ce
que j'espère. L'étude de ce triste sujet m'a été profi-
table. En fixant un long regard sur les régions téné-
breuses du mal, j'ai vu toujours plus resplendir la
lumière du bien. Cette expérience m'a donné le cou-
rage d'affronter les difficultés très grandes de l'expo-
sition que nous commençons aujourd'hui. Vous
associer à des pensées bienfaisantes, à des sentiments
qui m'ont paru salutaires, tel est précisément le but
que je poursuis. Je ne suis pas un artiste cherchant
à vous captiver par la beauté de la parole, ni un doc-
teur parlant avec autorité; mais un simple compagnon
de voyage qui, dans la vallée obscure que nous allons
traverser ensemble, croit avoir fait quelques pas du
côté de la lumière, et voudrait vous eçi montrer le
chemin.
Nous essaierons aujourd'hui de définir l'idée du
bien, puis d'en préciser la nature; nous chercherons
enfin quelle garantie nous pouvons avoir de la réahté
de cette idée. Définition du iien; — détermination
du bien ; — ^ garantie du bien : tel sera l'ordre de notre
étude.
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>'y Google
PREMIER DISCOURS.
L DÉFINITION DU BIEN
Si la lumière n'existait pas, nous n'aurions aucune
idée des ténèbres. Nous ne pourrons comprendre
clairement ce qu'est le mal, si nous n'avons pas une
idée exacte du bien. Ce mot, qui Joue un si grand
rôle dans les discours des hommes, est employé dans
des significations diverses. Ces significations, si je
ne me trompe, peuvent toutes se ramener à trois.
Lorsque l'homme se dispose à agir, il entend
comme une voix intérieure qui, lui parlant avec au-
torité, lui dit: fais ceci ! ne fais pas cela ! C'est la voix
de la conscience. Ce qui constitue la conscience,
dans le sens moral de ce mot, c'est le sentiment im-
médiat d'une obligation qui lie notre volonté à un
acte qu'elle doit accomplir. L'obligation n'est pas le
désir, car elle contredit souvent les plus ardents
dé^rs de notre cœur; l'obligation n'est pas une con-
trainte, car elle s'adresse à notre liberté; nous pou-
vons la violer, nous la violons en effet; l'obligation
est un fait primitif, distinct de tout autre, qui consti-
tue pour nous le devoir, c'est-à-dire un commande-
ment que nous reconnaissons pour légitime. Nous
sommes libres, mais, nous ne sommes pas les maî-
tres de notre liberté. « Il ne faut pas que, semblables
(( à des soldats volontaires, nous ayons l'orgueil de
« nous placer au-dessus de l'idée du devoir, et de
(( prétendre agir de notre propre mouvement, sans
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LE BIEN. 5
« avoir besoin pour cela d'aucun ordre... Devoir et
« obligation, voilà les seuls mots qui conviennent
« pour exprimer notre rapport à la loi morale. »
Ainsi s'exprime le philosophe KantV II dit: notre
rapport à la loi^ et il dit bien. La conscience, en
eflfet, nous commande au nom d'une loi, d'une loi
universelle qui, dans des circonstances identiques,
prescrit à tous des devoirs absolument pareils. Il
existe une loi qui propose le devoir à la volonté li-
bre, et nous disons que la volonté est bonne quand
le devoir est accompli.
Je sais qu'on a nié le devoir et la loi. On affirme,
dans les livres de certains philosophes et dans les
discours de certains hommes du monde, que ces
mots: devoir, vertu, loi morale, sont des paroles trom-
peuses qui ne recouvrent jamais que la recherche de
l'intérêt, ou les poursuites de la vanité. Nous n'entre-
prendrons point ici la discussion générale de cette
doctrine; bornons-nous à une simple remarque.
L'idée du bien fait seule la dignité de la vie. Ceux
qui nient la loi morale et le devoir n'ont pas d'autre
alternative que de se contredire en étant meilleurs
que leur doctrine (et ils le font souvent), ou de
s'envelopper, comme en un linceul, dans le mépris
des autres et d'eux-mêmes. Faire le bien c'est ac-
complir le devoir. Le bien, dans le premier sens
de ce mot, est la loi de notre volonté.
* Critique de la raison pratique ; pages !262 et ^63 de la traduction de
M. Bami.
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6 PREMIER DISCOURS.
Nous employons le mot dans un second sens lors-
que nous parlons des biens de la vie : la santé, la
fortune, le plaisir, la réputation, le pouvoir. Que de-
mandons-nous à la fortune, au pouvoir, à la réputa-
tion? Que demandons-nous, hélas! aux satisfactions
de Fenvie, aux plaisirs de la vengeance? Une même
chose toujours. Dans les objets de toutes nos pas-
sions, tant mauvaises que bonnes, nous ne cherchons
qu'une chose : la joie. Tout ce que noiis désirons,
nous le désirons comme un moyen de jouissance. Si
l'avare sacrifie tous les plaisirs à la possession de son
or, c'est parce que la possession de son or est pour
lui un plaisir qui surpasse tous les autres, et par
aucune autre raison. La joie est la nourriture de
l'âme; privée de cet aliment, l'âme languit; et notre
cœur est si ingénieux à la chercher qu'il réussit à la
trouver jusque dans la souffrance, et que les poètes
peuvent parler, sans être démentis, des douceurs de
la mélancolie, et des charmes de la tristesse. Le désir
du bonheur est en nous primitif et indestructible,
aussi bien que le sentiment du devoir. Vous empê-
cheriez plutôt l'eau de suivre le cours de la. rivière
que l'homme de chercher le bonheur.
Ici encore nous rencontrons une philosophie qui
se met en travers du chemin de la vérité, une fausse
sagesse, dont il nous faut signaler l'erreur. La sagesse
véritable nous enseigne qu'il est des bonheurs faux
auxquels il faut renoncer pour trouver le bonheur
vrai, parce que le bonheur vrai, celui pour lequel
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LE BIEN. 7
notre nature est faite, ne peut se rencontrer que
dans une vie réglée selon le devoir. La sagesse vraie
nous enseigne encore que l'âme appelée à sacrifier
au devoir toutes les jouissances extérieures peut
trouver dans le seul accomplissement du devoir
une joie qui surpasse toute autre joie. L'expérience
de la vie confirme ces enseignements de la sagesse,
et, en rencontrant la satiété et le dégoût dans les
plaisirs mauvais, l'homme est renvoyé, par la nature
même des choses, aux plaisirs purs qui font partie
de sa destination. Tel est le résultat commun de la
réflexion des sages et de l'expérience de tout le
monde. Mais on a affirmé autre chose; on a affirmé
qu'on peut arracher de notre âme le désir du bon-
heur et nous amener à un état de désintéressement
absolu. C'est la pensée de quelques anciens, de cer-
tains mystiques de tous les temps, et de quelques
moralistes modernes. Cette pensée est au fond de la
fameuse doctrine du Bouddha, qui se propose d'ob-
tenir de l'homme une renonciation générale à tout
désir. Or, Messieurs, lisez avec une attention sévère
les expositions de cette théorie, vous reconnaîtrez
que ses défenseurs parlent invariablement ainsi :
« Dans les voies que nous indiquons, vous trouve-
rez le calme, vous trouverez la paix. » En d'autres
termes, ils nous disent : Renoncez au bonheur et
vous serez heureux ! Pour nous encourager au sa-
crifice de toute joie, c'est la joie même qu'ils nous
proposent comme récompense. C'est ainsi que la
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8 PREMIER DISCOURS.
nature triomphe dans la contradiction qu'elle inflige
à ses contradicteurs. L'âme cherche la joie comme
son bien, et dans le second sens du mot, le bien
c'est la joie.
Il existe un troisième sens. Nous en faisons usage
lorsque nous employons l'idée du bien là où il n'y a
ni volonté, ni cœur, et où il ne peut y avoir par con-
séquent ni joie, ni devoir. Dans ce troisième sens,
nous appelons bonne une chose qui répond à sa des-
tination. Une lampe est bonne lorsqu'elle éclaire con-
venablement, parce qu'une lampe est faite pour
éclairer. Un chemin étant un moyen de communi-
cation, nous affirmons qu'un chemin est bon lors-
qu'il permet des communications promptes et fa-
ciles. En disant qu'une chose répond à sa destina-
tion, nous avons dans l'esprit un certain ordre qui
fixe la destination des choses, et nous affirmons que
cet ordre est réalisé. Dans le troisième sens, qui est
le plus général de tous, le bien c'est l'ordre.
Il y a donc trois espèces de bien : le devoir qui
est le bien de la conscience, la joie qui est le bien
du cœur, l'ordre qui est le bien de la raison. Voilà
trois sens du même mot; mais pour ce mot uni-
que, ne réussirons-nous pas à trouver un sens
unique aussi? L'emploi d'un terme commun révèle
toujours une certaine communauté d'idées, car
les langues, expression de la pensée humaine, ne
sont pas faites au hasard. Voici la définition géné-
rale du bien que je vous propose : le bien est ce qui
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LE BIEN. 9
doit être; le mal, par conséquent, est ce qui ne doit
pas être. Pesez bien ces deux définitions, car elles
renferment et résument tout mon enseignement.
Au point de vue pratique, nous devons faire le bien
et éviter le mal, vous le savez tous, et je n'ai rien
d'autre à vous apprendre. Quant à la théorie, je n'au-
rai pas d'autre règle que celle-ci : repousser toutes
les doctrines qui nieraient que le bien doive être, ou
qui tendraient à établir que le mal doit être; et nous
arrêter à la doctrine qui laissera subsister nos deux
définitions fondamentales. L'importance de ces défi-
nitions étant si grande dans l'étude que nous com-
mençons, il est essentiel d'en bien établir le sens et
la portée.
Pour prononcer sur ce qui doit être, il faut néces-
sairement, ainsi que nous venons de le remarquer,
avoir dans l'esprit un plan qui marque l'ordre légi-
time, la destination des choses, et qui permette de
prononcer que l'état des choses est ou n'est pas con-
forme à ce plan. Supposez un objet dont la destina-
tion vous soit entièrement inconnue; vous ne pour-
rez pas le dire bon ou mauvais. Voici par exemple
une machine ; est-elle bonne? Vous ne pouvez ré-
pondre avant de savoir à quoi la machine est desti-
née. Est-ce une machine à coudre? est-ce une ma-
chine à battre le blé? Tant que vous ne le saurez
pas, il vous sera impossible de prononcer qu'elle est
bonne ou mauvaise, parce que, ignorant la destina-
tion de la chose, vous ne pourrez dire si la chose est
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10 PREMIER DISCOURS.
conforme ou non à cette destination qui vous reste
inconnue.
Si le bien est toujours ce qui doit être, dans le
sens que nous venons d'indiquer, il semble que c'est
le bien de la raison qui est pour nous la définition
générale du bien. Oui, Messieurs, le bien étant tou-
jours la réalisation d'un ordre, d'un plan, tout bien
a le caractère du bien de la raison ; et nous pouvons
reconnaître immédiatement que l'idée de répondre
à sa destination renferme les deux autres sens du
mot bien, si l'on admet que le devoir est la destina-
tion de la volonté et que la joie est la destination du
cœur. Mais il est essentiel de remarquer que le doit
être de la raison n'existerait pas dans notre pensée
si nous ne puisions pas dans la conscience l'idée
primitive, et unique dans son espèce, de l'obligation
morale. Là où l'idée de l'obligation n'a pas de place,
il n'y a pas de place non plus pour les idées du bien
et du mal. Si nous supposons un être capable de
penser et de sentir, mais sans conscience morale,
nous pourrons comprendre qu'il ait les notions de
l'agréable, de l'utile, du vrai, du beau, mais non pas
l'idée du bien telle que nous la possédons; car cette
idée, telle que nous la possédons, procède de la con-
science. Nous passons de la loi de notre volonté à la
conception d'une loi générale des choses, de l'idée
de ce que nous devons faire à l'idée de ce qui doit
être fait. Le jugement bien, dans sa plus grande
généralité, contient la pensée d'une obligation pour
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LE BIEN. . il
une volonté; le jugement mal renferme toujours la
pensée de la faute d'une volonté. Uidée du bien est
donc conçue par la raison, mais sous condition que
la conscience soit présente. Il existe un élément
moral dans tout jugement relatif au bien.
Ce qui a souvent trompé les philosophes à cet
égard, et leur a permis d'établir une séparation abso-
lue entre le bien moral et un autre bien qu'ils nom-
ment métaphysique, c'est qu'ils ont vu que nous
appliquons l'idée du bien à des êtres dépourvus de
volonté et qui ne sauraient par conséquent être le
sujet d'une obligation. Mais ces êtres peuvent être
pour des volontés \ objet d'une obligation. Une mai-
son, par exemple, n'est obligée à rien, mais la qua-
lification de mauvaise appliquée à une maison ren-
ferme au fond une plainte contre l'architecte qui
devait la faire bonne. Dans le doit être de la raison,
il y a toujours un élément de conscience, puisque
sans la conscience le mot doit n'aurait pas de sens.
L'idée du bien réalise ainsi l'union intime de la rai-
son qui conçoit un plan, et de la conscience qui y
attache l'idée de l'obligation. Lorsque la raison con-
çoit le bien, elle devient en quelque sorte l'organe
de la conscience absolue, et prononce un doit être
qui s'étend à tout l'univers.
On peut, je le pense, justifier ces affirmations par
une revue détaillée de tous les cas où nous faisons
usage de l'idée du bien. On peut établir que, toutes
les fois que le terme n'est pas détourné de sa signi-
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1 2 PREMIER DISCOURS.
fication primitive et directe, l'emploi du mot bien
suppose, avec Tidée d'un plan, celle d'une puissance
qui doit le réaliser, et qui a tort si elle ne le réalise
pas. Cette démonstration réclame des analyses qui
seraient nécessairement longues et vous semble-
raient probablement fort subtiles. Je me borne donc
ici, en restant dans des termes généraux, à ramener
au doit être de la conscience, la joie qui est le bien
du cœur, et l'ordre qui est le bien de la raison.
Commençons par la joie.
C'est, semble-t-il, un dur paradoxe que de cher-
cher dans la joie une obligation morale, et de vou-
loir ramener à l'unité la conscience et le cœur. De-
puis les déchirements du Cid de Corneille, partagé
entre son honneur et sa maîtresse, jusqu'au cas d'un
étudiant qui hésite le matin entre son professeur
qui l'attend et les charmes de son lit qui le retien-
nent, notre vie entière n'est-elle pas la lutte de ces
deux éléments dont j'affirme l'accord : la conscience
et le cœur? Assurément il y a des joies mauvaises;
assurément la loi du cœur n'est pas la loi de la vo-
lonté; et si nous disons que la joie est obligatoire,
ce ne sera pas toujours nous qui serons obligés, et
nous ne serons jamais obligés à la recherche de toutes
les joies. « Fais ce que dois, advienne que pourra, »
c'est la seule formule de la conscience. Mais, de ce
qu'il y a des plaisirs mauvais, et de ce que notre bon-
heur personnel n'est pas la loi de notre volonté, il
ne résulte pas que la joie ne soit obligatoire en aucun
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LE BIEN. 13
seos, et pour aucune volonté. Nous voyons immédia-
tement que le bonheur de Tun peut être le devoir de
Fautre. Le bonheur d'un père n'est-il pas le devoir de
son fils, et le bonheur d'une femme n'est-il pas le
devoir de son mari? Prenons la question dans toute
sa généralité. Me démentirez-vous si j'affirme que,
lorsque la loi de la volonté est accomplie, la loi du
cœur doit se réaliser, et que le bonheur doit suivre
le devoir accompli, en sorte que la joie, sans être le
but de notre volonté, doit être le résultat d'une vo-
lonté bonne? Nous éprouvons, en quelque mesure,
dans ce que nous appelons les satisfactions de la
conscience, le fait de la joie qui accompagne la pra-
tique du devoir. Mais je ne parle pas du fait, qui ne
se réalise souvent que d'une manière incomplète, je
parle du droit. Là où tout devoir serait réalisé, nous
prononçons que le bonheur doit suivre, et ce lien
du bonheur et du devoir est conçu par la raison
comme un des éléments de l'ordre universel. Platon
a dépeint un juste imaginaire, digne de tous les prix
de la vertu et couvert de tout l'opprobre du vice*.
Placez-vous en présence de la figure de ce juste.
Vous sera-t-il possible de ne pas comprendre aus-
sitôt que le monde dans lequel ce juste souflFre est
un monde mauvais? Lorsqu'un être souflFre, il faut
qu'il y ait une volonté dans le désordre; il faut que
sa souflFrance soit le résultat de sa faute à lui, ou
* Au deuxième livre de la République.
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14 PREMIER DISCOURS.
de celle des autres; autrement nous dirions qu'il y
a injustice, et que la nature des choses est mau-
vaise. Mais la nature des choses n'est qu'un mot qui
exprime les faits et qui ne rend compte de rien.
Aussi, en présence d'un monde dans lequel tout de-
voir serait accompli et où nous rencontrerions la
douleur, l'homme, que froisserait l'injustice, se sen-
tirait meilleur que le principe de l'univers; il s'é-
lèverait contre l'Auteur des choses, et « s'écrierait
en gémissant : Tu m'as trompé ' ! » Un monde mo-
ralement dans l'ordre et livré à la douleur serait
une objection contre la Providence. La joie doit
donc suivre le devoir accompli ; elle fait partie de
notre destination dans le plan de l'univers; elle doit
être, et rentre ainsi dans notre définition du bien.
Ramenons maintenant à ce même sens le bien de
la raison. Démontrons que l'ordre conçu par la raison
n'est le bien que parce que la conscience y attache
le sentiment de l'obligation. Là où nous voyons l'or-
dre fait, nous approuvons les agents qui l'ont réalisé.
Nous jugeons ainsi pour les œuvres humaines, et,
en présence du spectacle de la nature, si les fonc-
tions naturelles de notre âme ne sont pas paralysées,
nous adorons l'architecte des mondes, et l'artiste
suprême. Partout au contraire où nous rencontrons
le désordre, nous recherchons instinctivement une
volonté responsable. Dès que quelque chose ne va
^ Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard.
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LE BIEN. 15
pas selon nos désirs, nous sommes enclins à nous
plaindre de quelqu'un. Lorsque les eaux du Léman
s'élèvent un peu trop sur les côtes vaudoises, nos
confédérés s'en prennent aux autorités de Genève
qui, disent-ils, ont obstrué le cours du Rhône à sa
sortie du lac; et lorsque le Rhône inonde les rues de
Lyon, nos voisins de France accusent, et non pas sans
fondement, l'imprudence des Valaisans, qui ont
déboisé leurs montagnes. Partout où nous voyons le
mal, nous avons besoin de blâmer une volonté, et
cet instinct ne nous trompe pas. Ce qui nous trompe
c'est que, dans le plus grand nombre de cas, nous
nous plaignons des autres là où il ne faut nous plain-
dre que de nous-mêmes, soit de nos propres fautes,
soit de la témérité présomptueuse de nos jugements,
ce qui est encore une faute. S'il s'agit d'un désordre
se manifestant dans un domaine où notre volonté ne
peut rien, ni celle des autres non plus, qu'arrive-t-il?'
Nous nous élevons contre la Providence, et c'est là
ce qui m'a conduit à l'enseignement que nous inau-
gurons aujourd'hui. C'est pour répondre à une objec-
tion contre l'existence de Dieu que j'ai pris l'engage-
ment de traiter le Problème du mal*. Si le mal est
une objection contre l'existence de Dieu, c'est parce
que nous pensons que le bien doit être, et qu'il serait
s'il existait une puissance capable de réaliser l'ordre
que nous concevons comme légitime. L'objection ne
^ Voir le Père céleste. Septième discours.
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16 PREMIEH DISCOURS.
peut pas s'entendre autrement. Disons toute la pen-
sée de rhomme. Là où nous voyons le mal, en
dehors de tout pouvoir humain, nous estimons que
c'est Dieu qui manque à son devoir. Cette formule
vous étonne et peut-être vous scandalise. Hâtons-
nous de l'expliquer. Êtres tirés du néant, conune
nous le sommes, nous n'avons aucun droit vis-à-vis
du Tout-Puissant, et Dieu étant primitivement
l'existence unique et absolue, il ne saurait y avoir
de devoir pour lui, puisqu'il n'y a pas de devoir à
l'égard du néant.
Si du Dieu qui nous fil, Téternelle puissance
Eût, à deux jours au plus, borné notre existence,
11 nous aurait fait grâce; il faudrait consumer
Ces deux jours de la vie à lui plaire, à Taimer.
Ce n'est pas un dévot qui a écrit ces vers, ils sont
de Voltaire*. Mais, d'autre part, comme l'ajustement
observé Jean-Jacques Rousseau \ Dieu s'est lié lui-
même, si de semblables expressions sont permises,
par la manière dont il a constitué notre âme. Ce
qu'il nous fait lui-même juger bien, c'est vis-à-vis de
sa propre volonté, ou, comme on le dit, de sa pro-
pre gloire qu'il doit l'accomplir. N'est-ce pas dans
ce sens que les Hébreux chantaient : « Non pas à
nous. Étemel, non pas à nous, mais à ton nom
donne gloire'. » C'est ainsi que nous concevons
• Discours en vers sur l^homme. Sixième discours.
* Profession de foi du Vicaire savoyard.
=^ Ps. CXV.
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LE BIEN. 17
pour TËtre absolu, non pas un devoir le soumettant
à une règle étrangère, ce qui contredirait absolu-
ment sa nature, mais une obligation dont il est lui-
même Fauteur.
Résumons, Messieurs, ces considérations. Il y a
un bien pour la conscience, un bien pour le cœur,
un bien pour la raison; mais ces trois biens se
ramènent à un. Le bien est ce qui doit être; il ren-
ferme toujours une obligation pour nous, pour les
autres, ou pour la volonté suprême, dans le sens
que nous venons d'indiquer. Le bien n'est pas un
être, une chose; c'est un ordre déterminant les rap-
ports entre les êtres, rapports qui doivent être réa-
lisés par des volontés. Lorsque Tordre est établi,
lorsque la loi signifiée à la liberté est exécutée, le
bonheur doit suivre. Le bien résume ainsi, et coor-
donne toutes les tendances de notre nature. Il est
l'objet commun de la raison, de la conscience et du
cœur; de la raison comme ordre, de la conscience
comme devoir, du cœur comme joie.
Vous pourrez maintenant entendre une des plus
belles conceptions de la sagesse antique, la compa-
raison dans laquelle Platon nous présente le bien
comme le soleil des esprits *. Vous connaissez le rôle
du soleil dans la nature. Quand Melchthal, dans le
Guillaume Tell de Schiller, apprend qu'un tyran
féroce a crevé les yeux de son vieux père, il s'écrie :
* Allégorie de la Caverne, dans le livre VII« de la République,
2
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18 PREMIER DISCOURS.
Boble et doux présent, bienfait de la nature,
Précieuse clarté ! l'heureuse créature
Ne vit que par toi seule, et vers Tastre du jour
La plante de nos champs se tourne avec amour.
Tout te cherche, t'admire et te bénit au monde *.
Le soleil de la nature renferme indivisiblement
dans son rayon la chaleur et la clarté, et c'est pour-
quoi la plante se tourne vers lui. Le bien, soleil des
esprits, vraie lumière de la raison, renferme indivi-
siblement dans son rayon le devoir et le bonheur,
et c'est pourquoi nos âmes se tournent vers lui. Oui,
notre âme, toutes les fois qu'elle n'est pas déviée de
sa direction naturelle, se tourne vers le bien et nous
l'aimons. Ceci vous étonne sans doute. On ne s'en
doute guère à nous voir agir, et nous ne pouvons
guère nous en apercevoir en regardant notre propre
cœur. Certes, nous n'aimons pas souvent le bien de
cet amour efficace et viril qui produit les œuvres.
Voici précisément quelle est notre situation. Nous
craignons le bien sous la forme du devoir, parce
qu'il nous commande et qu'il nous condamne; mais
en lui-même nous l'aimons, parce qu'il est la
suprême beauté, et, toutes les fois que nous som-
mes hors de cause, cet amour naturel se fait sen-
tir. Oh ! si l'on pouvait être bon sans effort et sans
sacrifice, la vertu exciterait d'incroyables amours!
On le voit bien dans les circonstances où nous som-
mes personnellement désintéressés. Cicéron rap-
*■ Guillaume Tell, acte !«', scène iv, traduction de Jules Mulhauser.
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LE BIEN. 19
porte « qu'un jour un vieillard d'Athènes étant yenu
<( au spectacle, pas un de ses cancitoyens, dans cette
« foule immense, ne se dérangea pour lui faire place;
« mais comme il s'était approché des ambassadeurs
<( de Lacédémone qui avaient leur banc particulier,
« ceux-ci se levèrent tous et le reçurent au milieu
« d'eux. L'assemblée entière éclata en applaudisse-
« ments, ce qui fit dire à quelqu'un : Les Athéniens
« connaissent le bien, mais ils ne veulent pas le
« faire*. » Combien il y a de ces Athéniens^là ail-
leurs qu'à Athènes! Voyez ce qui se passe sur nos
théâtres. Mettez sur la scène une jeune fille aux pri-
ses avec les plus terribles tentations de la vie. La
voilà soumise aux séductions de l'or, aux flatteries
les plus ingénieuses, aux machinations les plus dia-
boliques; elle voit d'un côté le vice et la fortune,
d'un autre côté sa conscience et la misère. Faites
qu'elle se maintienne droite et pure et que, traver-
sant la corruption sans en être atteinte, elle reste
avec la misère et sa conscience. Si le génie de l'art
a touché votre front, vous réussirez à faire applau-
dir, à faire peut-être pleurer d'attendrissement,
même des libertins endurcis.
Ceci nous explique un des secrets de la Provi-
dence dans le gouvernement du monde. Comment
se fait-il que la loi morale se maintienne? Il y a
bien des siècles, le poète Sophocle faisait célébrer
sur le théâtre d'Athènes cette loi sublime que l'oubli
« De Senectute, XVIII.
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20 PREMIER DISCOURS.
ne saurait jamais abolir*. Elle est toujours là, en
effet, la loi! Le temps a renversé bien des trônes et
des républiques, bien des chartes et des constitu-
tions, mais la loi morale est toujours debout.
Cependant, quelle est la loi qui, plus qu'elle, a été
violée, niée, attaquée? Et pourtant elle est toujours
là avec ses deux satellites : le remords qui punit le
crime accompli, et ce vengeur du bien négligé qui
frappe les vies perdues, Fennui. Comment cela se
fait-il? Le voici : On cherche sans doute à établir
de fausses maximes pour justifier une conduite
mauvaise, et on ne réussit que trop à leur donner
du crédit. Toutefois, on nie beaucoup moins la loi
morale qu'on ne cherche à plaider pour soi des cir-
constances exceptionnelles qui permettent de la vio-
ler. On veut le bien et la loi, on les approuve, on
les aime... chez les autres. Cet homme d'État, par
exemple, qui médite de tromper ses confrères et de
réaliser la maxime que la parole a été donnée à
l'homme pour déguiser sa pensée, croyez-vous que,
même en matière politique, il prétende établir comme
une maxime universelle la légitimité du mensonge?
Attendez qu'un de ses employés lui fasse un rapport
politique faux, et vous verrez comme il maintient
dans sa rigueur la loi qui prescrit la vérité. Ce ban-
quier qui s'enrichit par des manœuvres criminelles
des dépouilles de ses clients, et qui prépare la ruine
des autres et son propre déshonneur, croyez-vous
* Ghœar d*(Edipe roL
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LE BIEN. îl
qu'il érige le vol en loi morale universelle? Attendez
qu'un de ses commis dérobe quelques écus dans sa
caisse, et vous verrez comme il se "rappelle bien le
chapitre du catéchisme qui prescrit le respect de la
propriété. Son commis est un voleur; mais pour lui-
même, il y a un cas d'exception. C'est ainsi que
nous cherchons des excuses pour nous dispenser de
l'observation du devoir, plutôt que nous ne nions
la valeur du devoir en général. Nous proclamons la
loi, nous l'appliquons aux autres, nous la maintenons
dans le monde, quitte à trouver pour nous des dis-
penses. Tous les sophismes dont nous nous servons
alors sont autant d'hommages que le vice rend à la
vertu. Nous sommes faits pour le bien, et lorsqu'il
ne se trouve pas en conflit avec nos penchants mau-
vais, nous le voulons et nous l'aimons.
Le bien est un ordre qui doit être : telle est sa défi-
nition. Cette définition réunit la raison qui conçoit
l'ordre, et la conscience qui le déclare obligatoire;
et comme le bien s'adresse à notre cœur par l'attrait
qui lui est propre, toutes les puissances de notre âme,
si elles ne sont pas déviées de leur direction légitime,
sont tournées vers le bien. Il nous faut maintenant
déterminer plus exactement sa nature, en demandant
quel est cet ordre qui doit être.
II. DÉTERMINATION DU BIEN
Ce qui doit être, dans la société spirituelle, c'est
l'accomplissement de la loi morale. Les diverses
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ît PREMIER DISCOURS.
prescriptions de la loi pourraient-elles se ramener
à une prescription unique qui les renfermerait tou-
tes? Je le pense, et je vous propose d'accepter l'idée
que le devoir qui renferme tous les devoirs, est la
consécration de chacun des membres de la société
spirituelle au bien général de cette société, c'est-à-
dire à son bonheur, en désignant par le mot bonheur,
1MM des joies passagères qui peuvent se séparer do
devoir et le contredire, mais un état heureux qui ne
peut se rencontrer que dans l'ordre dont la loi mo-
rale est l'expression.
Tous les devoirs peuvent être ramenés à trois
classes lies devoirs de la dignité, qui nous interdisent
de nous ravaler au rang des brutes en mettant l'âme
au service du corps, et de prostituer dans le men-
songe la parole, organe de la'pensée; les devoirs de
la justice, qui nous prescrivent de reconnaître dans
nos semblables la dignité et les droits de notre propre
nature, et de respecter la personne, la propriété et
la réputation d'autrui; les devoirs de la bienveil-
lance, qui nous commandent de soulager nos sem-
blables dans les nécessités de leur vie corporelle et
spirituelle. Telle est la classification de nos devoirs
qui m'a semblé la meilleure, après une assez longue
étude de cette matière*- Or la formule que je vous
propose contient ces trois classes de devoirs. En
effet, pour que le bien de la société spirituelle soit
^ Dans un «omis de philosophie de la morale, fait à la faculté des lettres
4$ Ç^niiTm en 1865 et 1866.
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LE BIEN. Î3
réalisé, il faut que chacun de ses membres se con*
stitue esprit en se dégageant d'une vie animale (di*
gnité) ; il faut que le respect de chaque membre de
la communauté en fasse une société vraiment spiri-
tudile, c'est-à-dire libre (justice); il faut enfin qwe
chaque volonté soit dirigée vers la réalisation du bien
commun (bienveillance). Concevez une société d'es-
prits en croissance, en progrès continu de vie, et
dans laquelle, sur la racine de la justice, fleurira de
plus en plus la réciprocité de l'amour; cette société
ne sera-t-elle pas bonne?
Quel nom trouverons -nous pour désigner cette
consécration de chacun au bien commun, cette vertu
suprême qui les renferme toutes? Le fondateur du
positivisme, Auguste Comte, s'est posé ce problème,
et voici comment il l'a résolu. Il a donné à cette vertu
maîtresse, dans laquelle la conscience éclairée par
la réflexion reconnaît la formule générale du bien
moral, le nom à'altruisme.Le progrès moral consiste,
dans l'opinion du chef des positivistes, en ce que
l'égoïsme cède de plus en plus la place à l'altruisme,
c'est-à-dire à la préoccupation du bien d'autrui. Or,
le mot charité qui, dans l'usage commun, a trop
souvent perdu sa signification primitive, pour deve-
nir le synonyme de l'aumône, désigne primitivement,
non-seulement dans la langue de l'Ëvangile, mais
déjà dans celle de Cicéron*, l'amour vrai, la consé-
cration sincère de chacun au bien des autres. Ce mot
• Caritas generis humanii. — De finibus, livre V, § 23.
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Î4 PREMIER DISCOURS.
a Fusage en sa faveur, et raltniisme n'est pas un
néologisme assez gracieux pour être séduisant. Res-
tons dans l'ancien langage, et disons que la loi de
charité est l'expression générale des rapports qui
doivent relier les membres de la société spirituelle.
S'il en est ainsi, le bien en ce qui concerne les re-
lations des hommes entre eux, est la réalisation de
la charité, ou la direction de la volonté de chacun
vers le bonheur général.
Comment concevrons -nous maintenant le bien
dans les rapports de la nature avec l'humanité? Le
corps doit être l'instrument de l'esprit; la nature
extérieure doit être la condition de la vie du corps,
et elle doit donner l'éveil aux travaux de la pensée
qui produisent la science, aux travaux de l'indus-
trie qui établissent l'empire de l'homme sur la ma-
tière, à l'instinct de l'art qui, à partir des beautés
sensibles , s'élance dans toutes les directions à la re-
cherche de l'idéal. La nature soumise aux esprits,
les esprits soumis à la loi de la charité, cela serait-
il bien? C'est à vous, Messieurs, que je le de-
mande: Je ne viens pas ici vous enseigner des
choses nouvelles, mais plutôt vous rappeler ce que
vous savez tous, vous aider peut-être à souffler sur
la poussière qui s'amasse au fond de nos âmes, afin
que vous puissiez lire les caractères qui y sont
écrits. Je vous demande : Voyez-vous, non pas dans
votre pratique, mais dans votre conscience et votre
raison, voyez-vous l'image du bien que je vous ai
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LE BIEN. 25
présentée? Admettez-vous, comme une vérité qui
vous paraît certaine et s'impose à votre pensée, que
dans l'ordre, dans l'état légitime et bon de l'uni-
vers, les corps sont faits pour les esprits et les
esprits pour la charité? Serait-ce là une conception
arbitraire, individuelle, nationale? Est-ce moi, est-ce
l'un de vous? est-ce Paul, Jean, ou Alfred? Est-ce
un Français, un Russe, un Allemand, qui conçoit le
bien tel que nous venons de le définir, ou est-ce
l'homme tel qu'il existe dans chacun de nous, au-
dessous de toutes les diversités individuelles ou
nationales? Ne sauriez-vous pas encore discerner la
voix profonde de la nature humaine des bruits de la
surface? Cette voix est couverte trop souvent par le
bruit des passions, par le tumulte des penchants en
désordre; mais elle finit par se faire entendre à
l'âme sérieuse et calme. La destination de l'esprit
est de dominer la nature. Vouloir le bien général est
la loi suprême des esprits. Ne sentez-vous pas que
ces pensées trouvent un écho au plus profond de la
conscience?
Nous nous heurtons ici à une doctrine vieille
comme les lettres humaines, et qui essaie assez ridi-
culement de se rajeunir en se produisant sous le
titre de science moderne. Oti nous dit qu'il n'y a pas
de bien en soi, de bien réel et absolu; qu'il existe
des mœurs, et que ces mœurs varient; mais qu'au-
dessus de ces mœurs et de leur histoire, il n'y a pas
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516 PREMIER DISCOURS.
de règle permanente du bien, pas de morale. On fait
observer que bien des choses qui sont jugées mau-
vaises en Europe sont jugées bonnes en Asie. On
remarque que chez les Peaux-Rouges, un jeune gar-
çon obtient l'approbation de son père et le sourire
de sa mère, en apportant la chevelure d'une tête
qu'il a scalpée, action que des parents européens
n'approuveraient pas. On conclut de tout un ensem-
ble de faits de cet ordre que la conscience est une
cire molle qui se prête indifféremment à toutes les
formes. Ecoutons à ce sujet la pensée de Montaigne
rédigée par Pascal : « On ne voit presque rien de
« juste ou d'injuste qui ne change de qualité en chan-
« géant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle
« renversent toute la jurisprudence. Un méridien
« décide de la vérité Plaisante justice qu'une
« rivière borne! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur
« au delà La plaisanterie est telle, le caprice des
« hommes s'est si bien diversifié qu'il n'y a pas une
« seule loi qui soit universelle. Le larcin, l'inceste,
« le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa
« place entre les actions vertueuses \ » En se fon-
dant sur des considérations de cette nature on af-
firme que le bien n'est qu'une idée relative, variable,
locale et temporaire, en sorte qu'il est impossible de
le déterminer d'une manière générale. Ces affirma-
tions sont graves et, si elles étaient admises, elles
* Pensées de Pascal, édition Faugére, II, 126 et 127.
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LE BIEN. Î7
saperaient la base même de notre travail Exami*-
nons-les brièvement, mais sérieusement, en nous
rappelant que nous sommes ici, non pour un tour-
noi de paroles, mais pour une discussion de bonne
foi.
La morale varie. Pour bien entendre la nature
et la portée de ce fait incontestable, il est nécessaire
de préciser plus que nous ne l'avons fait, le carac-
tère des phénomènes moraux.
Ce que nous appelons précisément conscience,
dans le sens moral de ce terme, c'est le sentiment de
l'obligation qui nous commande certains actes, et
nous en défend d'autres. Sans le sentiment spécial
de l'obligation, il n'y aurait pour nous ni bien ni
mal, ni estime ni mépris. Or, les idées du bien et du
mal et les sentiments qui s'y associent forment un
caractère essentiel de l'humanité; l'individu qui en
serait privé constituerait ce que les naturalistes
appellent un monstre, et l'existence des monstres ne
détruit pas l'existence de leur espèce. L'idée du bien
existe partout où existe l'homme dans l'intégrité de
sa nature; à cet égard, il n'y a pas de variations.
Mais quel est le bien, ou, en d'autres termes, que
doit-on faire? G';est ici qu'apparaît la diversité. Nous
soignons nos vieux parents, et nous pensons bien
agir. Certains sauvages les tuent pour leur épargner
les souffrances de la vieillesse, et ils pensent bien
agir. D'où vient la diversité de ces règles de con-
duite? Elle vient de la différence des doctrines. Nous
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38 PREMIER DISCOURS.
pensons que la vie de l'homme n'appartient pas à
l'homme; les sauvages qui tuent leurs vieux pères
ont une autre idée à ce sujet. C'est la variété des
doctrines relatives à la nature et à la destination des
êtres qui fait varier la morale. La conscience n'est
pas un pouvoir producteur des idées; elle applique
le sentiment de l'obligation à la réalisation de cer-
tains rapports; elle s'attache à la vérité, mais elle ne
la tire pas d'elle-même. La vérité est la nourriture
de la conscience. Il n'y a pas une morale de la cons-
cience et une morale de la raison. La raison seule
n'a pas de morale, et la conscience seule ne renferme
que le sentiment de l'obligation, dont l'objet ne sau-
rait être déterminé sans la participation de la raison.
C'est pourquoi la règle des mœurs tombe nécessai-
rement sous l'influence des doctrines. Aussi (pour le
dire en passant) la théorie contemporaine de la
morale ind^ndante, qui prétend couper le lien qui
rattache les mœurs aux croyances, exige de ses sec-
tateurs l'ignorance ou l'oubli des résultats les plus
certains de l'étude de l'homme.
Les idées morales varient donc. Il est facile de
démontrer ce fait contre les théoriciens qui le nient.
Mais voici trois réflexions qui vous empêcheront, je
l'espère, de tirer de ce fait incontestable les consé-
quences qu'en déduit le scepticisme.
Première réflexion : Les variations de la mo-
rale, bien que réelles, n'ont pas l'étendue qu'un
examen superficiel porte à leur attribuer. Il y a par-
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LI BIEN. Î9
tout dans Tordre moral deux courants très-distincts.
L'un est formé par les mœurs, les institutions et les
maximes qui ont pour but de justifier les mœurs et
les institutions. C'est la morale du monde, et celle-là
varie prodigieusement, mais la cause de ses varia-
tions est facile à reconnaître. Naguère, par exemple,
certains publicistes du sud de l'Amérique faisaient la
théorie de l'esclavage. La pression exercée sur la
conscience par les institutions et les intérêts était,
dans ce cas, facile à reconnaître. On voit un fait
analogue se produire journellement dans le travail
des écrivains politiques qui semblent avoir une pro-
vision de morales à choisir pour expliquer et justi-
fier les divers événements dont ils sont les narra-
teurs, et, pour leur part, les acteurs. Mais, à côté
de ce courant ondoyant et divers, il en existe un
autre. Il existe une morale que nous appellerons la
morale de la conscience, sans oublier qu'elle sup-
pose la participation de la raison et subit l'influence
des doctrines. Cette seconde morale varie moins
que la première, et en changeant elle se développe
dans une direction uniforme. On se trompe en at-
tribuant à la morale de la conscience des variations
qui n'appartiennent qu'à la morale du monde. Les
institutions et les mœurs ne donnent pas toujours
une idée exacte des vraies pensées d'un peuple. Nos
hospices d'enfants trouvés, par exemple, ne démon-
trent pas que les devoirs de la famille ne fassent
pas partie de notre morale. Or, nous jugeons sou-
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30 ' PREMIER DISCOURS.
vent les peuples peu civilisés, et qui n'ont pas de
littérature, d'après leurs mœurs et leurs institutions;
et peut-être, chez ces peuples mêmes, la con-
science trouve des représentants dont les protes-
tations contre certaines coutumes immorales nous
restent inconnues. Là où existe une tradition écrite,
il est facile de constater que la morale de la con-
science varie dans des limites moins étendues qu'on
ne le croit à l'ordinaire. Les anciens livres de l'Inde,
de la Perse, de la Chine, contiennent des rayons
très-purs de vérité, des conceptions très-élevées du
bien. Pour n'en citer qu'un seul exemple, Tancien
poème indien intitulé le Ramayana renferme, au
milieu d'imaginations fantastiques, des traits d'une
vertu faite pour nous servir d'exemple. L'héroïne du
poème, Sita, est une femme d'une admirable pureté,
et l'auteur adresse, plus d'une fois, aux personnages
qu'il veut nous présenter comme dignes de louanges,
réloge qu'ils trouvent leur plaisir dans le plaisir de
toutes les créatures *. Sous les variations considéra-
bles des moeurs, des institutions, et des maximes qui
les justifient, on trouve donc dans l'humanité un
fond d'idées morales qui expriment avec plus de fixité
la conception du devoir. Les progrès de la réflexion
* Le Ramayana, poème sanscrit de Valmiki, traduit en français par Hip-
polyte Fauche. M. Fauche a eu Fheureuse pensée de publier une édition
réduite, et à Fusage de taos, de cette grande œuvre. Deux yolumes in-tâ.
Paris, 1864. — Voir, par exemple, au tome II, page 26 : c La péiiit«Qle,
fidèle à suivre le devoir, et qui trouvait son plaisir dans celui de toutes les
créatures. > La même pensée se retrouve ailleurs dans le poème.
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LE BIEN. 31
dégagent et permettent de reconnaître, dans une lu-
mière croissante, ces bases élémentaires de la mora-
lité, et cette oeuvre s'est accomplie partout où la ci-
vilisation a progressé. La morale chrétienne seule,
selon ma conviction, a mis en vive lumière la loi fon-
damentale de Tordre moral, et, en la dégageant des
nuages, a permis à la conscience de se satisfaire
pleinement; mais on trouve chez les sages de la
Grèce et de Rome, et chez les sages de l'Orient les
rayons affaiblis et dispersés, mais réels, de la lu-
mière qui nous éclaire aujourd'hui. La variation
absolue de la morale est l'impression que laisse un
examen superficiel des faits; une étude plus sérieuse
la détruit.
Deuxième réflexion : La conscience reconnaît la
vérité lorsqu'elle lui est présentée, y adhère et, sauf
des exceptions qui se rencontrent toujours dans l'or-
dre moral parce que l'ordre moral est le domaine de
la liberté, elle ne s'en sépare plus. Lorsqu'un homme
entraîné par ses passions s'éloigne du bien qu'il a
connu, il arrive le plus souvent que sa conscience
continue à lui rappeler les règles qu'il viole dans sa
conduite. C'est une des causes du besoin d'étourdis-
sement qui caractérise les vies coupables ; on se fuit
soiHBéme avec tant de soin pour fuir la vue d'une
lumière importune qui s'élève du fond de l'âme dès
qu'elle est calme, et projette une trop vive clarté sur
les ténèbres d'une existence en dehors la règle. L'his-
toire générale de la civilisation manifeste la même
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32 PREMIER DISCOURS.
vérité avec éclat. Lorsqu'on affirme que chaque peu-
ple a sa morale comme sa religion, et que nous n'a-
vons aucun droit de supposer que c'est nous qui
sommes dans la vérité, plutôt que les Hindous, les
Chinois, ou les Groênlandais, on oublie que les ci-
vilisations diverses n'entrent point comme des fac-
teurs égaux dans le développement de l'humanité.
Que se passe-t-il quand deux civilisations se ren-
contrent, et finissent par se fondre dans une civili-
sation nouvelle? Dans l'ordre des mœurs, c'est par-
fois le peuple le plus corrompu qui corrompt l'autre.
Dans l'ordre des idées, c'est le peuple le plus éclairé
qui amène l'autre à sa lumière. Sans compulser les
annales de l'histoire, voyez seulement ce qui se
passe sous nos yeux. La civilisation de l'Europe,
ou, pour l'appeler du vrai nom qu'elle tire de ses
origines, la civilisation chrétienne fait visiblement
la conquête du monde. Son triomphe n'est qu'une
affaire de temps; personne n'en doute. Elle se pro-
page, elle attaque, et n'a pas à se défendre. Nous
nous efforçons de détruire les coutumes immorales
et cruelles de l'Asie et de l'Afrique, mais l'Inde ne
tente pas d'introduire chez nous la division des cas-
tes, ou les sacrifices humains, et les noirs habitants
de l'équateur ne nous envoient pas des mission-
naires pour ramener à la barbarie de leurs cou-
tumes les populations de la France et de l'Angle-
terre. Les principes de la dignité, de la justice, de la
bienveillance qui sont le fond de notre morale, sont
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LE BIBN. 33
les seuls dans lesquels la conscience reconnaisse
sa véritable nature. On nous objecte en vain que
c'est notre opinion, et que les opinions contraires
ont précisément la même valeur pour ceux qui les
adoptent. Nous mettons dans la discussion le poids
d'un fait immense et incontestable. Nos principes
s'étendent sur le globe entier; les Asiatiques et les
Africains peuvent le constater aussi bien que nous.
L'avenir du monde appartient à nos idées morales;
nos sceptiques eux-mêmes n'en doutent pas. Voulez-
vous vous en assurer? Écoutez ce qu'ils disent, et
lisez ce qu'ils écrivent, lorsque, ne pensant pas à
soutenir leur doctrine, ils manifestent leur vraie
pensée. L'histoire de l'humanité et l'observation de
son état actuel ne permettent pas d'admettre que la
conscience se prête également à toutes les doctrines
relatives aux mœurs. La doctrine morale qui a la
puissance de détruire les autres, et de s'emparer pro-
gressivement du genre humain, est visiblement la
doctrine qui est faite pour l'homme, et à laquelle
l'homme ne renonce pas une fois qu'il l'a acceptée.
Le fait est là pour nous éclairer.
Troisième réflexion : Lorsqu'on a monté un degré
de l'échelle des conceptions morales, on comprend
comment se forme, dans les régions inférieures,
l'idée des fausses vertus; et l'inverse n'a pas lieu;
l'esprit retenu dans l'idée d'une fausse vertu ne peut
entendre, et méconnaît absolument la nature de
la vertu véritable. L'homme qui croit, par exemple,
3
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34 PREMIER DISCOURS.
comme le Zamore de Voltaire \ que la vengeance
est une vertu, ne voit que faiblesse et lâcheté dans
la conduite de l'homme qui pardonne. Mais lorsque
Auguste pardonne à Cinna, qui veut l'assassiner
après avoir été comblé de ses bienfaits, lorsque,
après une lutte violente suivie du triomphe, il peut
s'écrier :
Je sais maître de moi comme de Tanivers.
Je le suis, je veux Tôtre. siècles I ô mémoire I
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie *.
Lorsque Auguste parle ainsi, il comprend fort
bien la fausse vertu de la vengeance, dont il a dû
se délivrer lui-même par un acte énergique de sa vo-
lonté, et il discerne en toute clarté Terreur de
l'homme violent et passionné qui voit une faiblesse
dans l'effort puissant de l'àme qui pardonne.
J'espère, Messieurs, au moyen de ces trois ré-
flexions, vous mettre à l'abri des atteintes du scepti-
cisme moral, qui est la forme la plus dangereuse de
l'esprit de doute. Nous sommes infiniment éloignés
sans doute de posséder la vérité morale dans la plé-
nitude de ses développements et de ses applications,
* Et j'ai cru satisfaire, en cet affreux séjour,
Deux vertus de mon cœur, ]a vengeance et l'amour.
{Alzire, acte II, scène i.)
^ Cinna, acti9 V, scène m.
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UE BISN. 35
parce que nous sommes loin d'avoir utilisé, autant
qu'elle doit Fétre, la lumière que nous possédons.
Mais la morale chrétienne, qui est la nôtre, fait la
conquête de l'humanité, et elle nous permet de com-
prendre tous les degrés inférieurs de Tordre moral;
elle nous permet de nous rendre parfaitement compte
de l'origine et de la nature des fausses maximes
produites par des passions qui ne sauraient nous
être inintelligibles, parce que nous les portons en
nous-mêmes.
La conscience n'est donc point une cire molle
qui prend indifféremment toutes les formes. Voici
une autre comparaison qui me semble meilleure.
Tous ceux de vous qui ont gravi nos Alpes ont pu
remarquer, près de la limite de la végétation fores-
tière, certains arbres, des érables, par exemple, qui
croissent péniblement sur des éboulis de rochers.
Ce sol ingrat et sec a contourné leurs racines, les
neiges et les avalanches ont torturé leur tige, le froid
et l'orage ont comprimé l'essor de leurs rameaux, la
dent des chèvres a achevé de les déformer. Ces pau-
vres arbres se prêtent à cette déformation, puisqu'ils
vivent. Us ont pourtant en eux-mêmes le principe
d'une autre grandeur, d'un autre épanouissement.
Les plus beaux érables de la forêt avaient besoin
pour se développer de la chaleur du soleil et de la
fécondité du sol; ce n'est pourtant ni le soleil ni la
terre qui ont déterminé leurs formes, mais là où ils
ont trouvé la nourriture qui leur convient, la cha-
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S6 PREMIER DISCOURS.
leur et Thumidité propres à leur développem^t,
ils ont pu réaliser leur nature. Il en est ainsi de la
conscience humaine. Elle est prédéterminée à la
connaissance de la morale véritable; mais elle n'a
pas le pouvoir de la produire seule. L'erreur, les
passions, les intérêts la déforment. Donnez-lui le sol
de la vérité, vous la verrez s'épanouir dans sa forme
naturelle. Tant que vous n'aurez pas accepté cette
pensée, vous ne pourrez comprendre l'histoire de
rhumanité. Vous ne pourrez rendre compte des faits
aussi longtemps que vous n'aurez pas admis que la
volonté a une loi, qu'elle la cherche, et que la cons-
cience ne peut trouver sa satisfaction que dans une
conception déterminée du bien.
n y a un bien et un mal, et, dans la variation de
nos pensées et de nos mœurs, nous nous éloignons
ou nous nous rapprochons d'une règle qui subsiste.
Vous allez reconnaître, je l'espère, que malgré les
doutes qui ont pu traverser la surface la plus exté-
rieure de votre esprit, jamais, au fond, vous n'avez
pensé autrement, et jamais vous ne sauriez le faire.
Remarquez que s'il n'y avait dans Tordre moral
que de simples variations, et pas de règle perma-
nente, les mots de meilleur et de pire, qui suppo-
sent un bien dont on s'approche ou s'éloigne, n'au-
raient pas de "sens. Quelques modernes ont voulu
remplacer l'idée du bien par l'idée du progrès. C'est
assurément là une étourderie de la pensée. Le progrès
n'étant que la marche vers le bien, on ne saurait dé-
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LE BIEN. 37
clarer le progrès qu'en possédant, sinon une idée dis-
tincte, du moins une vue quelconque du bien, con-
fuse peut-être, mais réelle. Sans Texistence du bien
dans notre pensée, il n'y aurait pour nous ni progrès
ni décadences, mais de simples cbangements. Es-
sayez de penser ainsi. Essayez de penser que
rhomme généreux et dévoué est autre qu'un égoïste
qui sacrifie bassement les intérêts de ses sem-
blables à ses penchants personnels, mais qu'il
n'est pas meilleur. Essayez de penser que Tétat
moral des sauvages les plus abrutis, qui passent
du meurtre à la débauche, et de la débauche au
meurtre, est autre que l'état moral de la plus honnête
des populations de l'Europe, mais qu'il n'est pas
pire. Essayez de penser ainsi; vous ne pourrez pas.
Vous pourrez le dire sans doute; mais dès que vous
aurez sérieusement réfléchi et reconnu votre propre
pensée, si vous continuiez à le dire, ce serait le cas
de vous appliquer la remarque de Spinosa, que pour
guérir un doute qui n'existe que dans les paroles, il
ne faut pas des arguments, mais un remède contre
l'obstination *.
Dans la variation des mœurs et des idées, il y a
des progrès et des décadences; personne ne le con-
' c Je parle du vrai doute qui s'empare de l'esprit, et non pas de celui
que nous voyons se produire en paroles, lorsqu'on affirme que l'on doute
d'une chose dont l'esprit ne doute pas. Ce n'est point à la méthode de cor-
riger ce vice ; il s'agit simplement de faire des recherches sur l'obstination
et les moyens de la guérir. > Traité de la réforme de l'entendement^ dans les
(Euvret de Spinosa^ édition Saisset, tome II, page 303.
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38 PREMIER DISCOURS .
teste sérieusement. D existe des changements qui
scmt généralement reconnus pour de véritables pnn
grès, et d'autres qui sont universellement considérés
comme des pas en arrière. Constatons-les; nous ren-
contrerons de nouveau; dans cette voie, la véritable
idée du bien.
L'emploi de la vapeur et de rélectricitë, qui met-
tent les agents de la nature à notre service, sont des
progrès dont notre siècle est fier. Ne nous joignons
pas à ces spiritualistes peu intelligents qui parlent,
avec l'accent du mépris, de ce qu'ils appellent des
conquêtes purement matérielles. Que voyons-nous,
au contraire, dans cet ordre de choses? Nous
voyons l'esprit humain s'emparer de plus en plus
des agents naturels, les soumettre à son empire, et
ratreprendre une lutte hardie, dans laquelle il réus-
sit, en une certaine mesure, à dominer la matière, à
vaincre l'espace et à triompher du temps. Voilà de
beaux et nobles progrès! Maintenant, si ces avantages
obtenus sur la nature extérieure, n'étaient emjdoyés
qu'à satisfaire notre corps, à multiplier les jouissan-
ces de la chair; si le télégraphe et les waggons de
nos chemins de fer, au lieu de faire circuler sur le
globe l'intelligence, la volonté, le déploiement de la
vie de l'âme, n'avaient d'autre usage que d'accroître
sans mesure la recherche du bien-être et le matéria-
Ksme pratique de la vie, qui donc hésiterait à dire
que c'est là une décadence? Vous ne contestez pas
ces deux affirmations : l'esprit progresse en domi-
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LE BIEN. 39
nant la nature; il recule en s'asservissant à la ma-*
tière. Passons à Tordre social. Quand nous voyons
la justice se faire de plus en plus dans les institu*
tions, le pauvre et le riche être accueillis avec une
égale faveur dans le sanctuaire des lois ; quand nous
voyons la bienveillance se développer dans les
mœurs, les classes sociales, au lieu de se battre et
de s'entre-déchirer, se rapprocher les unes des autres
pour adoucir les maux inséparables de notre voyage
ici-bas, nous disons qu'il y a progrès. Vous le pen-
sez et vous ne pouvez pas penser autrement. Est-il
en votre pouvoir d'admettre qu'il est bien que la
force remplace le droit et foule aux pieds la justice;
que la haine et la guerre prennent la place d'une
bienveillance mutuelle? Pouvez-vous admettre que
la barbarie n'est pas un recul sur la civilisation?
Vous ne le pouvez pas.
Il y a donc des progrès et des progrès incontestés.
Dans nos rapports avec la nature, le progrès est le
développement de la domination de l'esprit sur la
matière. Dans les rapports des hommes entre eux,
le progrès est le développement de cette charité qui
donne la bienveillance pour couronne à la justice.
Or le progrès n'est qu'une marche vers le bien. En
proclamant les progrès que nous venons de passer
en revue, nous proclamons donc qu'il est bon que la
nature soit soumise aux esprits et que les esprits
scûent soumis à la charité. Notre formule est ainsi
justifiée; le bien nous est connu. La nature sou-
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40 PREMIER DISCOURS.
mise aux esprits, les esprits soumis à la loi de la cha-
rité : c'est Tordre légitime de Funivers, conçu par la
raison, et déclaré obligatoire par la conscience.
^ Nous pouvons maintenant construire, en dehors
de nos goûts individuels et nationaux indéfiniment
variables, nous pouvons construire dans ses grands
traits rédifice du bien tel que le comprend l'homme
Faites-le. Représentez-vous une société bonne. Enle-
vez-en la guerre, la tyrannie, la révolte, le vol, la
prostitution, le meurtre, toutes les plaies honteuses
et sanglantes de l'humanité. Voyez les hommes tem-
pérants et forts, s'assujettissant progressivement la
nature par la lumière de la science et le travail de
l'industrie. Voyez les femmes chastes et appliquées
à leurs devoirs, transmettant aux générations nais-
santes l'héritage de leurs vertus. Mettez dans les fa-
milles et dans l'Etat la paix qui résulte de l'amour
mutuel. Cette société-là sera bien heureuse, car les
trésors de joie que peut contenir le cœur de l'homme
sont immenses. Avez-vous jamais écrit dans votre
pensée le long chapitre des bonheurs perdus, perdus
par notre faute? Je rentrais dans notre ville, cet au-
tomne, par une soirée radieuse. L'air était calme, le
soleil venait de disparaître derrière la chaîne du
Jura; toutes les cimes des montagnes resplendis-
saient d'un éclat paisible et doux. C'était un bonheur
que de respirer et de voir; et je pensais à tous ceux
pour lesquels ce bonheur était perdu par leur faute.
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LE BIEN. 4t
Je pensais surtout à moi-même, et à toutes les occa-
sions dans lesquelles j'avais négligé, sous Fempire de
préoccupations misérables, les joies toujours à notre'
portée. Que de joies nous sont offertes dans la con-
templation de la nature, dans les relations de la fa-
mille et de Tamitié, dans un travail persévérant et
couronné de succès! Que le monde serait heureux
si nous pouvions en ôter le mal! Serait-ce tout,' ce-
pendant, et notre aspiration vers le bien aurait-elle
ainsi rencontré la plénitude de sa satisfaction? Non,
Messieurs; et pourquoi? A cause de la mort. Tant
que la pensée de la mort est là, de la vraie mort, de
celle qui ne serait pas la transformation de la vie, le
passage d'une étape de l'existence à une autre, mais
la fin, l'anéantissement, tant que la mort est là, nous
pouvons avoir rencontré quelques parties du bien,
mais non pas le bien total auquel aspire notre
nature, le souverain bien.
Dans la jeunesse on croit volontiers à la vie, et
la mort même, apparaissant à l'horizon lointain,
voilée des vapeurs de l'avenir, a je ne sais quoi de
doux et de mélancolique. Mais l'âge arrive, la borne
se fait sentir, la sombre figure de la mort se dessine
toujours plus clairement, et nous comprenons que
chaque heure qui s'écoule nous rapproche du cer-
cueil et creuse la tombe de ceux que nous aimons;
nous sentons que le fleuve coule toujours et que le
fleuve conduit à l'abîme. Alors une tristesse imriiense
envahit l'âme, car il est horrible de sentir s'écouler
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4^ PREMIER DISCOURS.
tout ce qu'on possède. Cest une des raisons pour
lesquelles tant d'hommes redoutent de se trouver
en face d'eux-mêmes. Les uns, nous l'avons dit, ont
peur de la solitude parce que la solitude laisse en-
tendre la voix du remords. Les autres ont peur de
la solitude, parce qu'ils craignent d'entendre dans
le silence des bruits du dehors, s'élever du fond de
leur âme cette parole lugubre : Trère, il faut mou-
rir! La mort contredit notre nature. On nous parle
en vain des feuilles qui jaunissent et tombent, des
saisons qui finissent ; on s'efiforce en vain de nous
faire accepter la mort comme une fonction natu-
relle de la vie, de nous réconcilier avec elle par des
analogies puisées dans la nature, l'âme proteste.
Je sais bien que les matérialistes, qui se croient
sages, rient des prétentions de ce petit homme qui
voudrait vivre toujours ; mais ils ont beau dire, ils
pensent et sentent à cet égard précisément comme
nous. Leur rire est un rire faux qui cache des lar-
mes; et si ce rire devient gros et bruyant, c'est peut-
être, à leur insu, parce qu'ils veulent faire assez de
tumulte pour étoufifer la voix de leur propre cœur.
La mort, la vraie mort, celle qui ne serait pas la
transformation de la vie, mais sa destruction, con-
stituerait un désordre contraire à toute notre orga-
nisation spirituelle; à la conscience, parce que la
conscience réclame un perfectionnement sans limite
et que nous savons bien qu'on ne peut l'atteindre
icfr-bas; au cœur parce que le cœur est fait pouir la
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LE BIBN. 43
perpétuité des affections, et que la séparation d'avec
les objets de son amour le déchire; à la raison enfin,
parce que notre nature est si visiblement organisée
pour la vie que, si elle est destinée à la mort, il n'y
a aucun rapport entre notre nature et sa destination.
Nous voyons le bien, le souverain bien. Tordre de
choses qui répondrait pleinement à nos aspirations.
Ce que désire notre âme, ce n'est pas seulement la
prolongation de la vie telle qu'elle est, car, par le
fait de la disproportion qui existe entre son âme et
les réalités de la vie actuelle, il peut arriver que,
par la satiété de la vie, l'homme devienne mûr pour
la mort. Nous souhaitons une vie autre que celle-ci,
un royaume du bien dont nous entrevoyons confu-
sément mais clairement la clarté du sein de nos
ténèbres. Si ce n'était là qu'un feu follet, si nous
n'ouvrions les yeux à cette merveilleuse lumière,
que pour les fermer ensuite pour toujours, notre
vie, fût-elle de quatre-vingts années, et dans des
conditions absolument bonnes sous tous les autres
rapports, notre vie ne serait pas seulement doulou-
reuse par la perspective de sa fin, elle serait ab-
surde en elle-même. Ou la vision du bien est chi-
mérique, ou nous sommes faits pour la vie, pour la
vie immortelle.
On demande des preuves de l'immortalité. Ne
laissons pas déplacer la question. Il est impossible
d'étudier les tendances, les aspirations, les besoins
de Fâme sans reconnaître que la vie est l'affirma-
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44 PREMIER DISCOURS.
tion, oii, comme on dit dans l'école, la thèse posée
par notre nature spirituelle. À qui donc demande
des preuves de Fimmortalité, je réponds que c'est à
lui à parler le premier, et je demande qu'on me
fournisse la preuve de la mort. Que va-t-on dire
pour nous prouver la mort? Écoutons.
Un homme tombe malade. Un jour son cœur qui
battait trop vite, cesse de battre ; ses membres de-
viennent immobiles, son corps commence à se dé-
composer; on le porte au cimetière. Le gazon croît
et verdit sur sa tombe, le saule y renouvelle son
feuillage, mais les morts ne reviennent pas. Mettons
cette pensée dans le langage de la science. Dans la
limite de notre expérience actuelle, les âmes^ ne se
manifestent que par le moyen de notre corps actuel.
Est-ce toute la preuve de la mort ? C'est tout. Je ne
pense pas que le plus subtil des philosophes maté-
rialistes, fût-il en même temps le plus savant des
physiologistes modernes, puisse produire en faveur
de sa cause un argument qui ne revienne pas à
celui-ci : Dans les limites de notre expérience ac-
tuelle, les esprits ne se manifestent plus à nous,
après la dissolution des corps actuels. Et qu'est-ce
qui les assure qu'il n'y a pas une autre expérience
que notre expérience actuelle, un autre corps que
celui que nous connaissons, une vie autre que la
vie présente? C'est là le point de départ et la seule
base de leur ai^ment. Qu'est-ce qui les en assure?
Rien, absolument rien. Quel que soit l'appareil de
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LE BIEN. 45
science dans lequel ils enveloppent leur pensée, leur
pensée revient toujours à cet argument vulgaire :
quand les gens sont morts on ne les voit plus, et
personne n'est revenu nous apporter des nouvelles
de Vautre monde.
Personne n'est revenu nous apporter des nouvelles
de l'autre monde! Et qui donc est revenu nous appor-
ter cette effroyable nouvelle que la mort engloutit la
vie pour toujours? Qui donc a parcouru l'univers de
part en part, et, avec des sens qui nous manquent
sans doute pour connaître tout ce qui est, est revenu
nous dire : J'ai tout vu jusqu'aux extrémités de
l'étendue, et nulle part je n'ai trouvé vos morts vi-
vants? Qui donc est remonté de l'abîme sombre du
néant pour nous apprendre que le néant a englouti
tout ce qui a vécu? Nos morts ne sont plus avec
nous dans notre vie présente; nous le savons, et nos
cœurs en souffrent assez pour que nous ne le sa-
chions que trop. Dites qu'il n'y a pas de preuves
d'une autre vie pour la science telle que vous la
comprenez, pour la science qui n'admet d'autres
réalités que celles qui tombent sous nos sens, à la
bonne heure; mais quand vous affirmez l'anéantis-
sement des êtres qui ne se manifestent plus à nos
sens actuels, vous raisonnez fort mal. Qu'opposez-
vous au cœur, à la conscience, à la raison? J'insiste
sur ce dernier mot : à la raison^ à la raison rendue
attentive aux faits spirituels de notre nature et cher-
chant à les expliquer. Au cri de toute la nature hu-
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46 PREMIER DISCOURS.
m&ine qui s'élance vers la vie, vous opposez la pen-
sée que notre savoir est la mesure de tout ce qui
est, et qu'au delà de notre expérience actuelle et
sensible il n'y a rien. C'est là une petite, une très-
petite pensée. Aussi je comprends le dédain un peu
superbe avec lequel Cicéron, le grand orateur ro-
main, traite ces menus philosophes *, comme il les
appelle, qui, en présence d'un être si visiblement
oi^anisé pour la vie, osent affirmer que l'âme périt
quand le corps se dissout.
Personne au fond ne nie la réalité des aspirations
de l'âme humaine que nous venons d'indiquer. En
tout temps, en tout lieu, l'homme désire (je né dis
pas croit), l'homme désire l'avenir immortel. Et
pourquoi le désire-t-il? Parce qu'il voit le bien, qu'il
s'élance vers le bien de toutes les puissances de son
âme, et qu'il sent que la réalisation complète du
bien est impossible dans l'économie présente. Le
bien suppose l'immortalité, et le vœu du cœur se
prononce pour la vie étemelle; on ne le conteste
pas, mais on demande : Qu'est-ce .que cela prouve?
Dès que cette demande est posée la question est de
savoir s'il existe dans l'univers un désordre tel que
des êtres manifestement oi^anisés pour la vie soient
destinés à la mort. Telle est la source la plus pro-
fonde des doutes sur la vie future qui régnent dans
la philosophie antique, soit en Grèce, soit dans
^ IfiiHlti philosdphi. — De ienectute, \Wl,
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LE BIEN. 47
l'Inde. Le doute n'est qu'une forme du décourage-
ment; l'ombre qui plane sur l'avenir ne provient
que des nuages qui voilent le bien, ce soleil des es-
prits. Donnez une foi ferme au bien, à l'ordre, et la
raison conclura immédiatement, et sans l'ombre
d'un doute, de la constitution spirituelle de l'homme
à sa destinée. Si le bien doit être réalisé, tout ne
ne finit pas à ce moment que nous appelons la mort.
Le bien garantit la vie, mais qu'est-ce qui garantit le
bien? C'est la question dernière que soulève notre
sujet.
III. GARANTIE DU BIEN
Qu'est-ce qui garantit le bien? Dieu. Je n'aborde-
rai pas ici la question de l'existence de Dieu, d'une
manière générale. Je renvoie pour ce sujet à mes dis-
cours précédents *. J'ai essayé de le démontrer : la
nature et l'humanité, le cœur, la raison et la con-
science supposent Dieu. Ce nom auguste et sacré se
trouve à la base et au sommet de tout, à la fin et au
commencenient de tous les déploiements de la pen-
sée. L'existence de Dieu est une vérité qui ne se dé-
montre pas comme les autres vérités, parce qu'elle est
la vérité première à laquelle toutes les autres sont
suspendues, de telle sorte que nous n'avons que le
choix entre la foi en Dieu et un doute absolu et ir-
^ le Père dUête, sept discours.
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48 PREMIEII DISCOURS.
rémédiable enveloppant la pensée tout entière. Je
me bome ici à une seule considération tirée directe-
ment de mon sujet. Le bien suppose Dieu et Dieu
garantit le bien. C'est un cercle, mais un cercle qui
ne paraîtra pas vicieux à ceux qui ont assez appro-
fondi les lois de la pensée pour savoir que toute vé-
rité se termine dans un cercle de lumière, tandis que
le caractère propre de Terreur est d'aboutir fatale-
ment à la contradiction.
Le bien suppose Dieu. Pour le comprendre, rap-
pelons-nous que ridée du bien, telle que la raison
la conçoit, a la conscience pour origine. La con-
science donne des ordres. Vous êtes-vous jamais
rendus attentifs aux deux sens de ce mot ordre? Un
ordre c'est un plan, et un ordre c'est un commande-
ment. La conscience dans son union intime avec la
raison, est une lumière qui indique à la volonté ce
qu'elle doit faire, elle révèle un ordre; et la con-
science est un pouvoir qui commande de faire ce qui
doit être; elle donne l'ordre de réaliser l'ordre qu'elle
a révélé. C'est un pouvoir réel qui se fait douloureu-
sement sentir à ceux qui le bravent. Or, le bien étant
une idée universelle et qui s'applique à tout, où
existe ce plan du monde, dont nous ne connaissons
assurément qu'une infime partie? d'où provient cette
lumière universelle dont nous ne recevons qu'un
rayon? Le bien étant obligatoire pour tous, où existe
ce pouvoir qui se fait sentir à nous dans la part du
commandement qui nous concerne, et que nous con-
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LE BIEN. * 49
ceTons comme un pouvoir général s'étendant à toutes
les volontés? Le bien assurément n'est pas notre con-
ception personnelle; et ce n'est pas nous qui nous
commandons dans la conscience, puisque nous som-
mes continuellement en lutte contre son pouvoir. Il
faut pourtant que le plan et le pouvoir que nous
trouvons dans le bien existent quelque part et de
quelque manière, car ce sont là des réalités aussi
réelles, dans leur espèce, que les phénomènes de la
matière. Un plan ne peut exister que dans une intel-
ligence; un pouvoir n'existe que dans une volonté;
le bien, dont l'existence est universelle, ne peut donc
exister que dans un esprit universel.
Dieu, considéré en lui-même, n'est pas le bien,
car le bien n'est pas un être. Dieu, dans son essence,
est l'être absolu; dans son rapport à l'univers, il est
la cause absolue; mais le^ bien étant l'ordre établi
par Dieu pour toutes les existences. Dieu est le prin-
cipe personnel du bien qui est la manifestation di-
recte de sa volonté éternelle. Sortez de là; vous vous
enfoncerez dans les ténèbres d'une métaphysique
qui pourra vous sembler profonde parce qu'elle
sera ténébreuse, mais qui ne sera ténébreuse que
parce qu'elle sera fausse. Vous pouvez sans doute
vous livrer à la pratique du bien, sans en faire l'objet
d'aucune spéculation philosophique; mais dès que
vous poserez la question : où et comment le bien en
soi peut-il exister? il vous faudra conclure ou que le
bien est le plan de Dieu, et la conscience la manifes-
-4
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50 * PREMIER DISCOURS.
tation de sa volonté, et vous aurez trouvé un sol
ferme pour y appuyer votre pensée, ou vous devrez
reconnaître que le bien et la conscience restent des
énigmes indéchififrables. Otez Dieu, la conscience et
le bien tombent privés d'appui ; et, comme le doute
qui envahira alors votre esprit ne frappera pas
moins la raison que la conscience, si vous êtes sages,
il ne vous restera qu'à vous taire. Entre la foi en
Dieu et un scepticisme radical et irrémédiable, il
faut choisir. Je choisis la première de ces alternati-
ves, et, je le répète, j'ai dit ailleurs et longuement
mes raisons pour choisir ainsi.
Le bien est donc le plan de Dieu, qui révèle à
notre conscience ce que nous devons faire, et à notre
raison, puisant dans la conscience l'idée de l'obliga-
tion, ce qui doit être d'une manière générale. Notre
volonté est bonne quand elle accomplit fidèlement
la tâche individuelle qui lui est proposée, et réa-
lise ainsi, pour sa part, le plan de l'univers; c'est
pourquoi Platon n'avait pas mal résumé toute la mo-
rale dans cette seule formule : la ressemblance à
Dieu, formule que nous devons traduire ainsi : l'u-
nion de la volonté créée à la volonté créatrice. En
Dieu lui-même, le bien ne peut être la conformité à
une règle qui lui soit étrangère, puisque rien n'existe
indépendamment de lui, ni la matière, ni les esprits,
ni le bien par conséquent. Le bien en effet n'étant
pas un être, mais l'expression des rapports qui doi;
vent reUer les êtres, l'existence du bien, indépen-
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LE BIEN. 51
damment de la matière et des esprits dont il règle
les rapports, est une abstraction dépourvue de toute
réalité. Le bien manifeste la volonté créatrice dans
les rapports des êtres, comme les êtres eux-mêmes
manifestent la volonté créatrice dans leur existence.
Le bien est donc identique à la volonté suprême.
Dire le bien^ et dire la volonté de Dieu, c'est nom-
mer deux fois la même chose.
L'identité du bien et de la volonté de Dieu est
une vérité d'une extrême importance pour la pra-
tique. Distinguer la volonté de Dieu et le bien, et
croire que ces deux idées puissent être séparées, est
une erreur funeste. Elle produit, d'une part, l'indif-
férence des hommes spécialement religieux pour les
œuvres bonnes, mais qui ne sont pas ce qu'ils ap-
pellent l'œuvre de Dieu; comme s'il pouvait y avoir
un bien que Dieu ne veuille pas ! et, d'autre part,
la même erreur produit les égarements du fana-
tisme. Je sais quel est l'abus des mots; je sais qu'on
appelle fanatisme, dans un certain monde, tout dé-
vouement sincère et complet à une cause, et qu'on
prétend flétrir, en hii appliquant ce terme de déni-
grement, le plus pur, le plus noble enthousiasme;
mais le mot, maintenu dans sa signification propre,
désigne un égarement réel de l'esprit humain. Le
vrai fanatisme, celui qu'il faut proscrire, consiste à
croire que la volonté de Dieu peut se séparer du
bien, et qu'on peut faire le mal pour la cause de
Dieu. Cette pensée-là a fait de larges plaies à l'hu-
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5S PREMIER DISCOURS.
manité et à la religion. Heureusement cette erre«r
est essentieBem^fit contraire à la conscience géné-
rale aussi bi^i qu'à la vraie philosophie. Les plus
anciens hymnes de l'humanité célèbrent le pur, le
saint, rincomiptible, et ne séparent jamais la pen-
sée de l'Auteur du monde et celle de la perfection
morale. Le sentiment religieux a été gravement per-
verti par l'adoration des divinités immorales du pa-
ganisme; mais la perversion se faisait sentir et pro-
voquait les réclamations de la conscience. Les poètes,,
oi^anes du sentiment général, protestaient, avec Eu-
ripide, contre l'adoration du vice.
Si les dieox font le mal, ils ne sont plos des dieax K
On peut dire, même en présence de tristes et
nombreux égarements, que la direction propre au
sentiment religieux le porte à reconnaître l'indisso-
luble union du bien et de la volonté divine. Le Luci-
fer de lord Byron seul peut raisonner autrement, et
le genre humain pense avec l'Adah du poète que «la
toute-puissance doit être la suprême bonté'.» Le genre
humain pense ainsi. Mais les athées? Les athées pen-
sent de même, et vous allez le reconnaître. Quel est
leur principal argument, celui qui, sortant des limites
étroites de l'école, a du retentissement dans le monde?
* Justin Martyr a recueilli, à la fin de son livre De la Monarchie, avec ce-
passage d'Euripide, plusieurs citations analogues des poètes du paganisme.
* Caïn. Acte premier.
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LEBIBN. U
<c Si Dieu existait, il n'y aurait pas tant de mal. w
<^uelle est la base de cet argument? L'idée q«e Dieu
est par essence la bonté, en sorte que montra que le
monde n'est {>as bon, c'est démontrer qu'il n'est pas
l'ouvrage de Dieu. Vous voyez que le principal argu-
ment qu'on élève contre l'existence de Dieu a pour
fond^[nent l'idée de sa bonté. Ainsi, dans le plus
profond égarement de la pensée, se rencontre encore
une lueur de vérité, et, par un dernier hommage
à la sainteté suprême, l'homme préfère la folie de
l'athéisme au crime du blasphème.
La conscience est la voix de Dieu. On l'enseigne
Mix enfants dans les écoles et les familles; je le pro-
clame ici, devant cette assemblée si nombreuse
qu'elle est presque la réunion d'un peuple; je ne'
pense pas qu'on pût parler autrement, pour être
fidèle à la vérité, dans les salles closes d'un corps sa-
vant. Il n'y a pas deux vérités. 11 y a différents degrés
d'intelligence de la vérité; il est telle formule de
science philosophique ou religieuse qui demande
pour être entendue une culture particulière, et que
je ne pourrais pas produire ici, parce que les uns ne
l'entendraient pas (ce serait le moindre mal), et que
d'autres, croyant l'entendre, recevraient une vérité
faussée, ce qui est la plus dangereuse des formes de
l'erreur. La vérité n'est vérité qu'autant qu'elle est
comprise; mais il n'y a pas deux vérités. Il n'y a
qu'un même soleil qui éclaire tous les corps, il n'y
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54 PBemcR discociis.
a qu'une même yérité qui doit éclairer tous les es-
prits. Quelques hommes ont pensé autrement à tou-
tes les époques. De nos jours encore, des écrivains
connus disent qu'il y a une vérité pour le peuple,
la fausse; et une autre vérité pour l'élite des pen-
seurs, la vraie. Ce qu'il y a de bizarre, c'est que
cette doctrine qui, par sa nature même, devrait
rester le secret d'un petit nombre d'initiés, s'étalait
naguère au plein soleil de la publicité française.
Les écrivains que j'ai en vue disent que le grand
public étant incapable de la vérité vraie, on ne
peut s'adresser à lui qu'en le trompant. Si je pensais
ainsi, Messieurs, vous ne me verriez pas à cette
place. Si je pensais ainsi, vous n'auriez l'occasion ni
de m'entendre, ni de me lire. Si je pensais qu'en s'a-
dressant au public, au grand public, il fallût néces-
sairement le tromper, je voudrais briser ma plume et
fermer ma bouche pour toujours. Disons donc, et di-
sons-le pour tous, que la conscience est la voix de
Dieu, ou, pour éliminer toute figure, que la loi mo-
rale est l'expression du plan divin, et que l'obligation
de la conscience est le sentiment immédiat de la
puissance suprême.
Nous avons demandé quelle est la garantie de
l'idée du bien ; nous le savons maintenant. Le bien
est la pensée de l'Eternel et la volonté du Tout-Puis-
sant. Il a dit à la matière inerte : Que l'ordre soit!
et les sphères célestes ont commencé leurs mou-
vements harmonieux dans les profondeurs de l'es-
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LE BIEN. 55
pace. Il a dit à l'être libre : Que le bien se fasse !
sois juste et tu seras heureux ; parole où la pro-
messe est inséparable du commandement. Tout ce
que prescrit la conscience, tout ce que désire le cœur
pur, tout ce que conçoit la raison saine, c'est le
bien ; et tout ce qui est bien, Dieu le veut. Le bien
n'est pas immédiatement réalisé, par ce que dans le
monde spirituel le bien doit être accompli par la li-
berté; l'être créé à l'image de Dieu doit devenir ou-
vrier avec lui. Le bien est le but à atteindre, l'idéal à
réaliser; il ne peut exister primitivement dans sa plé-
nitude que dans le plan révélé à la conscience; et
l'être libre, chargé d'accomplir la loi, peut faillir à
sa mission. Mais ne pas croire au triomphe défi-
nitif du bien, c'est une sorte d'athéisme pratique.
Ayons donc. Messieurs, bon courage et bonne espé-
rance : le bien est placé sous la garantie du Tout-
Puissant; ce qui doit être, sera.
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DEUXIÈME DISCOURS
Le Mal.
A GeoèTe, le 29 novembre 1867. — A Lansaue, k 20 janfier 186S.
Messieurs,
En définissant le bien, nous avons par là même
défini le mal, qui est son contraire. Le mal n'est
pas l'absence du bien : l'absence d'une chose est le
néant, et le mal n'est point le néant; c'est une
réalité, malheureusement très réelle, qui est le con-
traire du bien. De même que le bien n'est pas un
être, une chose, mais un ordre dans le rapport des
êtres; de même le mal n'est pas un être, une chose:
c'est un désordre dans le rapport des êtres; c'est un
trouble apporté dans l'harmonie universelle. Il n'existe
ni des êtres, ni des éléments d'êtres mauvais en eux-
mêmes. Rien n'existe en efifet que par l'acte créateur,
et cet acte, manifestation du bien par excellence, a
constitué chaque existence d'une manière conforme
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58 DEUXIÈME DISCOURS.
à sa destination. Dans un monde sans liberté, où
tout resterait la manifestation directe de la volonté
suprême, tout serait bien. Là où se trouve la liberté,
tout peut être faussé. La raison, le cœur, la volonté
des êtres spirituels peuvent être détournés de leurs
fonctions légitimes et altérer les rapports des es-
prits avec la nature; mais dès que, sous le désordre
des fonctions, nous considérons l'être en lui-même,
tout est bon. Le mal est ce qui ne doit pas être. Dieu
ne le veut pas; et cette volonté souveraine constitue
pour toute volonté créée l'obligation de le détruire.
Nous allons l'étudier successivement dans la nature
et dans l'humanité.
I. LE MAL DANS LA NATURE
Fixons d'abord notre attention sur le domaine de
la matière pure, inerte. Comme il n'y a là ni cœur ni
volonté, il ne peut y avoir ni souffrance ni péché; le
mal ne pourra donc se présenter que sous la forme
du désordre, c'est-à-dire d'un rapport faux entre les
êtres et leur destination. Trouverons-nous l'existence
d'un semblable désordre dans la matière qui est
l'objet de la physique, de l'astronomie et de la géo-
logie? La position même de la question soulève une
difficulté. Pour porter un jugement sur le bien ou le
mal, il faut, ainsi que nous l'avons expliqué, connaître
le plan qui détermine ce qui doit être, et constater si
les choses sont conformes à ce plan ou ne le sont pas.
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LE MAL. 59
Connaissons-nous le plan général de la nature? Non;
il semblerait donc que les jugements du bien et du
mal ne peuvent pas s'appliquer dans ce domaine.
Toutefois, bien que notre science soit incomplète,
elle est parvenue, par le travail des siècles, à formu-
ler des idées qui vont ouvrir la voie qui semble nous
être fermée.
Les phénomènes de la nature sont régis confor-
mément à un ordre fixe. Le résultat du développe-
ment de notre globe a été de produire les conditions
qui ont permis à la vie de paraître et qui la main-
tiennent. Voilà, ce me semble, deux idées relatives
au plan de Tunivers qui ont profondément pénétré
notre intelligence. Or, nous reconnaissons de plus en
plus, et dans la proportion où la science progresse,
que la marche des faits est conforme à ces deux idées.
Les exceptions rentrent dans la règle. Tout ce qui
peut paraître, au premier abord, accidentel, fortuit,
exceptionnel, finit par se ramener à des lois con-
stantes. C'est là le résultat général de la science de la
matière. En ce qui concerne notre globe, nous réus-
sissons à découvrir les procédés merveilleux au moyen
desquels ont été réalisées les conditions qui ont per-
mis à la vie de paraître et qui la conservent. Lorsque
nous prononçons qu'il y a du mal dans cet ordre de
faits, notre jugement est téméraire. A mesure que la
science se produit, elle nous démontre (ce que la
science, du reste, supposait dès son origine) que tout
dans l'univers physique est ordre, proportion, harmo-
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60 DBUXIÈIIK DiaCOUBS.
nie. Par exemple, les glaciers de nos montagnes oocu-
pent de grands espaces de terrain complètement in-
fertiles. Nous pom'rions penser que ces terrains per-
dus sont un mal. La science vient, et nous démontre
que ces glaces accumulées, source principale dès
fleuves qui arrosent les continents, sont la condition
de la fertilité de la terre, et que supprimer les rocs
improductifs et les glaciers infertiles de nos Alpes, ce
serait frapper de stérilité les vallées et les plaines.
L'avalanche, qui occasionne tant de ravages, nous
semble un mal; la science vient et nous fait com-
prendre que Favalanche, en dénudant les pentes des
montagnes, permet au printemps d'y paraître beau-
coup plus tôt qu'il ne l'aurait fait sans cela ^ Les
tremblements de terre sont un phénomène terrible.
Lorsque nous en connaîtrons exactement la cause
et les résultats, nous serons sans doute en mesure
de prouver que si nous pouvions supprimer ces
grandes secousses, nous amènerions des catastro-
phes efifroyables, parce que le tremblement de terre
est une des fonctions nécessaires de la vie du globe.
Notre savoir est encore bien limité, mais ce que
nous avons réussi à connaître permet d'affirmer que
le résultat total des sciences physiques sera la c<m-
clusion de la fable de la Fontaine:
En louant Dieu de toute ctiose,
Garo retourne à la maison-.
* Voir, dans la Bibliothèque universelle d'août 1867, rarticle de M. Ram-
bert, intitulé une Course manquée.
* La Fontaine, le Gland et la Citrouille,
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LK MAL. 61
Trouvez-vous, Messieurs, que ma réponse à Tidée
qu'il y aurait du mal dans la nature, soit entière-
ment satisfaisante? J'espère que non; car, si vous la
trouviez satisfaisante, vous vous contenteriez trop
facilement. L'ordre de la nature est admirable; mais
pourquoi cet ordre est-il si dur pour nous? L'ouragan
purifie l'atmosphère; il est bon pour l'atmosphère, je
le veux bien; il n'en est pas moins vrai qu'il dé-
vaste ma maison et renverse les arbres de mon ver-
ger. Le tremblement de terre est une fonction conve-
naUe de la vie du globe, à la bonne heure; mais
il détruit Lisbonne. L'avalanche hâte le retour du
printemps dans les hautes régions de nos montagnes,
d'accord; mais elle entraîne en même temps la cabane
et le veiner, elle ensevelit le pâtre à côté de son trou-
peau. C'est là l'objet de nos plaintes; nous ne nous
plaignons pas qu'il y ait des désordres dans la nature
envisagée en elle-même, mais nous nous plaignons
des rapports de la nature avec nous. Pourquoi cette
belle et harmonieuse nature est-elle si sévère pour
l'homme? Gomme le poète qui, du haut d'une mon-
tagne, écoute d'une part la grande harmonie des flots,
et de l'autre les cris discords et stridents de l'huma-
nité, nous demandons pourquoi le Créateur,
Mêle éternellement dans un fatal hymen
Le chant de la nature au cri du genre humain * ?
Dès ce moment la question change. Une s'agit plus
' Victor Hugo, Ce qu'on entend sur la montagne, dans les Feuilles d'au-
tomne.
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6!2 DEUXIÈME DISCOURS.
d'un désordre dans la nature, mais des souffrances
que la nature nous inflige; et nous passons à l'hu-
manité. Ce que nous appelons mal dans le monde
physique (pensez-y bien, vous le reconnaîtrez sans
peine), ce n'est jamais qu'un rapport entre la na-
ture et nous, rapport qui blesse nos intérêts ou
heurte nos sentiments.
Le problème se présente dans d'autres conditions
si nous considérons la nature vivante, et, pour le dire
dès le début, en abordant la question des animaux,
qui va fixer notre attention, nous entrons dans les
royaumes du mystère. Ce que nous appelons le péché
existe-t-il chez les animaux? Si on leur refuse la
conscience morale, n'ont-ils pas du moins les in-
stincts, les penchants qui deviennent en nous les
principes du mal moral? Ne trouve-t-on pas en eux
la sensualité, la jalousie? On y trouve la guerre, dans
tous les cas. Parmi ces organes dont la structure et
l'adaptation à leur emploi font la juste admiration
des naturalistes, combien sont des armes offensives
ou défensives, des instruments d'attaque et des
moyens de défense. Aussi haut que nous pouvons
remonter dans l'histoire de notre globe, les êtres vi-
vants se poursuivent et se dévorent. Les ossements
fossiles d'animaux qui paraissent avoir précédé l'ap-
parition de l'homme portent la trace de la dent de
leurs ennemis, et viennent nous révéler, après des
siècles, les luttes gigantesques qui ont ensanglanté
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LE MAL. 63
notre globe naissant. La vie ne s'entretient que par
la mort, et, par une mort le plus souvent violente
et douloureuse. Empruntons ici des paroles au comte
Joseph de Maistre: « Dans le vaste domaine de la na-
« ture vivante, il règne une violence manifeste, une
(( espèce de rage qui arme tous les êtres in mutua
(( funera\ Déjà, dans le règne végétal, on commence
« à sentir la loi : depuis l'immense catalpa jusqu'à la
« plus humble graminée , combien de plantes meu-
arent, et combien sont tuées! Mais, dès que vous
(( entrez dans le règne animal, la loi prend tout d'un
« coup une épouvantable évidence. Dans chaque
« grande division de l'espèce animale, il existe un
« certain nombre d'animaux chargés de dévorer les
(( autres; il y a des insectes de proie, des reptiles
(( de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes
« de proie. Il n'y a pas un moment de la durée où
«l'être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-
« dessus de ces nombreuses races d'animaux est
(( placé l'homme, dont la main destructive n'épar-
« g*ne rien de ce qui vit: il tue pour se nourrir, il
« tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue
(( pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue
(( pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour
(( tuer; roi superbe et terrible, il a besoin de tout
(( et rien ne lui résiste. Mais la loi s'arrêtera-t-
« elle à l'homme? Non, sans doute. Cependant quel
' Pour leurs funérailles mutuelles.
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6i DEUXIÈMS DISCOURS.
« être exterminera celui qui les extermine tous ?
« Lui. C'est l'homme qui est chaîné d'égoi^er l'hora-
« me. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui
« qui est un. être moral et miséricordieux, lui qui
« est né pour aimer, lui qui pleure sur les autres
« comme sur lui-même? C'est la guerre qui accom-
« plira le décret. N'entendez-vous pas la terre qui
« crie et qui demande du sang? La terre n'a pas
(( crié en vain; la guerre s'allume. L'homme, saisi
« tout à coup d'une fureur étrangère à la haine et
« à la colère, s'avance sur le champ de bataille sans
(( savoir ce qu'il veut ni même ce qu'il fait. Rien
« n'est plus contraire à sa nature, et rien ne lui
« répugne moins; il fait avec enthousiasme ce qu'il
(( a en horreur.
(( Ainsi s'accomplit sans cesse, depuis le ciron
« jusqu'à l'homme, la grande loi de la destruction
(( violente des êtres vivants. La terre entière, conti-
« nuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel im-
« mense, où tout ce qui vit doit être immolé sans
(( fin, sans mesure et sans relâche *. »
Naître, soufifrir, mourir, et se faire mutuellement
souffrir et mourir, telle est la destinée des animaux.
La loi du mal qui pèse sur nous n'est que la pro-
longation de la loi générale de la vie. Si l'on n'at-
tribue pas aux animaux la conscience morale, et par
conséquent le péché, il est difficile du moins de ne
* Voir le texte complet de cette citation abrégée dans le septième entre-
tien des Soirées de Sainl-Pétersbourg .
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LE MAL. 65
pas constater en eux la présence du mal sous la
forme de la douleur. Mais ce sujet soulève une
grave difficulté : avant de raisonner sur le sort des
animaux, il faudrait le connaître; or la science n'en
est pas là. Voici précisément l'état de la question.
Nous avons dans l'esprit deux conceptions claires:
celle du mécanisme des corps, où il n'y a que
forme et mouvement, et celle des fonctions des es-
prits, dont la condition essentielle est la conscience
de soi. De là sont nées, sur la nature des animaux,
deux théories rivales: celle de l'animal-machine, et
celle de l'animal-homme. Exposons-les brièvement.
La théorie de l'animal-machine est celle des dis-
ciples de Descartes, et celle aussi d'une catégorie de
savants très peu nombreuse, celle des matérialistes
conséquents qui affirment, sans reculer devant au-
cune des déductions de leur théorie, que tout dans
le monde n'est que pur mécanisme. Selon eux, les
animaux ne sont que d'admirables automates; ils
ne sentent ni ne pensent; ils se meuvent et rien de
plus. On appuie cette doctrine par des considéra-
tions qui ne manquent pas de gravité. On fait re-
marquer que l'homme a commencé par supposer
une àme semblable à la sienne partout où il y a
du mouvement. Les anciens ont placé des âmes dans
les astres qui circulent, dans l'ambre qui attire les
corps légers. Peu à peu la science a détruit ces âmes
imaginaires au profit du pur mécanisme. Retirer
l'âme aux animaux n'est (jue la prolongation légi-
5
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66 DEUXIBMB DISCOURS.
time de ce lent progrès de l'esprit humain qui ren-
verse toutes les idoles de son enfance. La doctrine
que Ton cherche à établir par cet argument a pour
adversaires les chasseurs qui vivent familièrement
avec les chiens, et, d'une manière générale, tous
ceux qui, soutenant des rapports fréquents avec les
animaux les plus rapprochés de l'homme, ne sau-
raient consentir à ne voir que des machines dans
les êtres dont ils finissent par comprendre le re-
gard et l'accent. La pensée que la bête n'est qu'un
automate choque vivement le sentiment immédiat
de la réalité, et rejette ainsi vers la théorie de l'ani-
mal-homme.
Cette seconde doctrine est celle de la Fontaine, s'il
est permis de parler de doctrine à propos de la Fon-
taine. C'est beaucoup celle de Buffon. Lisez les des-
criptions célèbres de cet écrivain : le tigre, le lion, le
cheval; vous serez surpris de voir à quel point il at-
tribue aux animaux nos sentiments, nos passions,
une âme toute pareille à la nôtre. Ce procédé, qui
contribue beaucoup à la beauté littéraire de ses ou-
vrages, en diminue la valeur précisément scientifi-
que. La doctrine de l'animal-homme est enfin celle
des matérialistes inconséquents (classe nombreuse),
qui prouvent très facilement que l'homme n'est
qu'un animal, parce qu'ils ont commencé par sup-
poser, sans s'en bien rendre compte, que l'animal est
un homme. Elle a en sa faveur les faits sans nombre
qui semblent révéler de la sensibilité et de l'intelli-
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LS MAL. 67
gence dans les bêtes. La principale objection qu'elle
rencontre est le fait de la civilisation qui manque aux
races animales. Ces races ont bien une histoire, mais
leurs destinées paraissent entièrement soumises à la
nature. Le manque de parole, l'absence de progrès
portent à penser que Fanimal n'a pas la possession
de lui-même, qu'il n'a peut-être pas, par conséquent,
la conscience de lui-même, et que les signes de la
douleur ne répondent pas chez lui comme chez nous
à une souffrance sentie, c'est-à-dire réelle.
Entre ces deux doctrines, y a-t-il place pour une
troisième? La science pourra-t-elle arriver à conce-
voir un mode d'existence qui ne soit ni celui de
l'automate, ni celui d'un esprit qui se connaît et se
possède? Peut-être. Peut-être commençons-nous à
entrevoir les méthodes, les moyens d'observation qui
pourront conduire à un tel résultat. En tous cas, la
question est loin d'être résolue; et je ne crois pas
(ju'une science prudente puisse répondre aujour-
d'hui à la qjuestion de la nature des bêtes autrement
que par un point d'interrogation. Dans l'absence
d'une solution certaine qui fait défaut, je discute, en
vue du problème qui nous occupe, les deux théo-
ries indiquées.
Si vous ne voyez dans les animaux qu'une ma-
nifestation du mécanisme de la nature; si vous
n'en faites, dans votre pensée, que des agents du
mouvement universel, dépourvus de pensée et de
sentiment, tout est bien. Ils forment le sol par leurs
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68 DEUXIÈME DISCOURS.
dépouilles, ils maintiennent l'atmosphère par leur
respiration, ils transportent les graines et ensemen-
cent le globe; ils remplissent, en un mot, des fonc-
tions admirables de convenance dans la circulation
de la matière. Tout est ordre et harmonie, comme
en physique, toutes choses répondent à leur desti-
nation. Vous ne parlerez pas, en efifet, des animaux
qui nous incommodent ou nous nuisent, pas plus
que des plantes vénéneuses, car tous ces faits^
comme les inondations et les tremblements de terre^
ne nous paraissent un mal que dans leur rapport à
l'humanité.
Examinons maintenant l'autre opinion : Les ani-
maux ont des âmes semblables, ou, du moins, ana-
logues aux nôtres; ils sentent le même contraste que
nous entre leurs aspirations et leurs destinées ; que
dirons-nous? Le papillon qui ne sort de la sombre
chrysalide que pour mourir peu de moments après,,
déplore-t-il, comme la jeune captive de Chénier, la
brièveté de ses jours? La cavale du désert qui voit
son poulain succomber à l'ardeur du soleil, et tom-
ber sans vie sur le sable desséché, pleure-t-elle
le fruit de ses entrailles et, comme Rachel, refuse-
t-elle d'être consolée?
Quant au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,
Pauvres chiens et moutons, toute la bergerie,
Pleure-t-elle son triste sort*?
* André Chénier, ïambe 3. — Le dernier vers est, dans le texte :
Ne s'informe plus de son sort.
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LE MAL. 60
Admettons qu'il en soit ainsi. Admettons que ces
funérailles d'animaux qui se comptent par millions,
et par milliers de millions, à chaque heure de la vie
du globe, font couler les mêmes larmes, éveillent les
mêmes angoisses que les hécatombes de jeunes
hommes qu'immole la détestable ambition de nos
politiques; que dirons -nous? Nous dirons que le
mal s'étend au delà de l'humanité. Voyons bien
comment le problème se présentera dans cette sup-
position. Le problème se pose en nous, où nous en
discernons les termes en toute clarté. Notre destina-
tion, telle qu'elle est marquée par la constitution de
notre âme, est contredite par notre destinée. Faits
pour le bien, nous nous sentons dans le mal; orga-
nisés pour la vie, nous sommes la proie de la mort.
Le {Problème s'étend dans la proportion où nous
croyons reconnaître notre propre nature, ou une
nature analogue. Dans quelle mesure les animaux
ont-ils conscience d'eux-mêmes, et peuvent-ils être
sujets au mal, le sentir, le constater, l'éprouver en-
fin? nous ne savons. Mais comme nous n'étendons
l'idée du mal qu'en étendant l'idée de notre propre
nature, il nous faut d'abord étudier le problème en
nous, puisque c'est là que nous trouvons la lu-
mière. Si nous rencontrons une sojution satisfai-
sante, nous pouvons prévoir que cette solution s'é-
tendra aux races animales dans la mesure où une
science sérieuse les humaniserait. Cette méthode est
la seule bonne. Étudier le problème du mal dans
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70 DEUXIÈMB DISCOURS.
les animaux, sans connaître leur nature, et appli-
quer le résultat de cette étude à Thomme, serait
s'exposer à toutes les confusions d'idées. Chercher
une solution du problème dans les régions qui
nous demeurent mystérieuses, et non dans les faits
qui nous sont connus, serait renverser l'ordre d'une
étude raisonnable.
Vous voyez, Messieurs, que je n'ai au fond à vous
apporter pour la question du mal dans les animaux
qu'un aveu d'ignorance. Nous avons toutefois, au
sein même de cette ignorance, deux erreurs à in-
diquer et à prévenir.
La première consiste à croire qu'on a expliqué la
présence du mal dans l'humanité, en affirmant que
nous procédons de l'animal, en sorte que nos pas-
sions et nos souffrances dérivent de cette origine. En
admettant que la filiation directe de l'animal à
l'homme fût pleinement démontrée, ce qui n'est pas,
cette considération d'histoire naturelle serait fort
loin de trancher la question qui nous occupe. Il res-
terait à demander pourquoi l'homme se trouve enve-
loppé dans une nature animale, et pourquoi le mal
existe chez les animaux.
La seconde erreur, qui n'est que la première sous
une autre forme, consiste à raisonner ainsi: les pas-
sions et les douleurs sont une loi générale. Ce que
nous appelons mal est donc dans l'ordre de la na-
ture; nous le trouvons depuis les degrés les plus in-
férieurs de la vie jusqu'à l'homme. Or tout ce qui est
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LE MAL. 71
dans Tordre de la nature doit être accepté comme
bon. Je vous le demande au nom de la logique, au
nom de la dignité de Fesprit humain, ne raisonnez
jamais ainsi : le mal est une loi générale, donc tout
est bien.
L'étude du mal dans la nature physique nous
renvoie à l'humanité, parce que nous ne qualifions
jamais de mauvais, dans cet ordre de choses, que
les rapports de la matière avec nous, et non les
phénomènes de la matière considérés en eux-mê-
mes. L'étude du mal daris la nature vivante nous
renvoie à l'humanité, parce que nous ne concevons
de mal dans la nature vivante que par la supposi-
tion d'une nature analogue à la nôtre. Passons donc
à l'humanité.
n. LE MAL DANS L'HUMANITÉ
Le mal dans l'humanité se présente sous trois for-
mes : l'erreur, qui est le mal de la raison; le péché,
qui est le mal de la conscience; et la souffrance, qui
est le mal du cœur. Pour prouver que l'erreur, le
péché et la souffrance sont des maux, il nous suffira
d'établir, conformément à nos définitions, que ce
sont des faits dans lesquels se montre un désordre,
c'est-à-dire un défaut d'harmonie entre l'âme hu-
maine et la destination que lui indique sa nature.
L'erreur n'est pas l'ignorance. Pour prouver que
toute ignorance est un mal, il faudrait établir que
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72 DEUXIÈME DISCOURS.
notre destination est de tout connaître, et de tout
connaître immédiatement, en sorte que si nous ne
pouvons pas dire combien il y a d'étoiles dans le
ciel, ou combien il y a de grains de sable sur les ri-
vages de la mer, nous sommes dans un état de désor-
.dre. Cette affirmation n'est pas évidente, et il ne se-
rait pas facile de la démontrer. Supposez un esprit
voyant clairement ce qu'il sait et ce qu'il ignore, af-
firmant là où il faut affirmer, niant là où il faut
nier, suspendant son jugement lorsqu'il n'a pas de
motifs suffisants pour affirmer ou pour nier; sup-
posez encore que cet esprit croisse dans la lumière,
et voie progressivement s'éloigner la région des té-
nèbres : tout sera bien. Cet esprit ne possédera pas
toute la vérité, mais il sera pleinement dans la vé-
rité, tous ses jugements seront vrais. L'ignorance ne
devient un mal que lorsqu'elle porte sur notre des-
tination immédiate, de telle sorte que notre volonté
privée de lumière sente le besoin d'agir et n'ait pas
le moyen de le faire en connaissance de cause.
L'erreur consiste à porter des jugements faux; elle
est un mal en soi, et dans tous les cas. On ne saurait
contester que la destination de l'intelligence est de
posséder la vérité; par conséquent l'erreur est un
désordre, et ce désordre est souvent fort grave. Les
erreurs que nous commettons sur les sources de la
joie, nous lancent dans des poursuites insensées vers
un bonheur qui nous échappe toujours, et les
erreurs que nous commettons sur le devoir produi-
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LE MAL. 73
sent le phénomène mystérieux et redoutable des
consciences faussées. C'est un des sujets les plus dif-
ficiles des études morales, que ces cas où en étant
décidés à faire le devoir nous nous trompons sur sa
nature. Le mal semble résulter alors de la droiture
même de l'intention; car, ainsi que l'a dit Pascal,
« jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaie-
ment que lorsqu'on le fait par conscience*. »
L'erreur entre pour une part dans nos mauvaises
actions; mais l'erreur, même l'erreur morale, n'est
pas le péché. Le sage Socrate s'est prodigieusement
abusé sur ce point. Il a dit que l'erreur est la seule
origine de nos actions mauvaises, que les hommes se
trompent sur la nature de leurs obligations, mais
« qu'ils font ce qu'ils regardent comme leur devoir ^))
Le poète Euripide, son contemporain, aurait pu lui
donner, à ce sujet, une leçon de vraie philosophie,
en lui rappelant cette vérité élémentaire : « Nous sa-
vons ce qui est bien, nous le connaissons, mais nous
ne le faisons pas '. » L'erreur et le péché ont d'é-
troites relations, mais ce sont des faits parfaitement
distincts. L'erreur a pour siège l'intelligence, et le
péché est l'acte de la volonté.
Je définirai le péché en empruntant des paroles
que plusieurs de vous reconnaîtront. « Celui qui
^ Édition Faugère, tome I, page 210.
• XénophoD, Entretiens mémorables de Socrate.
' Hippolyte,
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74 DEUXIÈME DISCOURS.
sait le bien qu'il faut faire et qui ne le fait pas, com-
met un péché '. » Le péché est la violation de la loi
connue, la révolte de la volonté contre le pouvoir et
l'autorité de la conscience. Mais (ne l'oublions pas),
lorsque la loi n'est pas connue, elle peut avoir été
voilée à nos yeux, par notre propre faute. Si l'igno-
rance où nous sommes à son égard a une origine
volontaire, nous sommes responsables de cette igno-
rance. Celui qui viole une loi qu'il ne connaît pas
au moment où il la viole, pèche pourtant, si c'est lui-
même qui a mis un bandeau sur les yeux de sa con-
science. Telle est notre définition du péché. Quant
à la chose, nous ne la connaissons que trop. Y a-t-il
quelqu'un ici qui ne puisse retrouver dans sa mé-
moire, et sans chercher bien loin, des cas où, dans
la pleine lumière de la conscience, il a senti le tort
de sa volonté ? Avoir défini le péché, c'est avoir dé-
montré qu'il est un mal puisqu'il est la révolte
contre la loi, et par conséquent ce qui absolument
ne doit pas être.
Puisque nous connaissons la nature essentielle de
la loi morale, nous connaissons en même temps la
nature essentielle du péché. La loi suprême est celle
de la charité, la consécration de chacun au bien gé-
néral. L'essence du péché est le contraire de la loi,
c'est-à-dire la disposition à ne vivre que pour soi.
L'égoïsme, dans la signification complète et étymo-
* Epîlre de St. Jacques, IV, 17.
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LE MAL. 75
Ic^que de ce mot, l'égoisme est le fond de tout pé-
ché. Au lieu de rester à sa place, dans son ordre,
dans sa relation à l'ensemble du monde, l'individu
se fait centre, rapporte tout à lui-même, pareil à une
planète, que dis-je? à un débris, à une molécule de
planète qui voudrait être le soleil. Cette recherche
désordonnée de soi, qui est le fond commun de tout
désordre moral, se présente sous deux formes prin-
cipales. En sortant de sa place l'homme descend, il
s'animalise, il tombe dans la sensualité, et perd ainsi
ses titres de membre de la société spirituelle; ou
bien il veut sortir de sa place en s'élevant au-dessus
de l'ordre dont il fait partie; il croit monter et il se
précipite dans les abîmes de l'orgueil. La sensualité
et l'orgueil sont les deux formes principales de l'é-
goisme. Comme il a deux formes, l'égoïsme a aussi
deux degrés : le premier est celui de l'indifférent qui
détourne la tête, toujours prêt à dire : Suis-je le
gardien de mon frère ? Le second est la disposition
du méchant qui écrase autrui pour jouir.
Définir le péché, c'est, je le répète, prouver qu'il
est un mal, puisqu'il est la violation de la loi, le
contraire de ce qui doit être. La même démonstra-
tion sera moins facile à faire pour la souffrance.
Cest une tâche ardue, semble-t-il, non pas de
faire insurçer le cœur de l'homme contre la^souf-
france (il n'y a rien de plus aisé et la chose se fait
assez sans qu'on y aide par des paroles), mais de
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76 DEUXIÈME DISCOURS.
démontrer à la raison que la souffrance ne doit pas
être- Elle a en effet de nombreux et puissants apo-
logistes. Écoutons-les.
Qu'est-ce qui fait Thomme? L'énergie. Qu'est-ce
qui produit l'énerçie? La lutte. Qu'est-ce qui produit
la lutte? La douleur. Supprimez dans une existence
humaine toute douleur, vous supprimez toute lutte,
tout développement d'énergie, et vous n'avez plus
qu'une créature moralement étiolée. Quel effet salu-
taire n'ont pas souvent les fléaux les plus redoutés !
J'ai reçu, il y a quelques mois, une lettre écrite de
Zurich, à l'époque où le choléra ravageait cette ville.
Mon correspondant, dont je m'honore d'être l'ami,
me disait qu'il avait vu de tristes choses: les pro-
duits de l'égoïsme et de la peur; mais il me disait
aussi que, sous les étreintes de la maladie, il s'était
développé tant de courage, tant de dévouement, tant
de préoccupation du bien des autres; il me disait que
les classes diverses de la société s'étaient rappro-
chées sous l'inspiration de sentiments si généreux,
que pour rien au monde il n'aurait voulu n'avoir pas
été dans sa patrie le témoin d'un pareil spectacle.
C'est un chef de famille pourtant; il m'écrivait au
milieu même du fléau, lorsque la menace terrible
planait sur la tête des siens et sur la sienne ! On peut
donc faire l'éloge moral des épidémies. Et la guerre!
que n'a-t-on pas dit pour nous la faire accepter? La
guerre ne retrempe-t-elle pas les caractères? Les
douceurs de la paix n'amollissent-elles pas les âmes?
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LE MAL., 77
D'une manière générale, les calamités publiques
n'ont-elles pas souvent des effets visiblement salu-
taires? Si quelques âmes sont éloignées des bonnes
pensées et de Dieu par la souffrance et le spectacle
de la souffrance, n'est-ce pas le plus souvent la dou-
leur qui ramène à Dieu et aux saintes pensées?
N'est-ce pas dans la fureur de la tempête que le
matelot qui semblait impie s'agenouille; et ne voit-
on pas les convulsions sociales les plus redoutées
être fécondes en fruits d'amélioration morale? Un
poète moderne a résumé ces considérations :
L^homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.
C'est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée;
Pour vivre et pour sentir, l'homme a besoin de pleurs*.
La souffrance a donc ses apologistes; il y a plus,
elle a ses amants. Je ne vous transporterai pas dans
l'Inde pour vous faire assister au spectacle des ma-
cérations incroyables que s'imposaient jadis, et que
s'imposent peut-être encore, dans une certaine me-
sure, les habitants de ces lointaines régions. Dans la
partie du globe que nous habitons, et dans notre
siècle si empressé à se procurer le bien-être, si
' Alfred de Musset, la Nuit d'octobre.
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78 DEUXIÈME DISCOURS.
adonné à la recherche de toutes les jouissances, il se
trouve des hommes qui, volontairement, et quelque*
fois en abandonnant la richesse et le pouvoir, se sou-
mettent à la loi du travail dans les conditions de la
plus extrême pauvreté. Avez-vous entendu parler des
trappistes? L'an dernier, j'ai visité, près de Mulhouse
en Alsace, un couvent de cet ordre, et jamais peut-
être je n'ai plus vivement éprouvé le sentiment du
contraste. Mulhouse, ville connue par ses manufac-
tures et ses cités ouvrières, par la prospérité de son
industrie et sa philanthropie intelligente; Mulhouse,
où,^ au sein de la richesse ou de l'aisance, les classes
supérieures de la société jouissent de toutes les faci-
lités, de toutes les douceurs de la civilisation mo-
derne, et en jouissent noblement parce qu'elles
s'occupent, plus qu'on ne le fait ailleurs, de faire au-
tant que possible circuler le bien-être dans toutes les
classes de la société ; et tout à côté, une vaste de-
meure froide et silencieuse, où, même dans les ri-
gueurs de l'hiver, le feu ne s'allume qu'à la lampe de
l'autel et au foyer vite éteint d'une pauvre cuisine;
une demeure où le silence n'est interrompu que par
le bruit du travail et par les chants de l'église. Voici,
si mes souvenirs ne me trompent pas, comment vi-
vent les hommes étranges qui habitent cette rési-
dence exceptionnelle. A l'heure où nous sommes ici
réunis, ils sont couchés sur des planches où ils cher-
chent le sommeil après le dur labeur de la journée.
Vers deux heures du matin, ils seront éveillés par la
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LB MAL. 79
cloche de la prière. Us travailleront à jeun jusqu'à
dix heures, dans les champs et dans Tatelier. Pour
réparer leurs forces, on leur servira alors un verre de
bière, une ration de pain et des légumes cultivés
dans leurs champs. Le repas du soir sera semblable
à celui du matin. Dans les jours de fête on ajoute
dti fromage. A côté de ces hommes-là, le moins for-
tuné de nos ouvriers vit comme un véritable capi-
taliste. Vous comprendrez, Messieurs, qu'il n'entre
pas dans mon plan de discuter ici la valeur d'insti-
tutions semblables; j'avais besoin d'un exemple, j'ai
choisi le plus éclatant. Voilà des hommes qui recher-
chent les privations comme nous recherchons les
plaisirs, et qui ne semblent demander aux choses de
ce monde que l'austère volupté de la souflfrance. Vo-
lontairement ils privent leurs corps de nourriture
dans les dernières limites du possible, et j'ai remar-
qué malgré cela (je cite le fait comme un problème
de physiologie), qu'ils n'ont le visage, ni pâle, ni
défait. Ils privent leur pensée d'aliment par le si-
lence ; et, ce qui paraît presque effroyable, ils pri-
vent leur cœur de sa nourriture par la rupture ab-
solue de tous les liens de la famille et des affections
sociales. Il semble donc que la souffrance qui a des
apologistes, a aussi des amants; c'est tout ce que je
voulais établir; et en présence des raisonnements
et des faits, ma thèse doit vous sembler désespérée,
car je viens affirmer que la souffrance est un mal,
et qu'elle ne doit pas être. Il suffira de nous en-
tendre.
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80 DEUXIÈME DISCOURS.
On prouve facilement que, dans les conditions de
notre expérience actuelle, — veuillez noter ces mots :
de notre expérience actuelle — la souffrance est inévi-
table et qu'elle est bonne. Comment le prouve-t-on?
Tous les arguments dont on use dans cette discus-
sion peuvent se ramener à trois*.
Premièrement, la douleur est l'avertissement d'un
désordre. Si vous étiez malade sans le sentir, n'ayant
pas l'idée du mal, vous n'en chercheriez pas le re-
mède. De même, quand le corps social éprouve des
souffrances plus aiguës qu'à l'ordinaire, il est averti
de rechercher le siège de la maladie et d'y apporter
quelqu'un de ces remèdes qui, en politique, s'appel-
lent des réformes. Etre averti d'un désordre pour
avoir à le réparer, cela est utile et bon. Qui pourrait
le nier?
Secondement, la douleur est un remède. Depuis
l'amputation d'un membre qui vous sauvera peut-
être la vie, jusqu'à telle catastrophe qui viendra vous
surprendre dans le cours d'une passion coupable, et
vous fera rentrer en vous-même, la douleur a un
emploi précieux, et nul ne saurait se refuser à dire
avec Fénelon : « Peut-on appeler maux ces peines que
Dieu nous envoie pour nous purifier et nous rendre
dignes de lui? Ce qui nous fait un si grand bien ne
peut être un mal*. » La souffrance nous purifie, elle
* On peut consulter, avec fruil, sur le sujet de cette discussion, un volume
récent de M. Francisque Bouillier: Du plaisir et de la douleur. (Collection
Germer- Baillière.) i vol. in-i8.
* Conformité à la volonté de Dieu, dans les Œuvres spirituelles.
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LE MAL. 81
nous est nécessaire, très-nécessaire, elle est bonne.
Troisièmement, la douleur est une punition. La
punition est la manifestation de la justice, et la jus-
tice est bonne. N*avez-vous jamais senti, en présence
de quelque crime odieux, s'élever dans votre sein la
voix qui réclame la justice? Il y a des criminels qui
entendent cette voix; on a vu des condamnés à mort
qui auraient refusé leur grâce, parce que, leur cœur
ayant été touché, ils éprouvaient le besoin d'expier
publiquement leur public forfait. La justice est
bonne; et, malgré les mystères de ce sujet, nous
pouvons entrevoir que la justice est bonne dans la
plénitude du sens de la bonté, qu'elle n'est au fond
qu'une des formes de l'amour. La loi morale, en
eflfet, exprime l'ordre, qui est le besoin général de
toute la société spirituelle. Laisser violer la loi sans
que le châtiment rappelle et maintienne ses droits,
c'est sacrifier l'intérêt de tous à une douceur envers
quelques-uns, qui n'est que de la faiblesse. Main-
tenir la loi par le châtiment, c'est maintenir l'intérêt
de tous contre le désordre de quelques-uns; c'est
l'œuvre de la bonté aflTermie par la sagesse. La dou-
leur est donc nécessaire comme châtiment ; sous ce
rapport encore elle est bonne.
Je crois que toutes les apologies de la souffrance
reviennent aux trois arguments que nous venons de
passer en revue. On y joint des confusions d'idées
qu'il convient de relever en passant. Un être libre
ayant un but à atteindre par ses actes, il faut qu'il
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82 DEUXIÈME DISCOURS.
désire atteindre son but, et qu'il fasse effort pour
y parvenir. On affirme que tout désir est le ré-
sultat d'une privation, et suppose, par conséquent,
une souffrance; et on affirme que tout effort est une
douleur. La souffrance parait ainsi la condition né-
cessaire de la liberté, puisque, la souffrance étant
supprimée, il n'y aurait plus ni désir, ni effort, ni,
par suite, aucun déploiement de libre activité. Les
bases de ce raisonnement ne sont pas solides. Un
désir accompagné de l'espoir de sa réalisation peut
être une jouissance; tous ceux qui ont un bon appé-
tit et les moyens de le satisfaire le savent fort bien.
L'effort dans les conditions de la santé physique et
morale est si peu une douleur, qu'il est une des joies
les plus vives de l'existence. Nul ne souffre moins
qu'un jeune homme leste et dispos qui gravit une
montagne, et jouit du déploiement de sa force. Le
désir devient souffrance, s'il est privé de satisfaction
et d'espoir; l'effort devient douleur, quand les
moyens d'action ne répondent plus à la volonté;
mais tout désir n'est pas une souffrance, et tout
effort n'est pas une douleur. L'action d'un être libre
ne suppose pas absolument la douleur. Il importe
de prévenir ces confusions d'idées qui permettent
d'attribuer à la souffrance le caractère de la né-
cessité.
Quant aux ai^ments qui concluent à l'utilité de
la souffrance, ils sont tous solides; je les accepte
tous, et sans en rien retrancher. En affirmant que la
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LE MAL. 83
souffrance est un mal, et ne doit pas être, je n'en-
tends pas conseiller aux parents d'ôter toutes les
épines du chemin où marchent leurs enfants, et de
les priver indûment du bienfait de la verge. Je n'en-
tends pas conseiller aux bons cœurs d'adoucir incon-
sidérément toute souffrance, en ne laissant jamais
un libre cours aux conséquences de la paresse et de
la sensualité. Je n'entends pas conseiller aux juges
d'acquitter le voleur et l'assassin. Il me semble que le
juge qui absout le malfaiteur qu'il faudrait enfermer,
se rend en quelque degré complice des méfaits nou-
veaux qu'il pourra commettre. Ce juge oublie que,
de la part du pouvoir social établi pour réaliser le
bien général en réprimant les désordres de quel-
ques-uns, la justice est une miséricorde, et la fai-
blesse une cruauté. Je n'entends pas surtout (le ciel
m'en préserve) conseiller à personne d'éteindre dans
les âmes travaillées par le sentiment de leurs fautes,
les douleurs du repentir et les salutaires amertumes
du remords. Dans le monde tel qu'il est, la douleur
a une grande mission, comme elle a une grande
place. Nous devons souvent lui laisser son cours, et
quelquefois la charité, la vraie charité, veut que
nous devenions les ministres rigoureux de la justice.
Les apologies de la douleur sont donc solides. La
souffrance peut être bonne, et si elle ne doit pas
être, ce ne sera pas dans un sens absolu comme le
péché. Elle pourra être un moyen pour un but
excellent; et la maxime que la fin justifie les moyens.
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SA DEUXIÈME DISCOURS.
qui doit être sévèrement exclue lorsqu'il s'agit du
devoir, pourra trouver ici son application légitime-
Cela dit, examinons la base des arguments présentés
par les apologistes de la souffrance. Avertissement,
remède, punition, tout cela suppose un désordre,
place le point de départ de la souffrance dans un
état mauvais. C'est pourquoi j'ai dû vous rendre
attentifs dès le début au fait que tous ces argu-
ments partent de notre état actuel. Dès qu'un état
de choses est en dehors de l'ordre, on prouvera
sans peine que l'avertissement est bon, que la puni-
tion est bonne, que le remède est excellent. Mais
supposez toutes choses dans l'ordre, vous ne pour-
rez y placer la souffrance. La douleur n'est pas
une nourriture, c'est un remède; et dans l'état de
santé les remèdes ne sont pas bons. Puisque la
douleur disparaîtrait, dès que ce qui doit être
serait, il est clair que, dans un sens absolu, elle ne
doit pas être, elle est un mal. Si nous sommes nés
pour la douleur, comme l'étincelle pour voler, il
faut que le monde où nous sommes nés ne soit pas
dans l'ordre; car Dieu, qui a créé notre cœur, ne l'a
pas créé pour souffrir.
Si l'on nous persuadait que la douleur est bonne
en elle-même, et dans un sens absolu, on paralyse-
rait les fonctions du cœur, dans l'acception la plus
haute et la plus désintéressée de ce mot; on étein-
drait la pitié. Un philosophe de l'antiquité torturé
par des douleurs de goutte, s'écriait : « Douleur, tu
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LE MAL. 85
auras beau faire, tu ne me contraindras jamais à
convenir que tu sois un mal! » Cette parole est
fière, et lorsqu'il s'agit de soi-même, elle est grande.
Mais en présence de la douleur d'autrui, le cœur
s'écriera toujours : « Philosophie, tu auras beau
dire, tu ne me contraindras jamais à convenir que
la douleur ne soit pas un mal ! »
Vous faut-il encore un argument pour démontrer
que la souffrance ne doit pas être? En voici un qui
me semble sans réplique. Quelle est la loi suprême
de notre action? La loi de la charité. La charité
doit être forte, pour ne pas amener des souffrances
pires que celles qu'elle écarterait en supprimant
l'avertissement utile, la correction nécessaire, la
punition juste. Mais la charité par essence est
douce: sa mission est de procurer définitivement
le bonheur, et de diminuer chemin faisant, autant
qu'elle peut, toute souffrance. Son but est de réa-
liser une société dans l'ordre, où il n'y aurait plus
ni pleurs, ni deuil, ni lamentation. C'est bien là le
but de la charité. Si la souffrance était un bien en
soi, la loi suprême du devoir serait donc de détruire
le bien. Si la charité est la loi du bien, la douleur
doit être détruite, elle ne doit pas être; elle est
donc un mal.
Je conclus : l'erreur, le péché, la souffrance sont
des altérations de l'ordre vrai des choses, ce sont
des maux; notre mission est d'y porter remède.
Cela me semble presque aussi clair qu'un théorème
de géométrie.
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M DEUXIÈmSDISGOURS.
m. LA NÉGATION DU MAL
n nous faut maintenant assister à un spectacle
étrange. Dans la pratique de la vie, nous passons le
plus souvent entre des faces mornes et des fronts
abattus. Après les premiers élans de la jeunesse, et
quand Fâge est venu détruire, comme on le dit, les
illusions, rien n'est plus difficile que de maintenir
dans les âmes une foi vivante au bien. Il est sou-
vent mal aisé de donner un peu de courage, un peu
d'espoir, un peu de confiance en l'avenir; il est sou-
vent difficile de persuader aux hommes que les
nuages en passant ne tuent pas le soleil, et que
jamais les plus longs brouillards de l'automne n'ont
détruit l'étemel azur. Entre tous les besoins qu'é-
prouve l'espèce humaine, il n'en est pas qu'elle
éprouve plus vivement que le besoin d'être con-
solée. Telle est la condition générale de la vie. Mais
si, quittant la place publique et la voie frayée, nous
franchissons les limites de l'école pour nous trouver
au milieu des savants et des philosophes, tout
change; la tâche qui devient alors difficile est de
démontrer l'existence du mal contre l'affirmation
que tout est bien. Cela vous étonne. Messieurs, et je
le comprends. Ne vous en rapportez pas à ma
parole; consultez toutes les personnes un peu fami-
liarisées avec les sciences philosophiques, et vous
apprendrez que l'un des plus grands, le plus grand
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LE MAL. 87
peut-être des courants de la métaphysique renferme
la négation du mal. Il en a été ainsi jusqu'à pré-
sent. Sur plusieurs points du globe intellectuel, les
signes précurseurs d'un autre avenir commencent à
paraître; mais jusqu'ici, la philosophie a souvent
appelé sur ses travaux la malédiction du prophète
Esaïe: « Malheur à ceux qui appellent le mal bien,
et le bien mal '. » Je ne suis pas ici pour crier mal-
heur à personne. Entre toutes les doctrines, celle
qui nie la réalité du mal est certainement, lors-
qu'elle déroule ses conséquences, la plus funeste de
toutes ; mais ma tâche spéciale est de faire appel à
votre raison pour démontrer qu'elle est fausse.
La négation du mal, l'affirmation que tout est
bien, heurte rudement nos sentiments naturels.
Sous sa forme propre, dans son expression directe
et pleine, cette doctrine, comme je viens de le dire,
n'appartient qu'au monde savant. Elle tend pour-
tant à sortir aujourd'hui des limites de l'école, pour
se répandre dans la pensée commune par la voie
des journaux et des revues; je l'ai même rencontrée
dans des romans. Elle s'insinue un peu partout,
sans que, dans bien des cas, les écrivains qui la
reproduisent aient l'idée de la nature et de l'origine
de leur pensée. Parmi tous ceux qui boivent les
eaux d'un fleuve, il n'en est jamais qu'un petit nom-
bre qui ait connaissance de ses sources.
• Esaïe, V, 20,
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88 DEUXIÈME DISCOURS.
On nous dit que pour le vrai savant tout est
bien. Et le mal, qu'en fera le vrai savant? Voici :
Aux yeux du vrai savant, le mal est nécessaire.
Prenons bien garde, il ne s'agit pas ici d'une néces-
sité relative à l'état actuel du monde, c'est-à-dire
d'une convenance temporaire, résultat d'un dés-
ordre survenu dans les conditions de l'humanité; il
s'agit d'une nécessité primitive, absolue, qui fait
partie de la nature même des choses, du plan de
l'univers. Le mal est nécessaire. Puisqu'il est néces-
saire, il doit être; puisqu'il doit être, il est bon. Il
n'y a donc pas de mal ; ce que nous appelons ainsi
est une des formes du bien. L'existence du mal est
une illusion de la pensée commune dont la philo-
sophie guérit. Telle est la conversion qui nous est
recommandée par une certaine science. La pensée
commune n'est pas dans l'ordre; il faut que l'homme
se convertisse, non par la destruction du mal qui
n'existe pas, mais par la destruction de l'idée du
mal. Ces raisonnements sont justes. Si le mal est
nécessaire, il doit être; s'il doit être, il est bon;
c'est notre définition même du bien. La démonstra-
tion est irréprochable logiquement si on concède le
point de départ : admettez que le mal est nécessaire,
vous devez conclure qu'il est bon; mais c'est le
point de départ qu'il faut examiner.
Remarquons d'abord qu'il s'agit ici de nier, et de
nier positivement la réalité du mal. Dans un cer-
tain nombre d'écrits philosophiques, vous trouverez
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LB MAL. 89
les arguments que je viens de vous indiquer pré-
sentés sous ce titre : Explication du mal. Le mot
explication est hors de place; qui nie un fait ne
rexplique pas. Vers la fin du dix-septième siècle, si
je ne me trompe, il s'éleva une discussion au sujet
d'un enfant qui était né avec une dent en or. Là-
dessus, grand émoi parmi les physiologistes : Com-
nient pouvait-on expliquer, à l'aide de la constitu-
tion connue du corps et de ses éléments, la produc-
tion d'une dent en or ? Quelqu'un trancha la diffi-
culté en s'informant de l'enfant extraordinaire, et
en constatant que la dent d'or n'existait pas. Le
phénomène était-il expliqué? Non, il était supprimé.
La question est de savoir si l'on peut avoir aussi
bon marché du mal que de cette dent fabuleuse, et
si la bonne solution du problème est de nier la
réalité de son objet.
Comment prouve-t-on que le mal est nécessaire?
c'est la base du raisonnement. On le prouve d'abord
au moyen d'une erreur de méthode. On admet que
les procédés des mathématiques et de la physique
sont les procédés de la science universelle. On
applique ainsi au domaine de la liberté des mé-
thodes qui ont pour caractère spécial de ne s'appli-
quer légitimement que là où la liberté n'existe pas.
L'axiome des études physiques est qu'il n'y a dans
la matière aucun principe de spontanéité, en sorte
que les faits sont toujours conformes aux lois, qu'il
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90 DEUXIÈME DISCOURS.
n'y a jamais de différence entre ce qui est et ce qui
doit être. Si le monde moral se prête au même pro-
cédé d'étude, tout ce qui est doit être, le mal com-
pris. On arrive ainsi à conclure la nécessité du mal,
en se servant d'une méthode qui suppose cette né-
cessité. Mais Fai^ment se retourne. Si le mal
existe, ainsi que la conscience Taffirme, il y a dans
Tordre moral une différence entre ce qui doit être
et ce qui est; la méthode des physiciens n'est donc
pas la méthode universelle.
On prouve encore la nécessité du mal en prenant
le monde tel qu'il est pour la mesure de ce qui
peut être. Dans le monde tel qu'il est, le bien et le
mal sont tellement entrecroisés que supprimer l'un
serait, semble-t-il, supprimer l'autre. Un monde
exempt de mal paraît ainsi une conception absolu-
ment chimérique. Ce raisonnement est fondé sur
l'expérience, mais sur une expérience incomplète.
En concevant un monde dans l'ordre, un monde
réalisant pleinement le bien, nous ne nous lançons
pas dans le royaume des chimères. A l'expérience
de ce qui est, nous opposons une autre expérience,
non moins réelle, non moins certaine, l'expérience
de la raison et de la conscience qui proclament ce
qui doit être, et nous assurent que le mal ne doit
pas être. Établir la nécessité du mal au nom de l'ex-
périence, c'est oublier la meilleure et la plus noble
partie de l'expérience même.
On prouve enfin la nécessité du mal au moyen
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LE MAL. 91
d'une confusion d'idées; et c'est sur ce dernier
point que je désire fixer particulièrement votre
attention. Nous devons pénétrer ici dans les der-
nières profondeurs de la philosophie; mais on peut
voir clair partout, si l'on est muni d'une bonne
lampe, et la lampe que je vous demande de tenir
allumée, c'est une sérieuse attention.
La raison de l'homme renferme deux idées par-
faitement distinctes : l'idée du plus et du moins;
l'idée du bien et du mal. En confondant le plus
avec le bien, et le moins avec le mal, on établit que
le mal est nécessaire. En distinguant ces idées, nous
rendrons au mal son caractère véritable.
Représentez-vous la série des êtres depuis le
moindre jusqu'au plus grand, et, pour user de la
formule des mathématiciens, voyez la multitude des
existences se déployer entre ces deux limites: zéro
d'une part, l'infini de l'autre. Pour la matière, vous
verrez croître l'espace occupé, le poids, la richesse
des formes. Pour les esprits, vous verrez croître le
degré de puissance dans le sentiment, la pensée,
la volonté. Vous aurez ainsi conçu la hiérarchie de
l'univers. Si vous dites: le soleil est plus que la
terre; la vie est plus que la matière; l'être qui
pense est plus que celui qui ne pense pas, vous for-
mulez des jugements que nous appellerons juge-
ments de hiérarchie. Pascal s'en est servi avec éclat
dans la page où il oppose l'être qui pense à l'uni-
vers qui l'écrase, et dans celle où il élève au-dessus'
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92 DEUXIÈME DISCOURS.
de tous les corps ensemble et de tous les esprits
ensemble, la valeur suréminente de la charité.
Chaque être, dans sa place hiérarchique, a une
destination; et il est bon ou mauvais suivant qu'il
répond, oui ou non, à cette destination. Le juge-
ment que nous prononçons à cet égard est le juge-
ment moral. Je l'appelle moral, même lorsqu'il se
rapporte directement à des objets inanimés, suppo-
sant accordé ce que j'ai essayé d'établir dans notre
première séance, savoir: que toute idée du bien ren-
ferme directement ou indirectement la conception
d'une volonté. Si vous dites qu'une horloge est en
désordre, ou va mal, parce que les pièces qui la
constituent ne rempUssent pas leur fonction (ce qui
renferme toujours, au fond, un blâme à l'adresse de
l'horloger); si vous dites que l'envie est un senti-
ment mauvais, et le vol une action coupable, vous
prononcez des jugements moraux. Or le jugement
de hiérarchie et le jugement moral sont profondé-
ment distincts. Cette vérité est si importante que
j'invoquerai trois considérations à son appui.
Premièrement, le bien peut se trouver, et se
trouver également à tous les degrés de la hiérarchie,
car ce qui détermine le degré du bien, ce n'est nul-
lement la place d'un être, mais son rapport à sa
destination. Une horloge de village dont l'unique
aiguille ne marque que les heures, peut être aussi
parfaite dans son espèce que la montre la plus
compliquée. Le plus humble devoir complètement
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LE MAL. 93
rempli est égal, dans Tordre de la conscience, à la
plus éclatante vertu. L'enfant, le petit enfant qui,
entre les mains d'un dentiste, réprime le cri de la
nature pour ne pas plisser le front de sa mère, peut
avoir un héroïsme égal à celui de Winkelried ras-
semblant sur sa poitrine les lances de FAutriche. Si
l'on méconnaît cette vérité, si l'on confond le degré
du bien avec l'éclat du bien, qui ne se trouve que
dans les positions supérieures, on ouvre la porte à
la vanité qui cherche l'éclat, et on la ferme à la
conscience qui poursuit le bien.
Secondement, le mal peut exister dans tous les
degrés de la hiérarchie. Un archange peut être mau-
vais, aussi bien qu'un vermisseau peut être malade.
Si les flatteurs sont un présent détestable et funeste
pour les monarques, c'est surtout parce qu'ils les
entretiennent dans l'idée que leur grandeur les met
en quelque sorte au-dessus de la loi, et cherchent à
leur persuader:
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même *.
Louis XIV peut-être pensait, sans s'en rendre
bien compte, que ce qui était répréhensible pour de
simples bourgeois devenait permis quand c'était le
grand roi qui le faisait; et la leçon que lui donnait
Racine, dans quelques-uns des vers les plus splen-
dides d'Athalie, était probablement à sa place.
* Alhalte, acte IV, scène m.
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94 DEUXIÈME DISCOURS.
Troisièmement, il peut y avoir plus de bien dans
les degrés inférieurs de la hiérarchie que dans les
degrés supérieurs. La pite de la veuve était moins
dans la hiérarchie de la quantité que l'aumône des
riches ; elle a pourtant été déclarée plus dans la
balance morale. Epictète, s'il valait autant que ses
livres, a été un des meilleurs hommes qui aient
paru sous le soleil; c'était un esclave, il était tout
en bas de la hiérarchie sociale; Néron, qui était
empereur, a laissé une mauvaise réputation.
Le jugement de hiérarchie et le jugement moral
sont donc profondément distincts. Ils se réunissent
cependant : on peut établir d'une manière générale
qu'on possède une portion de la vérité en distin-
guant les idées, mais qu'on n'atteint jamais toute
la vérité que lorsqu'on rapproche ce qu'on a d'a-
bord distingué. Le jugement de hiérarchie et le
jugement moral se rapprochent dans l'idée du pro-
grès. Le progrès est un bien; c'est une des vérités
les plus généralement et les plus facilement accep-
tées à notre époque ; elle n'est que trop acceptée,
puisqu'elle conduit quelques esprits inattentifs à
admettre (Jue toute nouveauté est une améliora-
tion, et tout changement un progrès. Le progrès,
c'est-à-dire le développement, est la loi, le doit être
^de tout ce qui existe. Se développer, c'est réa-
liser de plus en plus sa destination, c'est aller du
moins au plus ; c'est s'éloigner du néant et se rap-
procher de la plénitude de l'être. Dans le progrès,
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LE MAL. 95
la loi de hiérarchie, qui exprime le passage du
moins au plus, se trouve donc en connexion intime
avec la loi morale qui ordonne que le passage du
moins au plus soit effectué. Mais les deux idées
dans leur réunion n'en restent pas moins distinctes,
parce que le progrès ne consiste pas à sortir de son
ordre, de sa nature, pour devenir une nature diffé-
rente, mais à réaliser pleinement sa nature propre.
Le jardinier qui veut améliorer une rose ne cherche
pas à en faire un camélia ; l'agriculteur qui veut
améliorer des moutons ne travaille pas à en faire
des chèvres; et Ton peut concevoir que Ton rende
une jeune fille parfaitement accomplie sans pour
cela en faire un homme, ni même un électeur po-
litique. Le bien peut donc exister dans tous les
degrés de la hiérarchie, si chaque être rempUt sa
fonction. Une puissance limitée peut être aussi
bonne qu'une puissance plus gTande, car le bien
n'est pas dans la quantité, mais dans la direction
de la puissance. Tout peut être bien et parfaitement
bien à sa place, sans sortir de son ordre. Il n'y a
qu'une seule chose qui ne puisse jamais être bonne,
c'est le mal, parce que le mal est le désordre, et que
le désordre n'a aucune place légitime. Quant à la
loi du progrès, tout peut être bien et parfaitement
bien, si, à chaque moment de la durée, chaque être
se développe comme il doit le faire pour réaliser sa
nature. Le vrai progrès consiste à s'éloigner du
néant pour tendre à la plénitude de l'existence ; et
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96 DEUXIÈME DISCOURS.
le mal n'est jamais dans la distance qui peut séparer
un être de son but, mais dans le fait qu'il n'a pas
avancé comme il le devait, ou qu'il a pris une fausse
direction.
Revenons maintenant à l'argumentation qui fait
l'objet de notre étude. Pour établir la nécessité du
mal, on confond le plus avec le bien, le moins avec
le mal, le jugement de hiérarchie avec le jugement
moral, et on dit: Sans le moins et le plus, il n'y
aurait point de hiérarchie ; sans hiérarchie pas de
diversité; sans diversité le monde est impossible.
Le moins, qui est le mal, est donc la condition de
l'existence du monde; il est nécessaire. Ce raison-
nement métaphysique est plus généralement pré-
senté sous la forme que voici : Il n'y a qu'un seul
être infini, Dieu ; tout ce qui n'est pas Dieu est
limité; la limite est le mal ; ce que nous appelons le
mal c'est la distance qui nous sépare de l'infini, la
part de néant qui reste en nous. S'il n'y avait rien
que Dieu, il n'y aurait point de monde; dès que le
monde doit être, il ne peut pas être infini, donc il
doit renfermer le mal. Demander qu'il n'y ait pas
de mal, c'est demander que Dieu existe seul. Le mal
n'est que l'imperfection inhérente à tout être fini, et
tout ce qui n'est pas Dieu est fini, imparfait; donc le
mal est nécessaire. Là-dessus les théoriciens triom-
phent. Ils triomphent jd'autant plus qu'ils ajoutent:
Comment y aurait-il progrès, s'il n'y avait pas de
mal? Le progrès consiste à se développer, à passer
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LE MAL. 97
de Fimperfeclion à une imperfection moindre, c'est-
à-dire du mal au bien. Supprimer le mal, ce serait
donc supprimer le progrès, que tout le monde re-
connaît être un bien. Le mal est donc la condition
du bien, et fait partie du bien.
J'espère que vous voyez maintenant les confusions
d'idées sur lesquelles repose tout cet échafaudage.
Pour être bon, il n'est pas besoin d'être Dieu, puis-
qu'il suffit d'être à la place que Dieu nous a faite,
et de remplir les devoirs qu'il nous prescrit. Le
progrès qui éloigne du mal, n'est pas le progrès
dans sa nature propre, c'est une restauration, et
une restauration suppose un désordre. Là où il n'y
aurait pas de désordre, le progrès consisterait non
pas à s'éloigner du mal, mais à s'éloigner du néant, à
se réaliser toujours plus dans la plénitude de l'être.
Cette confusion entre l'idée de la hiérarchie et
celle de la moralité, entre le mal et l'imperfection,
entre le progrès et l'éloignement du mal, a de re-
doutables conséquences. Si tout être fini est mau-
vais, et mauvais dans la proportion où il est distant
de l'infini, tous les êtres créés sont prédestinés au
mal, et ils sont prédestinés à un degré de mal plus ou
moins grand selon la place qui leur a été assignée
dans la hiérarchie; cette doctrine est horrible. Si
vous pensez que le développement d'un être, le
progrès, est toujours le passage du mal au bien, à
quelles conséquences arrivez-vous? Avez-vous ja-
mais, par une belle journée de juin, cueilli dans la
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98 DEUXIÈME DISCOURS.
haie, ou sur la montagne, un rameau d'églantier?
Peut-être la fleur encore fermée vous a séduit plus
que la fleur épanouie. Un bouton est une fleur à
l'état de développement, une fleur encorde imparfaite.
Avez-vous jamais pensé qu'un bouton fût une mau-
vaise fleur? Voyez ce gracieux enfant dont la seule
présence fait la joie de toute une famille, qui ne
saurait bégayer un mot qu'il estropie, sans appeler
un sourire de bonheur, et dont les pas chancelants
font les délices de sa mère. Cet enfant est un homme
à l'état de développement; c'est un homme impar-
fait, dans le sens de l'inachevé ; vous est-il jamais
venu à la pensée qu'un enfant fût un mauvais
homme? Cela est absurde. Mais, nous allons le voir^
il s'agit ici de bien autre chose que d'une absur-
dité. Examinons de près, et d'une manière géné-
rale, la doctrine que nous discutons.
Quelques-uns de nos contemporains ont reven-
diqué pour la science qu'ils appellent moderne, la
théorie que tout est bien. Pour prévenir cet ana-
chronisme, je prends la formule de cette théorie
dans un philosophe grec de l'école d'Alexandrie.
« Sans l'existence du mal, dit Plotin, le monde
serait moins parfait * ; » et pour qu'il ne reste aucun
* c Faut-il donc regarder comme nécessaires les maux qui se trouvent
dans l'univers, parce qu'ils sont la conséquence de principes supérieurs ?
Oui : car sans eux runivers serait imparfait. La plupart des maux, ou plutôt
tous les maux sont utiles à l'univers : tels sont les animaux venimeux ; maïs
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LE MAL. 99
nuage sur la portée de cette déclaration, il range
expressément la méchanceté dans les éléments qui
contribuent à la perfection de Funivers. Le sens de
la doctrine est que ce que nous appelons mal n'est
qu'une partie du bien, un élément du monde éter-
nellement et [primitivement nécessaire. Toutes les
erreurs qui ont obscurci, et obscurcissent encore les
intelligences; toutes les douleurs qui ont déchiré le
cœur humain et le plongent encore dans le deuil;
tous les crimes qui nous épouvantent et toutes les
bassesses qui nous dégoûtent: tout cela est bon;
tout cela est la condition de Fharmonie générale.
Notre ignorance seule trouve quelque chose à re-
prendre dans la marche de Funivers. Sans Fexistence
du mal le monde serait moins parfait. Développons
cette formule.
Si les Mexicains n'avaient pas immolé chaque
année des milliers de victimes humaines sur les
autels de leurs dieux; si les Espagnols ne s'étaient
pas emparés du Mexique au moyen de fraudes abo-
minables et de cruautés inouïes, le monde serait
moins parfait. Si un trop grand nombre de nos sem-
blables ne s'abrutissaient pas par Fhabitude de
Fivrognerie, le monde serait moins parfait. Si en
souvent on ne sait pas à quoi ils servent. La méchanceté même est utile
sous beaucoup de rapports, et peut produire beaucoup de belles choses:
par exemple elle conduit à de belles inventions; elle oblige les hommes à la
prudence. » Deuxième Ennéade. Livre troisième, xviii.
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100 DEUXIÈME DISCOURS.
déterrant la ville ensevelie de Ppmpéi * on n'avait
pas découvert d'ignobles lieux de débauche où les
gladiateurs allaient chercher de sales plaisirs avant
de se faire égorger pour Famusement du peuple; si
on n'avait pas trouvé d'autres établissements de
même nature consacrés au vice élégant et riche, le
monde serait moins parfait. Si les prostituées ne
couraient pas les rues, ajoutant à l'ardeur déjà trop
grande des passions, les excitations artificielles du
vice; si des spéculateurs détestables ne mettaient
pas leur industrie à corrompre de pauvres créa-
tures qui vont ensuite en corrompre d'autres, le
monde serait moins parfait. Continuons à dévelop-
per la formule.
Il était nécessaire, éternellement nécessaire, que
l'on ne pût affranchir les nègres d'Amérique, sans
rendre le sol des États-Unis tout ruisselant du sang
des citoyens et des larmes des familles. Il était né-
cessaire, éternellement nécessaire, cela faisait partie
du plan divin du monde, que dans les campagnes
de Sadowa, les Allemands jonchassent le sol de la
commune patrie des corps mutilés et sanglants de
leurs frères d'Allemagne. Il était nécessaire qu'à
l'exposition universelle de Paris, on admirât ces ca-
nons, ces fusils modernes, ces engins terribles de
destruction, et qu'on s'émerveillât des progrès d'une
société qui a si bien résolu le problème de tuer le
' Pompéi et les Pompéiens, par Marc Monnier. Paris, Hachette, 1864.
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LE MAL. toi
plus possible d'hommes dans le moindre espace de
temps. Tout cela est nécessaire et bon. L'ivrognerie
et la débauche sont des parures de la société; les
massacres de la guerre sont un des plus beaux em-
plois de l'intelligence et de la force de l'homme. Si
on pouvait supprimer le bagne et la guillotine, avec
le crime qui les appelle et les justifie, il manquerait
quelque chose à l'harmonie du monde. Continuons
à développer la formule.
Il faut qu'il y ait des mensonges et de vils men-
songes, des cruautés et de lâches cruautés; il faut
qu'il y ait des riches sensuels et avares, des pauvres
paresseux et pleins d'envie. Mais pensons à nous.
Messieurs, et que personne ici, je vous en conjure,
n'étudie le problème du mal en le regardant seule-
ment au dehors et comme une question qui lui
serait étrangère. Sans cette faute qui pèse sur notre
conscience, sans ce péché qui nous fait rougir tout
seuls, sans cette souillure je m'arrête: prolonger
ma démonstration serait vous faire injure. Contre
les arrêts d'une philosophie égarée, j'en appelle avec
un ferme espoir à votre cœur, à votre conscience, à
votre raison.
Mais comment est-il possible (vous le demandez
sans doute), comment est-il possible (lue des hom-
mes de tête et de cœur, des hommes intelligents et
honnêtes, puissent soutenir des doctrines aussi
monstrueuses dans leurs conséquences ? Le voici :
Ces philosophes se maintiennent dans les plus hau-
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102 DEUXIÈME DISCOURS.
tes régions de la pensée ; ils voient les choses en
grand, et ne daignent pas descendre sur le terrain
vulgaire des faits. Ds sentent au fond, et ils sem-
blent parfois le reconnaître, que les réalités de la
vie ordinaire échappent à leurs explications. Ces
théories qui n'expliquent pas les faits ordinaires de
Texistence, ne sauraient non plus être appliquées à
la conduite personnelle de ceux mêmes qui les pro-
fessent. Dans leur contact avec les honunes, ces
philosophes qui soutiennent théoriquement que
tout est bien, agissent et sentent comme nous.
Ils blâment ce qui blesse leur conscience; ils s'ir-
ritent contre ce qui les contrarie; et lorsqu'ils ont
publié la démonstration que tout est bien , ils se
plaignent des journalistes qui parlent mal de leurs
œuvres, et ils se plaignent plus encore de ceux qui
n'en parlent pas du tout. Us forment donc, au mépris
de leurs doctrines, les jugements : mal, plus mal,
très mal. Pour eux, la vie et la science sont deux
choses distinctes. Cette distinction ne saurait être
admise. On ne tient pas pour bonne une formule
d'algèbre qui ne peut se traduire en arithmétique,
et qu'un ingénieur ne saurait appliquer sans faire
fausse route; ne tenez jamais pour vraie une théorie
philosophique qui ne peut ni expliquer la vie, ni
s'appliquer à la vie.
Il s'agit ici d'un intérêt bien grave, car il s'agit
de la conscience humaine. La conscience est morte,
disait naguère, dans notre ville, un écrivain célè-
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LE MAL. 103
célèbre*. Elle n'est pas morte, Messieurs; elle ne
mourra pas, parce que son gardien a pour nom TÉ-
temel. Mais, sans mourir, la conscience peut devenir
malade, et les doctrines que je combats sont de na-
ture à produire ce triste résultat. Lorsqu'on pense
théoriquement que le mal est nécessaire, il est im-
possible qu'on n'arrive pas pratiquement à prendre
plus ou moins son parti du mal chez les autres, et
en soi-même. Les chefs d'école ne subissent pas à
l'ordinaire les conséquences de leurs erreurs, parce
que , ainsi que l'a remarqué Leibnitz ' , les chefs
d'école sont préservés, par les habitudes mêmes de
leur vie et de leur pensée, de beaucoup des tenta-
tions de la vie. Épicure, le patron des voluptueux,
était un homme d'une sobriété presque austère.
L'empereur Marc-Aurèle, qui admet en théorie la
nécessité du mal, ne semble pas avoir éprouvé
beaucoup d'inconvénients d'une doctrine contredite
par sa vie, et souvent par ses écrits. Mais le ravage
se fait chez les disciples. La pensée de la nécessité
du mal agit sur la volonté et sur la conscience com-
me une sorte de chloroforme funeste, et cette action
délétère peut aller loin dans les bas-fonds de la phi-
losophie pratique. Un ministre du culte exhortait un
jour un criminel qu'il voulait amener au repentir.
Cet homme lui dit : « Que voulez-vous, monsieur le
^ M. Edgar Qutnet, au congrès dit de la Paix, réuni à Genève, en sep-
tembre 1867.
' Nouveaux essais sur Tenlendemeni humain, Liv. IV, chap. xvi, § 4.
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104 DEUXIÈME DISCOURS.
pasteur? on sait bien que nous ne sommes pas par-
faits. » Cet homme confondait le jugement de hié-
rarchie avec le jugement moral, et mettait ses actes
sur le compte de l'imperfection inhérente à toute
créature. C'était un double parricide qui avait tué
son père et sa mère. Je n'invente pas, je raconte.
L'exemple est fort; mais jugez par l'extrême de ce
qui peut se passer dans les termes moyens.
Je crois à la profonde harmonie de la conscience
et de la raison ; mais enfin , s'il faut immoler la
conscience, ne l'immolons pas du moins sur les
autels du sophisme. Vous dites que tout est bien,
c'est votre doctrine. Vous ne pouvez pas contester
que l'humanité a l'idée du mal, et juge qu'il y a du
mal dans le monde. Ce jugement produit bien des
douleurs, bien des murmures et bien des plaintes;
qu'en dites-vous? Vous dites que ce jugement est
une erreur, que nos plaintes sont mal fondées, et
qu3 vous nous rendrez le contentement par la pos-
session de la vérité, en nous démontrant que tout
est bien. Nous sommes donc dans l'erreur, nous le
genre humain, puisque votre prétention est de re-
dresser notre pensée. Cette erreur n'est-elle pas un
mal? Elle est un mal, à vos yeux, puisque vous
voulez nous en guérir. En nous proposant un
remède, vous reconnaissez que nous sommes ma-
lades. Si tout était bien, comme vous le dites, nous
ne serions pas malades; l'erreur de la croyance au
mal n'existerait pas, vous n'auriez pas à la détruire.
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LB MAL. 105
Si votre doctrine était vraie, il n'y aurait pas besoin
de la démontrer. Le seul fait que vous êtes obligés
de prendre la parole en sa faveur la contredit.
C'est véritablement une lutte étrange, un contraste
saisissant que celui que nous présentent l'humanité
qui gémit et cette philosophie qui proclame que
tout est bien. Nous avons à recueillir ici un ensei-
gnement profond. Il faut prouver le bien en face de
l'expérience; il faut démontrer le mal aux hommes
de la raison. C'est qu'en effet la raison qui, comme
nous l'avons dit, devient l'expression de la conscience
universelle, du devoir-être suprême, la raison est
tournée vers ce qui doit être, tandis que l'expérience
nous manifeste ce qui est. Comment ce qui est n'est-
il pas conforme à ce qui doit être ? C'est précisé-
ment notre problème; mais ce problème, on ne le
résout pas en niant un de ses termes. Le monde est
ce qu'il est: une fausse étiquette ne saurait changer
la nature des choses. Placez la couronne d'oranger
sur le front d'une fille coupable, écrivez sur le dos
d'un galérien justement enfermé honneur et vertu,
vous ne rendrez pas à l'une sa virginité, à l'autre
son innocence. Le mal est là; vous avez beau dire
qu'il est bon, vous ne pouvez pas le croire, et sou-
vent votre accent vous trahit :
Vous criez : tout est bien, d^ne voix lamentable.
L'univers vous dément, et votre propre cœur
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t06 DEUXIÈME DISCOURS.
Cent fois de votre esprit a réfiUé Terrear.
tl le faut avouer, le mal est sur la terre *.
Le mal est sur la terre. Ne l'avouons pas seule-
ment, proclamons-le; que ce soit là notre force,
notre joie et notre espérance. Comprenez-vous tout
ce qu'il y a d'horrible dans la négation du mal, tout
ce qu'il y a de terrifiant dans l'affirmation que tout
est bien? Encore une fois, le monde est là, et,
quoi qu'en disent certains philosophes, il est là avec
ses erreurs, ses fautes et ses angoisses. De quoi
s'agit-il donc? Dire que le bien est réalisé, c'est
nous interdire de concevoir autre chose que ce qui
est, c'est nous retrancher l'idéal dans tous les sens.
Dire : il n'y a rien à espérer au delà d'un ordre de
choses semblable à celui que nous connaissons,
c'est nous ôter tout espoir, c'est briser notre cœur.
Affirmer que tout est dans l'ordre, c'est torturer la
raison, car la raison conçoit un ordre meilleur que
le monde qui nous est connu. Soutenir que le pé-
ché est bon (on évite autant que possible de le dire
d'une manière explicite, mais cette affirmation est
clairement contenue dans la doctrine), c'est outra-
ger la conscience, et faire ce qu'on peut pour l'é-
teindre. Qu'avons-nous donc ici? Des systèmes, des
théories, qui s'élèvent contre quoi? Contre les voix
de Dieu qui parlent au fond de notre nature; car
* Voltaire, le Désastre de Lisbonne. Les vers qui terminent le discours,
sont tirés du même poème.
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LE MAL. 107
c'est FAuteur même de notre nature qui nous fait
appeler le mal, mal, qui nous prescrit de le com-
battre, et fait briller à l'horizon de l'âme la sainte
espérance du bien. C'est donc une lutte des faux
sages contre Dieu et contre l'humanité. Aussi Vol-
taire, qui parle souvent mal et quelquefois très mal,
a-t-il vraiment bien parlé quand il a dit:
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
Tout est bien aujourd'hui, voilà riUusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
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TROISIÈME DISCOURS
Le Problème.
A GeDève, le 3 décembre 1867. — A Lausanne, le 22 janvier 1868.
Messieurs,
.Le bien étant le plan fondamental, ou l'ordre de
lunivers, le mal est une perturbation de ce plan, un
désordre. D'où vient ce désordre? Comment ce qui
ne doit pas être est-il? Comment un ordre qui ex-
prime la volonté du Tout-Puissant ne se trouve-t-il
pas réalisé? Telle est la question que nous avons à
résoudre. Il importe de bien préciser le sens, la
portée et les limites de cette discussion.
Je n'ai pas l'intention d'étudier avec vous l'his-
toire du mal, ,1a manière dont il se transmet, se
reproduit, et se perpétue; je cherche son origine, sa
cause. Qu'un de vos semblables vous donne un
mauvais conseil, et que vous suiviez ce conseil mau-
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1 1 TROISIÈME DISCOURS.
vais, c'est là une occasion pour le mal de se mani-
fester et de s'accroître, mais ce n'est pas sa cause,
son point de départ. Le mauvais conseil accepté sup-
pose un principe de mal chez celui qui le donne, et
un principe de mal chez celui qui l'accepte. Une
tentation du dehors n'est une tentation que parce
qu'elle éveille un écho dans l'âme. C'est pourquoi
la question d'un esprit rebelle ayant exercé à l'é-
gard de l'humanité le rôle de tentateur (question
grave assurément, et que des esprits superficiels
pourraient seuls traiter avec légèreté) ne rentre pas
dans le cadre de nos études; elle appartient à l'his-
toire du mal et ne concerne pas la recherche de son
origine. Supposons qu'un naturaliste parvienne à
démontrer que les germes de la vie ont été déposés
sur notre planète par la rencontre d'un autre corps
céleste où la vie existait déjà, cette découverte serait
considérable pour l'histoire de la vie, mais elle ne
jetterait aucun jour sur son origine. Il en est de
même dans la question qui nous occupe. Nous de-
mandons: d'où vient le mal? Le tentateur a offert à
l'homme l'occasion de le commettre; il fallait pour
cela que le tentateur fût mauvais. L'homme a ré-
pondu à l'appel du tentateur; il fallait pour cela que
le germe d'une tentation existât en lui. Pourquoi
le tentateur était-il mauvais? D'où venait dans
l'homme un germe de tentation? La question re-
cule ; elle n'est pas résolue. Pour qu'elle le fût, en
ce qui concerne le tentateur, il faudrait admettre
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LE PROBLÈME. 4 1 1
qu'il fût mauvais par nature, ou, en d'autres termes,
il faudrait admettre l'existence d'un principe éternel
du mal. C'est la doctrine dualiste qui admet deux
principes de l'univers. On trouve cette doctrine
chez les Persans, sous sa forme religieuse; on la
trouve chez les Grecs, et chez plusieurs modernes,
sous sa forme métaphysique. Mais l'histoire des
religions et des philosophies montre que la raison
fait un effort continuel pour s'affranchir de tout
dualisme, comme de tout polythéisme, et pour s'at-
tacher à la conception d'un principe unique du
monde. Le dualisme religieux ne se montre plus
que dans quelques sectes relativement obscures.
C'est l'influence, trop exclusive encore, de la philo-
sophie grecque qui maintient des traces du dualisme
philosophique dans la métaphysique moderne. De-
puis l'établissement du dogme chrétien, l'idée de
l'existence de deux principes éternels a disparu du
grand courant de la pensée humaine. L'étude de la
logique rend parfaitement compte de ce fait. L'ob-
servation attentive des procédés de la raison constate
en effet que la recherche de l'un dans le multiple,
est la loi générale de la pensée. Nous ne pouvons
pas précisément démontrer l'unité du principe des
choses, parce que cette unité est le fond même de
la raison et la base commune de toute démonstra-
tion. La supposition d'un principe étemel du mal
sera donc laissée de côté, dans notre étude, comme
condamnée, historiquement et logiquement, par le
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i\f TROISIÈME DISCOURS.
fait même du développement de Tesprit humain
prenant conscience de sa propre nature.
Nous examinerons aujourd'hui des solutions
trompeuses qui paraissent répondre à la question
que nous avons posée, et qui n'y répondent point
en effet; nous signalerons ensuite une solution in-
complète, qui renferme une part de vérité, mais qui
est insuffisante pour rendre compte de la totalité
des faits; nous reconnaîtrons enfin quels sont les
caractères généraux du mal, afin d'établir, en ter-
minant, le véritable état de la question. Solutions
trompeuses, — solution incomplète — caractères
du mal : telle sera la marche de notre pensée.
I. SOLUTIONS TROMPEUSES
Les solutions que j'appelle trompeuses ont toutes
le même caractère. Elles s'arrêtent aux occasions
qui permettent au mal de se manifester, et aux
agents qui le transmettent, et induisent en erreur
l'esprit qui croit avoir atteint sa cause réelle, sa
véritable origine.
On a cru, par exemple, avoir résolu le problème
en disant que le corps est la source du mal, et que
IVsprit, bon en lui-même, est vicié par son union
avec la matière. Il est certain que le corps est l'oc-
casion de bien des maux; il est le siège des pen-
chants sensuels, comme tout le monde le sait, et
une étude sérieuse des rapports du physique et du
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LBPROBLilie. 113
moral peut même conduire à reconnaître dans les
organes corporels le siège de toutes nos passions,
même de celles qui n'ont pas les jouissances de la
matière pour objet. Ces considérations sont impor-
tantes pour l'histoire des manifestations du mal;
elles sont utiles pour la pratique de la vie, en indi-
quant les moyens d'améliorer l'état moral par la
bonne discipline du corps. Mais il n'y a là aucune
réponse à la question de l'origine du mal. Le corps
en^soi n'est pas mauvais; rien n'est plus facile que
de concevoir un corps dans l'ordre, un corps spiri-
tuel, c'est-à-dire servant d'organe à l'esprit, au lieu
de l'asservir à des penchants dépravés. Quand on a
déterminé le siège physique de nos penchants, il
reste à demander pourquoi le rapport entre notre
âme et notre corps se trouve être de telle nature
que le corps opprime l'esprit. Le problème subsiste
tout entier.
Étudions, avec plus de détail, une autre solution
trompeuse, la doctrine qui cherche l'origine du mal
dans les institutions sociales. Cette doctrine existe
plus ou moins, en germe et confusément, dans un
grand nombre d'esprits; nous la trouvons exposée
en pleine lumière dans le système d'un homme cé-
lèbre, Charles Fourier. Établissez les phalanstères,
laissez se réaliser l'harmonie sociale, et vous verrez
descendre le paradis sur la terre. La source du mal
est dans les institutions; des institutions bonnes
8
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i li TROISIÈME DISCOURS.
feront disparaître toutes les misères dont nous pou-
vons nous plaindre:
La terre, après tant de désastres,
Forme avec le ciel un hymen,
Et la loi qui régit les astres
Donne la paix au genre humain'.
Sans vouloir discréditer, au moyen du ridicule,
la part sérieuse des idées de Fourier, je vous mon-
trerai pourtant où conduit l'application extrême du
principe. On se plaint beaucoup de la désobéissance
des enfants. Un phalanstérien, M.Victor Considérant,
si je ne me trompe, a donné une recette infaillible
pour tarir la source de ces plaintes. Ne commandez
jamais aux enfants que ce qui leur plaît, ils obéiront
toujours; c'est-à-dire: supprimez le commandement,
vous supprimez la désobéissance; détruisez l'insti-
tution du pouvoir, il n'y aura plus de place pour le
mal de la révolte. La solution est simple; mais est-
elle bonne? Examinons-la dans son sens général.
Quel est le rôle des institutions dans l'existence du
mal? La question est grave, et la vérité doit mar-
cher ici entre deux erreurs qu'il est utile de recon-
naître.
Les penseurs que j'appellerai les moralistes di-
sent : « Les hommes sont tout; les institutions ne
sont rien. Ayez des hommes bons, toutes les insti-
tutions sont bonnes; supposez les hommes mauvais,
' fiéranger, Us Fous,
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LBPROBLÈMB. H 5
ils corrompent les institutions les meilleures. » Telle
est l'opinion des moralistes. Cette opinion n'est
point conforme à la vérité. Les institutions font
du bien, et les institutions font du mal. Dans la fa-
mille, par exemple, la polygamie, ou le divorce ro-
main, qui avait réduit le mariage à un concubinage
passager, ne sont point des choses indifférentes. Dans
la société, l'institution de l'esclavage n'est pas indif-
férente. Certainement, si tous les esclaves étaient
parfaits et tous les maîtres accomplis, une société
esclavagiste pourrait être heureuse ; mais les escla-
ves n'étant pas parfaits et les maîtres non plus, l'es-
clavage est loin d'être sans influence sur l'humanité
telle qu'elle est. Un homme tenait naguère une plu-
me, et allait apposer sa signature au bas d'un acte
public. Cette seule signature devait transformer en
hommes libres vingt millions de serfs attachés à la
glèbe. Auriez-vous voulu vous approcher, dans ce
moment solennel, de l'empereur de Russie, et lui
dire: « Sire! vous allez vous créer de bien grands
embarras; vous allez amener dans l'administration
de votre empire des complications redoutables; vous
aurez une crise effrayante à traverser; et pourquoi,
après tout? Qu'importent les institutions? Que les
seigneurs soient bons, et les serfs seront heureux. »
Je ne doute pas que, sous une forme moins explicite,
on n'ait fait ce raisonnement à l'empereur Alexandre.
Il ne Fa pas écouté, et vous serez tous d'accord avec
moi pour dire qu'il a bien fait. Des institutions li-
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i 1 6 TROniÈMB DISCOURS.
bres développent dans un peuple le sentiment de
la dignité personnelle, et des institutions tyranni-
ques tendent à dégrader les hommes. Il est des
institutions de justice, qui développent le sentiment
de la justice, et des institutions injustes, qui déve-
loppent le sentiment de l'oppression. Il existe des
institutions de paix qui provoquent la mutuelle
bienveillance, et il existe des institutions de guerre,
qui provoquent l'hostilité, la haine et toutes les pas-
sions mauvaises. Il ne faut jamais s'opposer à des
réformes salutaires sous prétexte que les hommes
sont tout et que les institutions ne sont rien. L'er-
reur des moralistes a des conséquences fâcheuses
pour la pratique. Dans les luttes sociales, les con-
servateurs stationnaires s'en emparent, et s'en font
une arme pour combattre les améliorations désira-
bles dans la chose publique.
Les institutions agissent pour favoriser le bien
ou le mal; mais il est évident qu'elles ne sont pas
la racine du mal ou du bien. Leur accorder une
puissance morale absolue est Terreur des hommes
que j'appellerai ici les politiques.
L'erreur des politiques est exploitée par les pas-
sions révolutionnaires et produit avec les révolu-
tions les déceptions amères qui les suivent presque
toujours. On a cru atteindre la source même du
mal par le changement des institutions, et l'on voit
avec douleur le mal reparaître sous les institutions
nouvelles, quelles qu'elles soient. Les flatteurs en-
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LE PROBLÈME. 117
toupent le trône d'un monarque; on renverse le
trône, la flatterie reparait; elle s'adresse au peuple
victorieux, aussi basse quelquefois, aussi* perfide,
aussi funeste que lorsqu'elle s'adressait à une tête
couronnée. Les révolutionnaires dont le but est de
se pourvoir d'emplois avantageux, peuvent attein-
dre, par une commotion politique, le but qu'ils
poursuivent; mais les esprits généreux qui atten-
dent d'un changement politique la destruction totale
des abus, ont toujours à pleurer sur leurs espérances
trompées. Sans remonter plus haut dans l'histoire,
informez-vous de ce que pensaient, en 1830, quel-
ques-uns des Français qui ont travaillé à la révolu-
tion de cette époque; et écoutez ce qu'ils disent main-
tenant. Un changement dans les institutions peut
être avantageux, comme il peut être* nuisible; mais
la source première du mal n'est pas là. Sous les
institutions en effet se trouvent les hommes, la na-
ture humaine, et c'est ici que les moralistes triom-
phent. Expliquons-nous par un exemple. On parle
beaucoup, à notre époque, de sociétés coopératives
et d'associations ouvrières. J'ai à peine le droit d'a-
voir une opinion sur ces matières; je me permettrai *
cependant de dire que, dans ma pensée, il peut y
avoir là le germe et l'aurore d'un meilleur avenir
pour nos sociétés tourmentées. Mais il est parfaite-
ment certain que si vous établissez la coopération
des paresses et l'association des prodigalités, vous
n'obtiendrez pas de brillants résultats, ni sous le
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118 TROISIÈME DISCOURS.
rapport du trayail, ni sous celui de l'épargne. Il faut
donc travailler à réformer les hommes eV» avant
tout, il faut que chacun s'applique à se réformer
soi-même. L'on n'est jamais mieux venu à solliciter
les réformes publiques que lorsqu'on s'est attaché
consciencieusement à opérer sa réforme indivi-
duelle. Il existe à cet égard un préjugé (je dis un
préjugé, parce que les meilleurs avis viennent quel-
quefois de ceux qui ont agi le plus mal, et ont
reconnu, par un effet de contraste, tous les avan-
tages du bien), il existe un préjugé assez naturel qui
fait que pour la réforme des finances on ne prend
pas volontiers l'opinion des banqueroutiers, et que,
pour l'organisation du travail, l'opinion des oisifs
n'est pas la mieux reçue. La nature humaine se
trouve au-dessous des institutions, et la meilleure
organisation sociale sera paralysée dans ses effets
si elle est appliquée à des hommes mauvais. Puis,
ces institutions au-dessous desquelles nous trou-
vons l'homme et la nature humaine, d'où viennent-
elles? Elles ne sont pas tombées du ciel comme
une feuille du Coran; elles ne sont pas sorties des
entrailles de la terre comme les laves de l'Etna;
elles procèdent de la vie de l'humanité, et, à leur
origine, on trouve toujours, avec une part à faire
à l'influence de la nature, les sentiments et les vo-
lontés qui les ont produites. Cette origine nous est
habituellement cachée par les nuages qui couvrent
le passé; mais il est un certain nombre de cas où
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LE PROBLÈME. 119
nous voyons clair; en voici un: L'Amérique vient
d'être comme noyée dans son sang pour la destruc-
tion de Fesclavage. D'où est venu l'esclavage améri-
cain? Nous connaissons son origine; nous pouvons
dire les sentiments cupides et les volontés perverses
qui l'ont produit. Son origine, ses conséquences
désastreuses, sa fin sanglante : tout est là, devant
nous, dans la pleine lumière de l'histoire. Si nous
ne pouvons pas constater ainsi, sous toute institu-
tion vicieuse, des sentiments fâcheux et des volontés
mauvaises, c'est seulement que notre science histo-
rique est en défaut.
Les institutions ne créent pas le mal: à cet égard
les politiques se trompent; mais les institutions
transmettent et augmentent soit le mal, soit le
bien; elles ne sont donc pas indifférentes: sous ce
rapport les moralistes se trompent. L'erreur des
moralistes et l'erreur des politiques peuvent être
symbolisées dans le fait que voici. Un homme est
occupé à soulever une pierre avec jun levier per-
fectionné. Le caractère propre d'un levier est de
transmettre la force, et de l'augmenter en la trans-
mettant. Deux promeneurs s'arrêtent et regardent
l'homme travailler. L'un dit: « Quand on a des bras
assez forts, on n'a^ que faire de levier; au fond le
bras est tout et le levier n'est rien; » c'est le mora-
liste. L'autre dit: « Que de perfectionnements dans
la mécanique moderne ! nous finirons par avoir de
si bonnes machines qu'on n'aura plus besoin de
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120 TROISIÈME DISCOURS.
bras; » ainsi parle le politique. La vérité échappe à
Tun et à Fautre. Améliorons les machines et forti-
fions les bras, c'est alors que tout ira bien; ou,
pour traduire cette figure, eflForçons-nous de semer
et de cultiver les germes du bien dans Tâme de nos
semblables et dans la nôtre, pour obtenir des hom-
mes d'intelligence et de bonne volonté. Ces hommes
amélioreront les institutions; et des institutions
améliorées, dans lesquelles se traduiront de plus en
plus les principes de la liberté vraie, de la justice
et de la bienveillance, contribueront à augmenter
l'intelligence et la bonne volonté qui produiront des
institutions meilleures encore que les précédentes.
Telle est la conséquence pratique qui découle des
considérations qui précèdent. Venons-en mainte-
nant directement à notre objet.
Les institutions mauvaises sont des agents de
transmission et d'augmentation du mal; mais en
faire l'origine même du mal est une solution mani-
festement trompeuse. Il vous sera facile de recon-
naître des caractères analogues dans diverses autres
solutions qui pourront s'offrir à vous dans la con-
versation ou la lecture. On montre l'occasion qui
transmet et aggrave le mal, et on croit avoir atteint
son origine. Passons à la solution incomplète.
n. SOLUTION INCOMPLÈTE
L'ordre étant la base de l'univers, comment le
désordre a-t-il pu commencer? Pour créer un vrai
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. LE PROBLBME. il1
commencement, il faut mie cause, une puissance
productrice, en un mot une liberté, car, là où au-
cune cause libre n'intervient, il ne peut y avoir que
la continuation de ce qui existait déjà; rien ne com-
mence à proprement parler. La liberté! c'est le mot
de la société moderne, mais ce n'est pas celui de la
science moderne, ni celui de la science en général.
La science a toujours eu une peine infinie à accepter
l'existence de la liberté, et voici pourquoi : La science
cherche à remonter d'une idée à une autre, par une
série de raisonnements qui établissent la raison
d'être de tout. L'esprit scientifique, en effet, s'est
formé principalement, dès les temps anciens jusqu'à
nos jours, dans la considération des mathématiques
et de la physique. Or, dans les objets qu'étudient la
physique et les mathématiques, il n'existe aucun
élément de liberté. On a puisé à cette source l'idée
la plus répandue de la science universelle, comme
nous l'avons dit dans notre précédente séance. Si
la science ainsi conçue est la science universelle,
tout est fatal dans l'univers, puisque là où la néces-
sité logique se montre, il n'y a point de place pour
la liberté. Un savant athée a dit un jour : « Si Dieu
existait, le fil de la science serait à jamais coupé. »
C'est-à-dire, quand nous arrivons en face de la vo-
lonté suprême et qu'à la question : pourquoi telle
chose est-elle? on répond: parce que Dieu l'a voulu,
le raisonnement s'arrête devant cette cause libre.
Voilà pourquoi la science a tant de peine à accepter
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12S TROISIÈME DISCOURS.
la liberté divine. Dieu lui semble un point d'arrêt
qui la gène dans renchainement logique de ses
pensées. Mais si Dieu la gêne, l'homme ne la gêne
pas moins. S'il existe dans l'homme un élément
quelconque de liberté, il faut bien arriver aussi,
lorsqu'on veut expliquer ses actes, à trouver, dans
une mesure quelconque, la raison d'être de sa con-
duite dans la détermination de sa libre volonté. Si
toutes les actions des hommes peuvent s'expliquer
par un enchaînement de raisonnements nécessaires,
il n'y a dans l'homme aucun principe de Uberté.
S'il y a dans l'homme un principe de liberté, si fai-
ble, si réduit, si chétif qu'on le suppose, il y a dans
les actions humaines un élément qui échappe au
déploiement de formules semblables à celles des
mathématiques. Aussi les philosophes qui nient la
liberté divine au profit de la science telle qu'ils la
conçoivent, sont obligés de nier pareillement la
liberté humaine, et d'affirmer que tous les faits de
la société ne sont qu'un pur mécanisme. Ils le di-
sent; mais voici la bizarrerie de leur situation. Plu-
sieurs des hommes qui soutiennent cette doctrine
se mêlent des affaires politiques, et figurent dans les
rangs du parti dit libéral. Dans leurs livres de
science ils affirment que la liberté humaine est une
chimère; dans les journaux, dans les assemblées
délibérantes, ils sont les champions de la liberté ! Les
voilà, comme le maître Jaques de Molière, obligés de
changer le vêtement de leur pensée selon les objets
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LE PROBLBIiE. 113
divers dont ils s'occupent. Le sentiment de cette
contradiction auquel ils ne sauraient échapper tou-
jours, contribuera sans doute à l'ayancement de la
vérité. C'est assurément une conception fausse que
celle qui nie, par l'idée même qu'on se fait de la
science, tout élément de liberté dans l'univers, soit
en Dieu, soit dans l'homme. L'homme s'oublie lui-
même dans la contemplation du mécanisme de la
matière qu'il étend au monde spirituel; et l'on peut
dire que si la préoccupation exclusive de soi est
l'essence du péché moral, l'oubli de soi est l'essence
des grandes erreurs philosophiques. U ne s'agit que
de prendre en considération l'ordre des phénomènes
moraux et sociaux, il ne s'agit que d'introduire
dans la science les données de la conscience, pour
entendre que l'acte d'une volonté est une explica-
tion, une raison d'être, pour renoncer à trouver
dans les procédés des mathématiciens et des physi-
ciens la méthode de la science universelle, et pour
faire la part de la liberté. La négation de la liberté
ne permet pas de poser la question qui nous oc-
cupe, parce que là où tout est fatal il ne saurait y
avoir de différence entre ce qui est et ce qui doit
être. Dès que l'idée de la liberté est admise, le pro-
blème du mal subsiste, et une voie est ouverte pour
chercher sa solution. Voici la solution que j'appelle
incomplète; je vais l'exposer, et je distinguerai en-
suite, dans l'ensemble de la doctrine, la part que je
liens pour vraie et la part que je ne puis accepter.
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iSi TROISIÈME DISCOURS.
La liberté renferme la possibilité du mal. En
effet, l'être qui, en présence de la loi, ne pourrait
pas exécuter la loi ou la violer, obéir ou désobéir,
cet être ne serait pas libre. Une créature libre est par
essence capable de mal. Demander qu'une créature
soit incapable de faire le mal, c'est demander
qu'elle ne soit pas libre. Être capable, c'est la gran-
deur de l'être libre, le pouvoir est en lui le sceau
et l'image du Dieu tout-puissant. Être capable de
mal, c'est le sceau de la créature, parce qu'il n'existe
qu'une seule volonté qui soit identique au bien,
tellement que la supposer mauvaise est une contra-
diction pour le philosophe, et un blasphème pour
le croyant.
Si la créature libre se révolte contre la loi, cette
révolte n'a aucune raison d'être que la volonté
même qui la produit. La possibilité de la révolte,
qui est renfermée dans l'idée de la liberté, n'est à
aucun degré la réalisation du mal. La cause de la
réalisation du mal est la décision de la liberté qui
viole sa loi. En chercher une autre, c'est nier la
liberté, et méconnaître l'essence même des phéno-
mènes moraux.
La révolte de la volonté contre sa loi est le
péché, forme primitive du mal. Le péché produit
l'erreur. Si vous vous trompez, c'est toujours votre
faute. N'affirmez jamais que lorsque vous voyez
Févidence; suspendez votre jugement toutes les fois
que l'évidence n'est pas là, vous ne vous tromperez
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LE PROBLÈME. 1Î5
pas. L'erreur dans Tordre intellectuel procède tou-
jours d'un tort de la volonté qui laisse l'intelligence
former des jugements précipités et téméraires. L'er-
reur morale est de même imputable à celui qui la
commet. Si vous ne prenez pas la peine de lire la
loi inscrite dans votre conscience, vous êtes coupa-
ble de négligence. Si, pour justifier des penchants
mauvais, vous cherchez des sophismes au moyen
desquels vous voilez la lumière naturelle, vous arri-
verez à ne plus discerner la loi; mais votre igno-
rance de la loi, dès qu'elle est volontaire dans son
origine, ne saurait vous justifier.
Le péché ayant produit l'erreur, la souffrance
suit l'erreur et le péché. Ici se placent les apologies
de la douleur que nous avons exposées, et aux-
quelles il suffit de renvoyer. Dès que le monde est
envahi par le péché et par l'erreur, la souffrance pa-
raît, comme avertissement, comme remède, comme
punition; elle se montre avec un caractère juste et
bienfaisant.
Voici le résumé de ces raisonnements. A la base
de l'univers est l'ordre, expression de la volonté di-
vine. Le mal a son origine dans le mauvais usage
de la liberté. La possibilité du mal est contenue
dans l'idée de la liberté, en sorte qu'il est impossible
de concevoir un être libre, sauf Dieu, si cet être
n'est pas capable de mal. Et la liberté même, qu'en
dirons-nous? Est-elle un mal? Elle est plus qu'un
bien; elle est la condition même de tout bien, puis-
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126 TROniÂHE DISCOURS.
qu'elle est la condition de l'existence d'un esprit.
Reprocherons-nous à Dieu d'avoir créé des esprits,
c'est-à-dire des puissances libres? «Quoi! pour em-
« pêcher l'homme d'être méchant, fallait-il le ré-
« duire à l'instinct et le faire bête ? Non, Dieu de
« mon âme, je ne te reprocherai jamais de l'avoir
« faite à ton image, afin que je puisse être libre, bon
« et heureux comme toi*. » Telle est. Messieurs, la
solution que j'appelle incomplète. Maintenant dis-
tinguons.
L'origine du mal doit se trouver dans Tacte des
volontés créées; c'est l'affirmation commune à toute
philosophie spiritualiste qui se comprend elle-
même. J'accepte et je défends cette partie de la so-
lution. Mais la solution proposée suppose que toute
l'origine du mal se trouve dans l'exercice individuel
des volontés. Tout péché, toute douleur, tout désor-
dre doit trouver son explication dans la considéra-
tion de l'abus que les uns ou les autres nous avons
fait de notre puissance libre. Je n'accepte pas cette
partie de la solution. Elle forme le caractère propre
de la doctrine que je désignerai sous le nom d'indi-
vidualisme, et que j'affirme être incomplète. Nous
comprendrons ce qui lui manque en nous livrant à
l'étude des caractères du mal.
^ Rousseau, Pro/ètiton de foi du Vicaire savoyard.
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LE PROBLEME. 1^7
m. GABAOTÉBES DU MAX.
Le mal, tel qu'il se présente à notre observation,
a deux caractères principaux: sa généralité d'abord,
puis (passez-moi ce terme un peu barbare que je
n'ai pas trouvé le moyen de remplacer) son essen-
tialité. Généralité du mal, essentialité du mal : ces
deux idées vont fixer successivement notre atten-
tion.
Générante du moi.
On ne saurait guère contester la généralité de
l'erreur. Toutes les sciences, sauf peut-être les ma-
thématiques pures, ne se développent pas seulement
par un accroissement de la vérité connue, par un
progrès de la lumière, ce qui est l'état normal; elles
se développent en renversant des erreurs, des pré-
jugés, des théories fausses, des maximes falla-
cieuses, qui forment comme le fonds commun et le
courant général de la pensée de l'humanité. Le fait
est si apparent que nombre de philosophes, pre-
nant l'expression générale de ce qui est pour la
formule de ce qui doit être, ont admis que c'est le
caractère propre de l'intelligence de passer par l'er-
reur pour arriver à la vérité.
On ne conteste pas la généralité de la douleur. A
cet égard, les plaintes abondent autour de nous
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iS8 TaOISlÈMB DISCOURS.
dans la vie de chaque jour. Si nous consultons la
grande voix dans laquelle l'humanité s'exprime et se
rend à elle-même témoignage de son état, je veux
dire la littérature, nous reconnaîtrons sans peine
que son fond est triste. Je n'oublie pas les poésies
d'Anacréon et toute la famille des gais chanson-
niers, mais ce ne sont là que des sons rares et fugi-
tifs se mêlant à une puissante et sombre harmonie.
Le jugement des hommes sur la vie est triste, et,
pour ceux qui n'ont pas une foi ferme au bien, cette
foi qui suppose et renferme la vue de Dieu et la
certitude de l'avenir immortel, ce jugement est
presque désespéré. Écoutez cette citation unique,
qu'il serait facile d'entourer de citations d'écrivains
de tous les temps et de tous les pays. C'est Cicéron
qui parle : « Après le bonheur suprême de ne pas
« naître et d'éviter les écueils de la vie, le sort le
« plus heureux pour quiconque est venu au monde,
« serait de mourir à l'instant même, et d'échapper
« à la fortune comme on se sauve d'un incen-
« die*. » Pourquoi insisterais-je? ma cause n'est
que trop gagnée. Il importe moins de nous redire
les tristesses de la vie que de nous rappeler les
biens dont elle abonde, et que nous laissons perdre
par notre faute. Au lieu de nous plaindre, nous
devrions nous appliquer à puiser aux sources de
bonheur qui nous sont libéralement ouvertes. On
* Fragments de Cicéron, dans l'édition Panckoucke, t. XXXVI, p. 467.
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LIPROBÙIIB. 1Î9
noiis le démontre; mais lorsque, instruits par Tâge
et par l'expérience, nous écoutons cette démonstra-
tion, elle ne fait trop souvent qu'éveiller le tardif
regret de joies qui ne sont plus à notre portée, et
ajoute ainsi une nouvelle goutte d'eau à l'océan de
la douleur humaine. Passons à la généralité du
péché.
Il faut d'abord nous entendre sur le sens du mot
loi, dont nous aurons à nous servir. Ce que nous
appelons loi dans les phénomènes naturels, c'est
l'expression générale des faits. La loi de la pesan-
teur, par exemple, exprime le fait général que les
corps sont attirés dans la direction du centre de la
terre. Dans cet ordre de choses, les faits sont tou-
jours conformes à la loi (si la loi vraie est connue),
parce qu'il n'y a dans la matière aucun principe
d'action, aucun caprice, aucune révolte. Dans le
monde spirituel la loi est un commandement, l'ex-
pression de ce qui doit être; et comme le comman-
dement s'adresse à des êtres libres, les faits peuvent
être ou n'être pas d'accord avec ce commandement.
Il y a donc des lois qui sont l'expression générale
de ce qui est, et d'autres lois qui sont l'expression
de ce qui doit être. Les premières sont réalisées
dans la nature; les secondes sont proposées à la
volonté, dans le monde moral. Il peut cependant
y avoir dans le monde moral des lois exprimant la
généralité des faits; mais ces lois ne seront pas
absolues comme celles de la nature; il y aura, ou
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IM TROISIÈME DISCOURS.
pourra toujours y avoir des exeeptiofis. Par exem-
ple, il y a des hommes qui jeûnent; cela n'empêche
pas que la loi des faits est que Thomme mange
quand il a faim, parce que c'est le cas général. Il y
a des mères qui tuent leurs enfants; cela ne nous
empêche pas de dire : la loi des faits est que les
mères soignent leurs enfants, parce que c'est le cas
général. Cela dit, pour nous rendre compte de
l'étendue du péché, il faut déterminer la loi du de-
voir, ou le commandement; puis constater la loi des
faits, ou le commun usage, et comparer les deux
sortes de lois. Si la loi des faits, sauf quelques
exceptions, est d'accord avec la loi du devoir, nous
.dirons que l'état des choses est bon. Si, dans la
grande généralité des cas, la loi des faits contredit
la loi du devoir, nous dirons que l'état des choses
est mauvais. Où en est à cet égard le genre humain?
Commençons par le commencement. Un homme
est né.... Arrêtons-nous là, au phénomène de la nais-
sance. La reproduction de l'espèce humaine a été
confiée à un instinct qui nous est commun avec les
races animales. Cet instinct en a reçu pour com-
pagnon un autre, dans lequel la nature spirituelle
maintient ses droits et sauvegarde sa dignité: la
pudeur; et il a été placé sous la garde d'une loi: la
loi de la chasteté. Je prends ici ce terme dans le
sens général que lui accorde notre langue, dans le
sens où l'idée de la chasteté s'applique à l'épouse
comme à la jeune fille, au père de famille aussi bien
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LE PROBLÉHE. 13)
qu'à Fadolescent. L'instinct de la reproduction abou-
tit légitimement à l'union des sexes, et la loi mo-
rale relative à l'union des sexes nous est connue
dans sa condition, dans son but et dans ses consé-
quences. Sa condition est que l'union des corps soit
amenée et justifiée par le rapprochement des âmes,
par un libre et réel consentement : c'est la part du
cœur dans la loi de la chasteté. Le but est la trans-
mission de la vie, et le rapport du moyen au but est
d'une manifeste évidence : c'est la part de la raison
dans la loi de la chasteté. La conséquence est le
concours du père et de la mère, qui suppose une
union durable, pour que la tendresse maternelle et
les graves devoirs de la paternité s'unissent dans
l'éducation morale, intellectuelle et physique de l'en-
fant: c'est la part de la conscience dans la loi de la
chasteté.
Gela est-il ainsi. Messieurs? Ne vous demandez pas
si la loi, avec toute Fétendue des conséquences que
chacun peut facilement en déduire, est une loi dure
ou douce, facile ou sévère, dans les conditions ac*
tuelles de notre nature; ce n'est pas la question. La
question est de savoir si c'est la loi, et s'il nous se-
rait possible de penser autrement. Voulez-vous vous
convaincre que c'est bien la loi? n'en faites pas une
question de morale, parce que qui dit morale, dit
mœurs; qui dit mœurs, éveille l'idée de la règle des
mœurs, et, devant l'idée de la règle, les passions sont
toujours disposées à s'insui^er, et se mettent à bat-
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i 38 TROISÙMK DISCOURS.
tre les buissons des idées pour en faire sortir des
sophismes. Voyez donc comment rhumanité rai;
sonne invariablement sur ce chapitre, toutes les fois
qu'elle aborde le sujet sans faire de la morale.
Que le libre consentement soit la condition légi-
time de l'union des sexes, c'est ce dont personne ne
doute. L'idée de la violence fait horreur, le code
pénal s'en préoccupe; et toute contrainte, quelle
qu'elle soit (car toutes les contraintes ne sont pas
matérielles), éveille la réprobation et le dégoût. Le
libre consentement, dans le cas qui nous occupe, est
un axiome qui remplit tous nos discours, qui fait
le fond de tous les romans et de toutes les poésies.
Quant au but, ouvrez le premier traité de physiolo-
gie venu, et vous y trouverez établi, sans apparence
aucune d'hésitation, la distinction des fonctions qui
se rapportent à la conservation et au maintien de
l'individu, et de celles qui ont pour fin la reproduc-
tion de l'espèce. Quant aux conséquences enfin, les
économistes partent de l'idée qu'il ne faut pas mettre
des enfants au monde sans accepter le devoir de
les entretenir, et la loi civile, pour ce qui est de son
ressort, se fait l'organe partiel de la conscience en
imposant aux parents l'obUgation de nourrir et d'é-
lever leurs enfants. La morale chrétienne sur ce
sujet a moins apporté des idées nouvelles qu'elle
n'a réuni comme en un foyer, et marqué du sceau
de l'autorité divine, ce qui est véritablement pour
la raison la loi de la nature. Cette loi, bien que
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LE PROBLÈME. 133
violée par les mœurs, par les institutions et par des
maximes faites pour justifier les mœurs et les insti-
tutions, cette loi s'est révélée toujours, plus qu'on
ne le croit, à tous les hommes qui ont essayé de
déchiffrer les caractères inscrits dans la conscience
et la raison de l'humanité. Aux plus mauvais jours,
par exemple, de la décadence romaine, à une époque
où les mœurs étaient vraiment effroyables, quelques
auteurs païens ont exposé, presque dans toute leur
étendue et dans toute leur rigueur, les devoirs de la
chasteté *.
La loi du devoir nous est donc connue. Quelle est
la loi des faits? Répétons-le: dans le monde de la
liberté il n'existe pas de lois fatales. Il y a des êtres
qui résistent aux entraînements de la chair et res-
tent purs. A cet égard le doute est un châtiment.
Dans une des pages les plus saisissantes de la litté-
rature moderne, une des victimes fameuses des
passions des sens, Alfred de Musset, a dépeint les
tortures du libertin qui, assiégé par des doutes af-
freux et qui lui font horreur à lui-même, reconnaît
avec angoisse qu'il s'est rendu, par sa faute, inca-
pable de croire à la pureté *. La loi n'est pas fatale.
Voici ce qui arrive souvent. Un homme, sous l'in-
fluence de ses passions, se trouve en présence des
séductions de la vie. Il est averti par sa conscience,
^ Voir Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l'arUiquité; en
particulier les pages 123 et suivantes du tome IL
* La Confossion d'un enfant du siècU, cinquième partie^ chapitre i.
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134 TROMÉIIB MSOOURS.
mais il n'a pas le courage de lui ahéir. Une curiosité
malsaine le fait assister à des spectacles qui évél-
lent ses sens, lui laisse entendre des propos corrop*
teurs, le porte à faire des lectures qui déposent dans
son ims^nation d'irréparables souillures. L'imagi-
nation souillée pervertit les sens; le vice arrive, et
le coupable met ses torts sur le compte de la nature;
il appelle peut-être la science à son secours pour
démontrer la nécessité des désordres dont U s'est
rendu lui-même la victime. Écoutons à cet égard le
témoignage d'un écrivain qui avait le droit de par-
ler parce qu'il avait lutté et vaincu : a Quand on
« n'a pas pris la peine de surmonter ses passions,
« on se console de ses vices en les déclarant néces-
« saires, et on revêt du manteau de la science le
« témoignage d'un cœur corrompu \ »
Il n'existe pas une loi fatale qui nous condamne
à l'impureté; mais quelle est sous ce rapport la loi
générale manifestant l'emploi des volontés hu-
maines? La loi est-elle que l'enfance soit parfaite-
ment pure, la jeunesse vraiment chaste, et que
d'unions qui demeurent saintes sortent des enfants
élevés à un foyer domestique irréprochable? Con-
sultons notre vie, et ce que nous savons de la vie des
autres; écoutons l'histoire. Le péché est très général;
les peuples violent la loi avec abondance, et les con-
ducteurs des peuples semblent quelquefois n'em-
' Lacordaire, Lettres à des jeunes gens^ p. 164 de la première édition.
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UBPROBLin. 135
ployer la lumière exceptionnelle qui entoure les
grandes positions sociales que pour faire voir à la
postérité la plus reculée d'illustres adultères et des
débauches fameuses. La loi est violée, mais comme
elle se venge! Que de tombes prématurément ouvertes
par le vice! que de santés compromises ou détruites!
que de corps flétris! que d'intelligences obscurcies!
Vous vous penchez vers les sources de la vie, et vous
en voyez monter les vapeurs de la mort. On ne
saurait avoir à cet égard des données statistiques
certaines; mais je ne crois pas qu'ils se trompent
ceux qui estiment que la débauche seule enlève plus
de forces vives à l'humanité que la réunion de la
guerre, de la peste et de la famine.
Voilà un premier chapitre de notre enquête ter-
miné; il est relatif à l'origine même de la vie des
individus. Quand l'homine est né, il faut qu'il se
nourrisse. Où en sommes-nous sous ce rapport? La
loi de l'alimentation nous est connue. La nourriture
et la boisson ont pour but l'entretien des forces du
corps et de l'esprit. Ne raisonnons pas comme des
trappistes; il y a ici un élément de sociabilité dont
il faut tenir compte. La table de la famille est le
lieu de réunion du père, de la mère et des enfants.
Un ami vient-il s'y asseoir? Un peu plus de soin
dans les apprêts du repas est une marque de cor-
dialité, un signe de bienvenue qu'on ne doit pas
blâmer. Qu'en un jour de fête publique, on use avec
modération d'un liquide généreux qui récrée l'esprit
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iS6 TROISIÈME mSGOURS.
et fait circuler une joie innocente dans Fâme des
convives, il n'y a rien à reprendre. Mais il est évi-
dent que, quand l'excès de la nourriture fatigue, et
détruit les forces au lieu de les réparer, quand la
boisson paralyse l'intelligence au lieu d'activer son
exercice légitime, il y a désordre, il y a mal. Or,
quelle est la loi des faits? Ne parlons pas des cas
d'intempérance déclarée, des habitudes d'ivrognerie
qui font tant de ravages dans notre pays. Quel est,
sous le rapport de l'alimentation, le commun usage?
Le commun usage est qu'il y a excès : les hommes
vraiment sobres sont l'exception. Dans le plus grand
nombre des cas, de petits excès journaliers fatiguent
l'organisme, détruisent les forces et minent peu à
peu les sources de la vie. Nous voyons trop souvent
l'animal tuer l'homme, et finir par se tuer lui-même.
Continuerons-nous notre enquête? Passerons-nous
aux lois de la vérité, de la justice, de la bienveil-
lance? Vous saurez bien. Messieurs, poursuivre sans
moi cet examen. En face de la loi, de la loi totale,
où sont les justes? Il n'y en a point, non, pas même
un seul; et ce n'est pas seulement la généralité du
péché que nous pouvons établir comme le résultat
de notre enquête, c'est son universalité. Tous ne
pèchent pas également.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés K
* Phèdre, de Racine, acte IV, scène ii.
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LB PROBLiMI. I8f
T0U8 ne pèchent pas contre toutes les lois mo-
rales; mais quel est celui qui ne transgresse pas
plusieurs des prescriptions qui constituent la loi
dans sa totalité? Personne; le péché est universel.
C'est une des vérités que l'on conteste le moins,
surtout s'il est question des autres; mais il faut
établir ici une distinction importante. Nous parlons
de la morale de la conscience qui se place en pré-
sence de l'auteur de la loi, de Dieu. Il y a une autre
morale, celle de la société; et je ne parle pas ici de
la mauvaise morale du monde, je parle d'une morale
sociale qui est bonne, légitime, et qui doit être soig-
neusement défendue. La société juge chacun de ses
membres d'après ses actes, parce qu'elle ne connaît
pas les intentions; et elle juge les actes de chacun
dans leur rapport avec le droit des autres. A ce
point de vue, il y a des hommes honnêtes; il y en a
d'autres qui le sont moins, il y en a qui ne le sont
pas du tout, et ces distinctions doivent subsister.
Il est des hommes qui font bien de baisser les yeux
en public, et qui font mieux encore de ne pas se
montrer, parce qu'ils ont commis des actes publics
qui ont blessé la conscience commune. Il en est
d'autres qui peuvent marcher la tête haute en pré-
sence de leurs semblables, qui ont le droit, quel-
quefois le devoir, de se relever devant l'outrage et
de repousser avec une juste fierté et une indigna-
tion légitime les atteintes de la calomnie. Si l'on
méconnaît la distinction entre la morale de la con-
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i 88 TROISIBIB DiaCOUBS.
science et celle de la société, on arrive à je ne sais
quelle humilité maladive qui, alors même qu'elle est
sincère, finit par avoir une ressemblance fâcheuse
avec celle que Molière a stigmatisée en vers immor-
tels dans le personnage de Tartufe. Il est des hom-
mes qui ont le droit de réclamer de leurs sembla-
bles le titre d'honnêtes gens; mais celui qui rentre
dans sa conscience et se met en présence de la loi
absolue, de celle qui règle l'intention comme l'acte,
et qui ne se borne pas aux rapports sociaux, sentira
dans son coBur tous les germes du mal , et recon-
naîtra que c'est peut-être l'occasion seule qui lui a
manqué pour devenir un véritable malfaiteur. Lors-
que vous vous trouvez en présence d'un criminel
et que vous arrivez à connaître son histoire, ne vous
demandez-vous jamais si, placé dans les mêmes
circonstances, vous ne seriez pas devenu ce qu'il est,
et plus mauvais peut-être? Ne vous arrive-t-il jamais
de vous mettre par la pensée en face de telle tenta-
tion, de vous dire: si.... et de sentir le frisson courir
sous votre peau? A l'école de la conscience, l'homme
honnête aux yeux de ses semblables apprend trois
choses: la reconnaissance envers Dieu, qui l'a pré-
servé des tentations majeures de la vie, l'indulgence
pour les autres, et la sévérité pour lui-même.
Nous sommes tous enveloppés dans le péché. Et
ceux qui s'estiment sans reproche, qu'en dirons-
nous? Les admettrons-nous comme des exceptions
à la règle commune? Lorsqu'un homme se dira sans
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LE nOBLiUK. i89
reproche, non pas au point de vue social, en tant
qu'il n'a ni volé, ni tué, ni publiquement menti, mais
dans le sens moral et profond de ce mot; si un
homme se dit sans reproche dans ce sensrlà, j'irai
consulter sa femme, ses enfants, ses voisins, et j'ap-
prendrai qu'on lui reproche une foule de choses, et
par-dessus tout son insupportable orgueil. Lorsque
Jésus de Nazareth a prononcé la parabole dans la-
quelle il approuve l'humble publicain qui se frappe
la poitrine, et condamne le pharisien qui rend
grâce de toutes ses vertus, ce n'est pas le Fils de
Dieu qui a parlé pour nous enseigner des vérités
inconnues, c'est le Fils de l'homme qui, se faisant
Foi^ane de l'humanité, a exprimé le jugement de la
conscience sur ces orgueilleux sans reproche qui, du
haut de leur vertu, laissent tomber des regards de
dédain sur les coupables qui les entourent.
Généralité de la douleur, généraUté du péché; on
peut en rire ou en pleurer, mais il est certain que le
monde va de travers. D'où cela vient-il. Messieurs?
La solution individualiste du problème du mal
doit vous paraître déjà bien douteuse. Qu'une créa-
ture libre ne choisisse pas toujours le bien, cela
peut sembler naturel; mais que, dans les milliers
et les millions de créatures humaines qui ont paru
sur notre globe, toutes aient choisi le mal et attiré
la souffrance, et qu'il ne s'en soit pas trouvé une,
une seule, qui ait toujours choisi le bien, cela
n'est pas impossible dans le sens logique et absolu
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1 40 troisiAmi discours .
de ce mot, mais cela est assurément fort étrange.
Veuillez maintenant reconnaître votre propre pen-
sée. Non-seulement vous ne pens^ pas qu'il y ait
d'homme qui ait toujours choisi le bien, mais vous
ne croyez pas que, dans les conditions de notre hu-
manité, l'existence d'un homme absolument bon
soit possible. Personne ne le pense; et je n'en vou-
drais pour preuve que les controverses qui s'agitent
autour du nom de Jésus de Nazareth. Ceux qui le
disent absolument bon, concluent sans hésiter de sa
bonté absolue à sa nature divine; et ceux qui nient
sa divinité n'hésitent pas à nier la réalité historique
de cet homme absolument bon. Vous pensez aussi,
non-seulement que toute créature humaine est at-
teinte par la souffrance, mais que, dans les condi-
tions de l'humanité, l'existence d'un homme exempt
de toute douleur est impossible. Vous traitez en-
fin de chimérique l'idée d'un homme entièrement
exempt d'erreur. Vous croyez donc que le mal est
inhérent à la nature humaine, sous la triple forme
du péché, de l'erreur et de la souffrance. C'est là ce
que j'appelle ressentialité du mal. C'est ici que la so-
lution individualiste va se montrer manifestement
fausse, je veux dire incomplète.
EssentidUé du mal.
Le mal est essentiel à l'humanité, c'est-à-dire que,
indépendamment de nos fautes personnelles et des
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LK PROBLÈME» 141
douleurs qui viennent de notre faute, ou de la faute
de ceux qui vivent avec nous, il y a chez tous les
hommes, par cela seuls qu'ils sont hommes, une
part de souffrance et un élément de péché. Je ne
reviendrai pas sur le sujet de Terreur. Notez bien
que je dis un élément de péché, et non une part de
péché.
Il est facile de nous convaincre que la douleur
ne vient pas seulement de l'abus individuel des vo-
lontés, quoique cet abus en produise une large
partie. Retournons aux faits qui accompagnent la
transmission de la vie. Avant de se réjouir, parce
qu'elle aura mis un homme au monde, une femme
soufire les douleurs de l'enfantement. Quelques pa-
rents, quelques amis attendent dans la chambre
voisine. Qu'est-ce qui leur annoncera la délivrance
de la mère? Ce sera la plainte de Fenfant. Le gé-
missement de la mère s'arrête pour laisser place
au cri de son enfant, et, comme l'a dit le vieux ]^al-
herbe :
Noos naissons en pleurant, comme si la lumière
Qui fait voir TÉternel à nos yeux la première,
Nous épeurait des maux que nous devons souffrir'.
Et combien d'enfants moissonnés, presque à leur
naissance, et sur la tombe desquels on ne pourrait
mettre d'autre épitaphe que celle-ci: « Il a crié et
Ode V. Chamgouherty ce riest rien»
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44) TROmÉM DnCO01IS.
il est mort. » Le pauvre enfant! est-ce sa faute? Et
la mère? les douleurs de l'enfantement sont-elles le
résultat des torts de sa volonté? Ces douleurs sont-
elles épai^ées à la femme pure, et réservées à la
femme coupable? Non, sans doute, et, dans les fai-
bles limites de notre vue, la douleur semble frapper
comme au hasard et, dans une indifférence suprême
pour les individus, prélever une dtme à laquelle
elle a droit sur l'humanité. Une part de nos souf-
frances n'appartient ni à un individu, ni à l'autre,
ni à Jean, ni à Paul, ni à André, ni à Philippe, mais
à ce qui est l'homme en chacun de nous. N'est-
ce pas un commun proverbe que « vivre c'est souf-
frir?»
Passons au caractère essentiel du péché. Il existe
un élément de péché dans la nature humaine, indé-
pendamment de la faute des volontés individuelles:
telle est notre affirmation. Il faut bien nous enten-
dre; car le péché étant une qualification de nos
actes, et tout acte étant, semble-t-il, absolument in-
dividuel, il ne parait pas facile, au premier abord,
d'entendre que le péché puisse appartenir non à
notre volonté, mais à notre nature. Aussi avons-
nous dit, non une part, mais un élément de péché,
et nous allons le comprendre. La volonté, la raison
et la conscience ne constituent pas notre âme tout
entière. La volonté n'est pas la seule origine de
nos actes. Nous sommes poussés, sollicités par les
tendances du cœur. Nous appelons cœur, dans un
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LIPROMBHB. 143
sens général, Torgane spirituel de tous nos désirs,
de toutes nos inclinations, de tout ce qui nous porte
à Faction, depuis Tamour le plus désintéressé, jus-
qu'au goût que nous pouvons avoir pour tel mets
déterminé. Lorsqu'un homme suspend l'action de
sa volonté, il agit sous la seule impulsion de ses
penchants, et, comme le dit une expression fami-
lière et profonde, il va comme son cœur le mène.
Le cœur constitue, au point de vue moral, ce que
nous appelons une nature, nature qui est toujours
là au fond de notre âme, et derrière notre liberté*
En présence de cette nature, la volonté libre con-
sent ou résiste; elle peut consentir au mal, elle peut
résister au bien. Une grande partie de notre res-
ponsabilité se manifeste dans notre consentement
ou dans notre résistance aux impulsions du cœur.
Cette nature morale qui pèse sur notre volonté, et
qui la porte à abdiquer pour laisser agir le cœur,
cette nature, en sommes-nous personnellement res-
ponsables? Totalement, non, c'est ce que nous ver-
rons tout à l'heure; partiellement, oui, c'est ce qu'il
importe de ne pas oublier.
La conséquence d'un acte mauvais est que nous
sommes disposés à le commettre de nouveau, si une
expérience amère, ou la puissance du repentir, ne
luttent pas contre la loi de la nature. Cette loi est
que la répétition des actes augmente l'inclination à
les accomplir. Tel est l'effet mystérieux de l'habi-
tude: l'emploi de notre liberté se fixe pour ainsi dire
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1 ii TRQI3UBMI OiSGOURS .
dans des penchants qui primitivement procèdent
de nous. Cela est très visible, par exemple, dans
le cas de l'ivrognerie. L'homme qui a commencé
par s'adonner à la boisson en luttant contre sa con-
science, et en sentant qu'il pouvait, qu'il devait ré-
sister, devient peu à peu l'esclave de l'abus même
qu'il a fait de sa volonté; et quand il s'est adonné
au mal pendant dix, vingt, trente années, et que sa
volonté s'est incrustée dans la puissance des pen-
chants, il dira que la nature est plus forte que lui.
Il dira vrai peut-être; mais qui est-ce qui a créé
cette nature? Lui-même. C'est ainsi que le passé de
la liberté se montre dans le présent de la nature, et
qu'en nous adonnant au mal, volontairement d'a-
bord, nous devenons enfin ses esclaves; nous avons
fabriqué et rivé nous-mêmes la chaîne de notre ser-
vitude. Cette puissance de l'habitude existe pareille-
ment pour le bien. Vous faites aujourd'hui une
bonne action avec eflfort, avec un effort qui est peut-
être héroïque; vous la ferez demain avec un effort
moindre; dans quelque temps vous la ferez sans
effort; la pratique du bien vous sera devenue facile;
l'emploi de votre liberté aura incliné votre cœur du
bon côté, et le passé de votre liberté se trouvera
dans le présent de votre nature.
Il y a donc dans nos dispositions actuelles une
part qui résulte de l'usage antérieur de notre liberté.
Est-ce là tout, et n'y a-t-il dans notre nature que ce
que nous y avons mis nous-mêmes, ou que ce qu'y
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LE PROBLÈME. 145
ont mis les autres par Finfluence que nous en avons
reçue? Non sans doute; il y a en nous une nature
primitive, des dispositions qui sont nées avec nous,
comme le dit le mot lui-même, car le mot nature
vient de la même racine que le verbe naître. La
nature personnelle de chaque individu est déter-
minée, avant l'action de sa volonté et l'influence de
ses semblables, par des penchants liés à son orga-
nisation et qui lui sont transmis par sa famille, par
son peuple, par sa race. Ce n'est pas tout: au-des-
sous de ces transmissions héréditaires spéciales
se trouvent les principes de la nature humaine
en général. Dans la croissance harmonique du
corps et de l'âme, le germe de cette nature se dé-
veloppe, se déroule peu à peu sous l'œil de la con-
science, et constitue l'ensemble des inclinations que
noua appelons le cœur. Or le cœur s'éveille avant la
conscience. A l'époque où l'homme, prenant posses-
sion de lui-même, devient un être moral, époque qui
varie beaucoup avec les individus, et qui semble
chez quelques-uns n'arriver jamais, la volonté se
trouve en présence des inclinations du cœur. C'est en
ce sens que la nature de notre âme peut être dite
bonne ou mauvaise; c'est en ce sens qu'il peut y avoir
un élément de bien essentiel à la nature humaine,
ou un élément de péché essentiel à cette nature. Le
péché proprement dit renferme un acte de volonté
nécessairement individuel, mais des prédispositions
au mal constituent un élément de péché. Où m
10
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1 46 TROISIÈME DISCOURS .
est l'humanité sous ce rapport? Quand un homme
prend possession de lui-même, se trouve-t-il, conune
l'Hercule de la fable, ayant à faire un choix entre
le bien et le mal qui se trouvent, à conditions éga-
les, l'un à sa droite, et l'autre à sa gauche? Les
deux plateaux de la balance sont-ils également
chargés? C'est là toute la question. Or les deux pla-
teaux de la balance ne sont pas également chargés:
le cœur est incliné vers le mal. Nous ne sommes
pas naturellement disposés au crime : la prédispo-
sition à l'assassinat et à des actes de nature analo-
gue n'est qu'une épouvantable exception. Le crime
est l'accident du mal, le paroxisme tle la maladie,
comme l'héroïsme est le cas exceptionnel dans le
bien. La vraie question est de savoir ce qui nous est
le plus facile en présence de la loi tout entière, le
vice ou la vertu? Si notre langue est bien faite, po-
ser la question c'est la résoudre; car le mot vertu
signifie force, et vous savez que nous avons l'habi-
tude de qualifier nos vices du titre de faiblesses.
Prouvons que la langue a raison.
Dans le développement de la nature humaine, la
sensualité a une influence visiblement anormale.
Sous une forme ou sous une autre, chacun, quand
il veut accomplir la loi de l'esprit, se trouve soumis
à la loi des membres, sans qu'il puisse attribuer à sa
volonté, qui demeure responsable de consentir au
mal, l'origine même de ses passions mauvaises, ou
la tentation. Dans nos rapports avec nos semblables,
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LE PROBLÈME. 447
nous pouvons avoir bon cœur, et nous émouvoir des
chagrins des autres, sans avoir pourtant le cœur bon.
Avons-nous primitivement le cœur bon, dans le sens
profond du mot? Sommes-nous plus naturellement
enclins à l'accomplissement de la loi de la charité?
à Findifférence cpii ne se soucie pas des autres? ou
encore à l'esprit d'orçueil qui se préoccupe des au-
tres pour les dominer? Pour bien connaître où nous
en sommes à cet égard, suspendez l'action de votre
volonté, et regardez passer en vous le fleuve de vos
pensées et de vos sentiments;
Comme un pâtre assoupi regarde Teau couler *.
C'est l'état de rêverie. Nous pouvons déterminer
d'une manière générale où va l'humanité, quand,
laissant flotter les rênes de la volonté, elle s'aban-
donne à la rêverie, c'est-à-dire quand l'homme laisse
couler en soi la nature humaine. Dieu me garde de
méconnaître ce qu'il y a de pur dans les rêveries
de bien des jeunes filles, ce qu'il y a de nobles
élans dans l'imagination de bien des jeunes hom-
mes. Oui, nos âmes sont traversées par des éclairs
brillants, par de splendides lueurs; mais hélas! ces
lueurs et ces éclairs ne font trop souvent que mon-
trer nos ténèbres. Vous en rapporterez-vous à la
sagesse des nations ? Puisque nous cherchons, un
I A. de Musset, RoUa.
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148 TROISIÈME DISCOURS.
témoignage relatif à Fétat de rhumanité, c'est Ffeu-
manité qu'il faut entendre. Que dit la sagesse des
nations? Ne dit-elle pas que l'oisiveté est la mère
de tous les vices? Mais si l'oisiveté, qui n'est que la
suspension de l'eflfort, laisse errer l'imagination dans
des voies mauvaises où se rencontrent le vice et le
crime, il est évident que notre nature n'est pas
bonne, et que l'humanité, à laquelle nous partici-
pons, place en chacun de nous, non pas le péché
proprement dit et complet, qui résulte de l'acte de
notre volonté, mais un état du cœur qui nous in-
cline à des actes mauvais, c'est-à-dire un élément
de péché. « Je Suis convaincu, écrit J.-J. Rousseau,
« qu'il n'est point d'homme, si honnête qu'il soit,
« s'il suivait toujours ce que son cœur lui /dicte,
(( qui ne devînt en peu de temps le dernier des
« scélérats *. »
Il nous reste une dernière question à poser. Cette
nature mauvaise qui est en nous, et que chacun
peut contribuer à augmenter pour sa part par les
actes de sa propre liberté, mais qui préexiste à l'in-
dividu, cette nature serait-elle seulement le résultat
des fautes accumulées des générations? La trans-
mission héréditaire des penchants mauvais est un
fait incontestable et qui, à lui seul, démontre l'in-
^ Mémoires et correspondance de M^^ d'Epinay^ édition Charpentier, t. Il,
p. -406.
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LE PROBLÈME. 119
suffisance de la solution individualiste; mais le sim-
ple fait de la transmission héréditaire, telle que
nous pouvons l'observer dans l'histoire, ne résout
pas le problème. En eflfet, si notre nature telle
qu'elle est, était seulement le résultat des actes ac-
cumulés des générations, l'histoire devrait nous
présenter ce spectacle-ci: l'humanité à son origine
se montrerait bonne, et irait s'altérant peu à peu
parles fautes de ses membres; elle serait semblable
à une eau pure sortant du pied d'un rocher de nos
Alpes, et dont la limpidité diminue à mesure qu'elle
descend dans les vallées. En est-il ainsi? Trouvons-
nous à l'origine de l'histoire du monde le bien à
l'état pur, ou du moins des fautes légères, et voyons-
nous le mal grandir peu à peu? Je ne parle pas
ici des traditions religieuses relatives à un état
antéhistorique, mais de l'histoire. Les débuts de
toutes les annales des peuples ne nous présentent
pas une civilisation bonne, tellement qu'on a pu
croire, bien à tort assurément, que l'état des sauva-
ges est l'état primitif du genre humain. Remon-
terons-nous de l'histoire proprement dite à la lé-
gende, aux âges héroïques de la Grèce par exem-
ple t Que trouverons-nous ? Que dit Clytemnestre
à Âgamemnon, quand Agamemnon veut immoler
Iphigénie?
Vous ne démentez point une race funeste 1
Oui, vous êtes le sang d'Atrée et de Thyeste:
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150 TROISIÈME DISCOURS.
Bonrreaa de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d^en faire à sa mère un horribte festin ^ !
Ce repas de cannibales fait en famille n'éveille
pas ridée d'une civilisation bonne. Ouvrirons-nous
le livre sacré des Hébreux? La terre crie parce
qu'elle a bu le sang d'Abel. Tournez la page: Lot ne
fuit l'effroyable corruption de Sodome que pour de-
venir, victime des désordres de sa propre famille,
le père incestueux des races maudites de Moab et
d'Ammon. Nous ne voyons pas, dans le champ de
l'histoire, l'humanité procéder d'une source pure,
et s'altérer peu à peu par la simple action des
volontés individuelles.
La doctrine individualiste est donc insuffisante.
Elle ne saurait rendre compte de la transmission
héréditaire des penchants d'une génération à l'au-
tre; elle est absolument condamnée par la présence
du mal dès le début de l'histoire. Aussi, ceux qui
soutiennent cette doctrine finissent toujours par en
proclamer l'insuffisance, comme malgré eux. Quand
ils ont montré, et montré avec toute raison, la part
du mal qui résulte de l'action des volontés indivi-
duelles, ils sont obligés de rejeter le reste, ou sur
le compte de la société : c'est la théorie de Rous-
seau ; ou sur la nécessité même des choses : c'est
la théorie d'un grand nombre de philosophes.
Rejeter le mal sur la société, est une solution
^ IphigénU de Racine, acte IV, scène iv.
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LE PfiOBLÈME. ' ' 151
visiblement trompeuse ; d'où vient le mal dans la
société? Rejeter une part du mal sur la nécessité
primitive et absolue ^es choses, ce n'est pas ré-
soudre le problème, c'est le nier, puisque tout
mal reconnu nécessaire est proclamé par là même
être bon.
Où en sommes-nous donc. Messieurs? Les ténè-
bres nous entourent de toutes parts, et nous parais-
sons perdus dans des voies sans issue. Voici en effet
l'état de la question. Le mal ne peut provenir de
Dieu, parce que le bien et la volonté de Dieu sont
la même chose. Faire Dieu l'auteur du mal, c'est
une contradiction. Le mal ne peut pas venir d'un
principe éternel autre que Dieu, parce que Dieu
est le principe universel en dehors duquel il n'y
en a primitivement point d'autre; il est, et il est
seul l'Éternel. Nous sommes donc renvoyés, pour
trouver l'origine du mal, aux volontés créées. Nous
étudions l'action individuelle des volontés créées;
nous y trouvons l'explication d'une partie considé-
rable du mal, il est vrai ; mais une partie très con-
sidérable aussi échappe à notre explication. Une
puissance mauvaise semble planer sur l'humanité
dans toutes les pages de son histoire, et dès le com-
mencement de sa vie; ou, pour employer une figure
qui répondra mieux à ma pensée, un principe d'in-
fection semble avoir atteint l'humanité, et exister
en chacun de nous avec ce qui nous fait hommes.
Ce principe mauvais quel est-il, et d'où peut-il ve-
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15S TROISIÈME DISCOURS.
nir? Aujourd'hui nous devions poser le problème;
dans notre prochaine séance nous chercherons à
le résoudre.
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QUATRIÈME DISCOURS
La Solution.
1 GeDève, le 6 décembre 1867. — A lausiDDe, le 27 janvier 18(8.
Messieurs,
Nous cherchons Forigine du mal, c'est-à-dire d'un
désordre qui se manifeste dans l'humanité sous les
formes de l'erreur, de la souffrance et du péché.
Nous avons rencontré une solution du problème
qui consiste à établir que, le péché étant donné, on
reconnaît dans les autres éléments du mal sa con-
séquence naturelle. A cet égard nous n'avons rien
à objecter. Là où se rencontre la révolte d'une vo-
lonté contre sa loi, le désordre et la douleur sont
expliqués d'une manière qui satisfait la conscience
et la raison. Mais la solution indiquée considère seu-
lement l'action des volontés individuelles. Sous ce
rapport elle nous a paru insuffisante, parce qu'elle
ne rend compte ni de la généralité, de la douleur,
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1 54 QUATIUÉIIB DISCOURS.
ni d'un élément essentiel de péché dont oh ne peot
trouver l'origine dans faction des individus. Il existe,
avons-nous dit, comme un principe d'infection qui
vicie notre cœur. D'où vient-il?
Il est d'une extrême importance pour la pratique
de la vie de reconnaître le caractère essentiel du mal.
Si l'on ignore que l'humanité se trouve dans un état
fondamental de désordre, on est toujours disposé à
prendre l'état général des faits, le commun usage,
pour la règle de ce qui doit être, d'où résulte un pro-
digieux affaissement de la conscience. Quant à la
question de l'origine de cet état mauvais, elle paraît,
au premier abord, une question purement spécula-
tive. Elle n'est pas directement pratique, en effet. Dès
qu'il est admis que le mal ne doit pas être, il en ré-
sulte que si notre cœur est mauvais, nous avons le
devoir de combattre notre cœur. Nous l'avons dit
dès le début, tout le résultat de nos études pour la
conduite de la vie est renfermé dans ces seules
maximes: « Ayez le mal en horreur et attachez-vous
fortement au bien *.» Au point de vue pratique, nous
pourrions donc, semble-t-il, passer immédiatement
à notre sixième séance, où nous devons traiter du
combat de la vie. Mais je ne saurais admettre, dans
un sens absolu, l'indifférence morale de la question
que nous abordons aujourd'hui. Si l'on n'a aucune
idée sur l'origine du mal, on risque toujours, ou de
' ÉfHlre de St. Paul aux Romains, XH, 9.
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LA SOLUTION. 155
le croire nécessaire, ce qui porte atteinte à la con-
scieâee, ou de le rapporter à Dieu, ce qui lèse gra-
vement le sentiment religieux. Sans être directe-
ment pratique, notre étude actuelle a donc une in-
fluence indirecte, mais réelle pourtant, sur Tordre
moral. D'ailleurs, l'enseignement qui nous rassem-
ble vous a été proposé à titre d'enseignement phi-
losophique, et la condition de la philosophie est de
chercher une solution partout où elle rencontre un
problème. Il importe pourtant de le dire: Si vous
admettez, sans restriction ni réserves, l'obligation
de combattre le mal, les doutes que vous pourrez
concevoir sur la solution que j'ai à vous indiquer
ne devront pas détruire la valeur des considérations
qui termineront cet enseignement. Après nous être
séparés sur une question de théorie, nous pourrions
nous retrouver ensemble sur le terrain des applica-
tions.
Je vais vous proposer ma solution pour le pro-
blème du mal; indiquer ses sources historiques; et
la développer, en marquant ses conséquences pour
l'idée que nous devons nous faire de l'état primitif
de l'humanité et de l'origine de son état actuel. So-
lution proposée, — sources historiques de cette so-
lution, — état primitif de l'humanité, — origines de
son état actuel ; tel sera l'ordre de nos pensées.
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i 56 QUATRIÈM B DISCOURS.
L SOLUTION PROPOSÉE
Nous étudions le problème du mal d'une manière
générale pour tous les esprits créés; mais l'humanité
seule, entre les familles d'esprits dont nous pouvons
supposer l'existence, se trouvant dans le champ de
notre observation, c'est à l'humanité que nous appli-
querons une théorie universelle de sa nature. Voici
la solution que je vous propose aujourd'hui, et que
j'essaierai de défendre dans notre prochaine séance.
L'humanité est corrompue parce qu'elle s'est cor-
rompue. Un acte primitif de l'humanité a créé, par
l'abus du hbre arbitre, par une révolte contre la loi,
le cœur mauvais de l'humanité. D'où résulte que
dans chaque individu il faut distinguer deux choses:
lo sa volonté personnelle, responsable de ses actes
et de son consentement aux inclinations de la na-
ture; 2o la nature humaine qui est en lui, et dont il
est responsable, pour sa part, non comme individu,
mais en sa qualité d'homme. Il se trouve ici deux
affirmations qui doivent être maintenues avec une
égale fermeté: la responsabilité collective de l'hu-
manité, et la responsabilité individuelle de chacun
de ses membres. Ces affirmations ne se contredisent
pas, mais se limitent et se complètent. Je serai ap-
pelé, par la nature de mon travail, à insister sur
la première, sur la responsabilité collective du genre
humain; mais il importe de nous tenir sur nos gar-
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LA SOLUTION. 1S7
des pour ne pas laisser ébranler la seconde, la res-
ponsabilité individuelle. N'imitons pas le paysan
ivre, dont parle Luther, qui, monté sur un cheval,
penche d'un côté, et quand il veut se redresser tombe
de l'autre côté, sans réussir à trouver son aplomb.
Pour accepter, et même pour comprendre la so-
lution que je vous propose, il faut concevoir l'hu-
manité comme n'étant pas simplement une réunion
d'individus, un tas, un monceau, mais une existence
réelle, distincte des individus sans toutefois en être
séparée, et qui peut être l'objet d'une imputation
morale. Si nous tenions le langage ordinaire ppur
exact, il n'y aurait rien là qui pût nous arrêter.
Nous parlons de la conscience humaine; nous attri-
buons continuellement des sentiments et des actes à
l'humanité. Mais lorsque nous réfléchissons, il nous
semble que le langage est trompeur; il nous semble
que les individus existent seuls, et que le mot hu-
manité est un terme abstrait qui ne désigne aucune
réalité autre que la collection des individus. Cette
manière de voir a en sa faveur les apparences, et
une philosophie qui obtient facilement du crédit
parce qu'elle s'applique à justifier les apparences.
La théorie que je défends heurte assez vivement la
première manifestation du sens commun. Mais voici
la convention que je vous propose, en raison même
de la difficulté du sujet. Je m'engage à ne pas ter-
miner ces séances par une conclusion triomphante
dans laquelle je déclarerai avoir détruit toutes les
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158 OOATRIBME DISCOURS.
objections, et dissipé toutes les ténèbres. D'autre
part, je vous demande de ne pas repousser à pre-
mière vue ridée que je vous présente parce qu'elle
vous semblera nouvelle. Si vous repoussez toute
idée nouvelle, vous ne ferez pas de grands pro-
grès dans l'acquisition de la vérité. Si ma solu-
tion vous paraît bizarre, veuillez ne pas la rejeter
immédiatement comme absurde. Prenez le temps
d'y réfléchir, pendant des jours, des semaines, des
mois, des années peut-être. Une idée est une se-
mence. Si vous estimez que la semence que je dé-
sire déposer dans votre pensée peut avoir quelque
valeur, laissez4a croître, faites-là croître par la ré-
flexion ; et attendez, pour porter un jugement dé-
finitif, de voir la nature et la qualité de la plante
que la semence pourra produire. Du reste, bien que
je cherche à vous présenter mes pensées dans le
meilleur enchaînement possible, elles ne forment
pas un tout tellement indivisible qu'il faille né-
cessairement tout adopter ou tout rejeter. Ceux
d'entre vous qui n'accepteraient pas la solution pro-
posée, pourront peut-être retirer néanmoins quelque
profit des détails de cette discussion.
Je pourrais dire, sans dépasser l'expression de ma
pensée, que les sciences contemporaines, depuis un
demi-siècle surtout, concourent toutes à placer sé-
rieusement l'esprit humain en présence de la so-
lution que je vous indique. Je pourrais m'adresser
au penchant légitime qfii nous fait aimer la nou-
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LA SOLUTION. i59
veauté, et à l'altéi^ation mauvaise de ce penchant
qui, en présence de ce qui appartient au passé,
nous porte à employer cette expression familière
de dédain : connu. Je pourrais dire que je vous
apporte, non pas la science moderne, mais une
science plus moderne que la moderne, parce qu'elle
est celle de Tavenir. En effet, dans Tordre de la
science et de la philosophie, la solution que je
vous apporte est nouvelle, si nouvelle qu'elle n'est
encore qu'à l'état de naissance. Mais, sous une
autre forme, cette solution est ancienne et fort an-
cienne: elle existe dans le monde comme une vieille
vérité que la science commence à épeler peu à
peu et finira par lire; telle est ma conviction. Ne
pas constater ce fait, et vouloir flatter votre goût
pour la nouveauté, ce serait m'exposer au danger
d'être justement repris par tous ceux de vous qui
connaissent l'histoire de la pensée humaine; et ce
serait de plus, dans mon propre sentiment, employer
un mensonge vulgaire, et comme un artifice de roué.
Il est donc convenable de dire brièvement l'origine
historique de la solution proposée; mais entendons-
nous bien sur la nature de cette convenance.
Une doctrine scientifique est une supposition ou,
pour employer le terme d'école, une hypothèse
destinée à expliquer les faits, et qui est démontrée
vraie dans la mesure où elle explique les faits. Son
origine n'a aucune importance quant à la question
de sa vérité. Par exemple, la gravitation universelle
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t60 QUATRIÈME DISCOURS.
était dans l'origine une simple supposition. Cette
supposition est devenue une loi démontrée, parce
qu'elle a rendu compte à la raison des mouvements
des corps célestes. Elle est démontrée parce qu'eUe
explique les faits, et pas autrement. La découverte
de cette grande loi est attribuée à Newton. On a
prétendu, en dernier lieu, en se fondant sur des
documents dont l'authenticité est douteuse, que la
découverte appartient effectivement à Pascal. Cette
contestation a un intérêt historique, mais elle n'a
aucune portée pour la loi de la gravitation qui fait
sa preuve par l'observation des astres et le calcul,
et d'une manière tout à fait indépendante du nom
de son fondateur. La question d'origine est donc
sans influence sur la preuve d'une doctrine. Il est
d'usage cependant de mentionner Galilée, lorsqu'on
parle des lois de la pesanteur qu'il a découvertes, et
de nommer Kepler, lorsqu'on expose les lois du
mouvement des planètes établies par cet astronome.
Ce sont là des renseignements historiques qui ont
de l'intérêt, et les marques d'une juste reconnais-
sance. Dans le cas qui nous occupe, il importe, du
reste, de mentionner l'origine de notre solution pour
entrer, à ce propos, dans des explications dont vous
ne pourrez pas méconnaître l'importance.
n. SOURCES mSTORIQUES DE LA SOLUTION
Notre solution a divers antécédents dans l'histoire
des doctrines religieuses. Elle a toujours été renfer-
I
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iA SOLUTION. 161
raée implicitement dans mie foi réelle et sérieuse
en Dieu; elle a été dégagée et proposée au monde
d'une manière positive ^ mais non pas sous une
forme scientifique, dans la parole chrétienne. Voici
donc Taffirmation dans laquelle se résume tout
mon enseignement, en ce qui concerne la solution
du problème:
Le dogme chrétien de la chute de l'humanité ren-
ferme la doctrine philosophique qui rend le mieux
compte à la raison des données de l'expérience à
l'occasion desquelles se pose le problème du mal.
L'importance de cette affirmation exige qu'elle
soit expliquée avec soin. Nous allons préciser le
sens de chacun de ces termes : chute de Vhumanité,
dogme^ doctrine philosophique.
Et d'abord, qu'est-ce que l'idée chrétienne de la
chute de l'humanité ? Je l'expose ici, il est presque
superflu de le dire, sous ma responsabilité, et dans
le sens où cette idée me paraît commune à toutes
les grandes manifestations de la pensée chrétienne.
L'affirmation qu'il existe un désordre essentiel dans
la nature humaine a une importance de premier or-
dre dans l'organisme du dogme évangélique; c'est vé-
ritablement la pierre d'angle de l'édifice. Le dogme
évangélique, en effet, contient ces trois pensées ca-
pitales: la création de l'humanité, sa rédemption et
sa restauration morale, ou sa sanctification. La ré-
demption et la sanctification ont pour but de réta-
blir le plan primitif de la volonté créatrice au sein
11
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162 QUATRIÈMB DISCOURS.
d'un état de désordre. Si l'affirmatioii d'un désordre
essentiel est supprimée, il n'y a plus de place pour
la rédemption, et il'n'y a plus moyen de comprendre
une restauration; il ne reste plus que la doctrine
de la création, c'est-à-dire le déisme. Dès lors le
chrétien se trouve en présence d'une objection irré-
futable du déiste, qui lui dit: «Quelle idée avez-
vous de votre Dieu? Vous pensez qu'il a dû inter-
venir dans le monde par un acte surnaturel; il faut
donc que ce soit un ouvrier mal habile, puisqu'il
n'a pas bien fait son ouvrage du premier jet, et
qu'il a dû y revenir. » L'argument est sans répli-
que; le chrétien assez malavisé pour avoir méconnu
la place qu'occupe dans sa doctrine le caractère es-
sentiel du désordre du monde se trouve réduit au
silence, ou embarrassé dans une série de contra-
dictions. Il continuera, en effet, à moins qu'il ne
change tout son vocabulaire, à appeler Jésus-Christ
du nom de Sauveur, à parler de salut et de res-
tauration. Or il est manifeste qu'on ne sauve que
ce qui est en danger de se perdre, et qu'une œuvre
de restauration ne s'accomplit que là où l'ordre pri-
mitif a été détruit. Au contraire, dès le moment où
l'on admet que la nature humaine a été viciée, on
comprend l'intervention de Dieu pour le rétablisse-
ment de l'ordre, intervention surnaturelle quanta
là nature déchue, mais qui a pour but le rétablisse-
ment de la nature primitive.
Un trouble fondamental apporté dans le plan de
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LA SOLUTION. 163
la création : telle est donc la pierre d'angle de Fédi-
fice du dogme chrétien. Ce trouble d'où vient-il?
S'il fallait admettre qu'un être comme l'un de nous
eût péché, et que ce péché eût été imputé à d'au-
tres êtres, autres dans le sens absolu du mot; s'il
fallait admettre que des renforts venus du dehors
dans une garnison seraient traités comme cou-
pables d'un acte de sédition qui aurait eu lieu
avant leur arrivée, cette idée choquerait si direc-
tement le sentiment de la justice que la con-
science humaine ne voudrait pas même l'exami-
ner. Mais ce n'est pas là l'enseignement chrétien.
L'enseignement chrétien renferme une affirmation
qui peut se traduire par ces paroles-ci : L'acte qui
a troublé l'ordre de la création, n'est pas l'acte d'un
individu, dans le sens que nous donnons maintenant
à ce mot, mais d'un individu primitif qui ne parti-
cipait pas seulement à la nature humaine comme
l'un de nous, mais dans lequel, parce qu'il était
primitif, cette nature se trouvait concentrée tout
entière, de telle sorte qu'on pourrait le nommer
Vhomme'humanité. Ses actes réunissaient deux ca-
ractères qui dès lors ont été distincts: ils étaient à
la fois individuels et humains, dans toute la géné-
ralité de ce dernier terme. L'humanité tout entière
était réellement présente dans celui qui est tombé,
et qui était son chef, son germe et sa source.
Est-ce bien là le sens de l'enseignement chrétien?
Ceci est une question de fait. Vous pouvez recourir
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104 QUATRIBMK PISCOURS.
aux documents que vous voudrez : ouvrez le caté-
ehisme du concile de Trente^ le catéchisme de l'Église
orthodoxe d'Orient ^ les Institutions de Calvin^ ;
vous verrez partout le même soin pris pour préve-
nir la pensée que le péché aurait passé d'un individu
à d'autres individus qui n'auraient pas eu un rap-
port essentiel avec le premier. Vous verrez partout
l'emploi de l'idée d'un principe, et des images d'un
germe, d'une source. « Dieu, dit Bossuet, regarde
« tous les hommes comme un seul homme dans
« celui dont il veut lous les faire sortir*. » J'ai en-
tendu, un jour, M. Charles Secrétan, dans un bel
et bon commentaire sur cette parole de l'évêque
de Meaux, observer que le regard de Dieu ne se
trompe pas, et que dire ce que Dieu voit, c'est dire
ce qui est, dans le sens de la réalité la plus pro-
fonde et la plus sérieuse. Écoutons encore un
contemporain, un des hommes qui défendent au-
jourd'hui la cause chrétienne, en Allemagne, avec
^ Adam a été comme une source et comme un principe. — Catéchisme dn
Concile de Trente, chap. m, § i.
Le torrent qui s'échappe d'une source impure est tout naturellement
souillé comme elle. — Catéchisme détaillé de P Église catholique orthodoxe
d'Orient. Du troisième article de la foi.
On ne trouvera nul commencement de ceste pollution, sinon qu'on monte
jusques au prenoder père de tous, comme à la fontaine. Certainement il nous
faut avoir cela pour résolu, qu'Adam n'a pas seulement esté père de l'hu-
maine nature, mais comme source ou racine : et pourtant qu'en la corrup-
tion d'iceluy, le genre humain par raison a esté corrompu. — Institution de
la religion chrestienne, par Jehan Calvin, livre II, chap. I.
' Histoire universelle, — La suite de la religion, page 170 de l'édition ori-
ginale. *
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LA SOLUTION. 165
le plus d'autorité et de succès. <k Notre sort à tous,
« dit le professeur Luthardt, a été décidé par Facte
« du premier de notre race; car ce n'est pas seu-
« lement l'acte d'un individu, mais l'acte du ra-
« présentant de tous les hommes Nous formons
« tous une grande unité. Chacun est engagé mys-
« térieusement dans le tout; nul ne peut s'isoler €i
« dire : En quoi cela me concerne-t-il * ? » Telle est
la valeur que nous attribuerons à ces mots, la chute
de l'humanité, mots qui expriment un des éléments
du dogme chrétien.
Maintenant qu'est-ce qu'un dogme? Un dogme
est une affirmation qui ne s'appuie pas directement
sur le raisonnement ou sur l'expérience, mais sur
la foi à l'autorité d'un témoignage. Si nous prenons
le terme dans un sens tout à fait général, il faut
dire que notre pensée ordinaire est remplie de der-
mes. Gomment sais-je, par exemple, moi qui n'ai
jamais été en Angleterre, qu'il existe une ville
nommée Londres, qui est la capitale de ce pays?
Je ne le sais pas par le raisonnement; ma raison
pourrait s'exercer pendant l'éternité sans découvrir
l'existence de Londres. Je ne le sais pas non plus
par mon expérience; je le sais par la foi accor-
dée au témoignage qui me transmet l'expérience
d'autrui. Gomment savez- vous qu'il existe une
Chine, et une ville nommée Pékin, qui est sa
' Luthardt, Apologetische Vortràge uber die Heilswahrheiten des Christen"
thum^ im Winter 1867, zu Leipzig gehalten. Zweiter Vortrag : die Sûnde.
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166 QUATRIÈME DISCOURS
capitale? Ce n'est là pour vous, à moins que vous
n'ayez été en Chine, ni une vérité de raisonnement,
ni une vérité d'expérience ; c'est un dogme qui re-
pose sur l'autorité du témoignage. Cependant vous
avez à cet égard une certitude absolue; vous ne dou-
tez pas plus de l'existence de la Chine que de celle
de la salle où nous sommes maintenant rassemblés;
la preuve en est que plusieurs de vous fabriquent des
montres pour les expédier dans ce pays-là; en sorte
que l'existence de la Chine est dans votre pensée
l'objet d'une foi assez active pour déterminer votre
conduite. Cet élément de dogme naturel dans la
pensée de l'homme n'a pas, je le crois, attiré d'une
manière suffisante l'attention des logiciens. Ils par-
lent tous du témoignage et de la foi au témoignage,
mais ils en parlent souvent sans marquer toute l'é-
tendue et toute la portée du fait qu'ils indiquent.
On limite ordinairement l'emploi du mot dogme
au domaine religieux. Qu'est-ce qu'un dogme reli-
gieux? C'est une affirmation qui est acceptée sur
l'autorité d'un témoignage surnaturel, c'est-à-dire
d'un témoignage portant sur des faits qui sont en
dehors du cercle de l'expérience humaine. Le té-
moin peut n'être qu'un simple agent de transmis-
sion, comme Mahomet, par exemple, l'est pour les
musulmans; il peut aussi connaître directement et
par sa nature même le monde divin, comme c'est
le cas du Christ dans la foi des chrétiens. Un dogme
chrétien est une affirmation dont la base est l'auto-
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LA SOLUTION. 167
rite du témoignage du Christ, qui est le dogme des
dogmes. Par sa nature même, le dogme fait auto-
rité. Comme c'est un témoignage rendu dans This-
toire, il demeure immobile à titre de fait historique.
Pour celui qui accepte ce témoignage comme étant
une manifestation de la vérité absolue, le dogme
devient une vérité immobile, une vérité que Ton
peut comprendre plus ou moins, dont Fintelligence
peut être progressive, mais qui reste fixe en elle-
même. C'est là ce qui éloigne beaucoup d'esprits du
dogme, parce que l'autorité qui en est inséparable
se présente à eux comme une chaîne. Les croyants,
trouvant leur force là où d'autres pensent voir des
entraves, et leur appui dans ce qui semble à d'autres
un obstacle, les croyants disent qu'il n'est pas cer-
tain qu'il convienne de dénouer tous les liens et de
briser toutes les chaînes. Us font remarquer, par
exemple, que la barque démâtée et privée de gou-
vernail aurait tort de briser la corde qui la rattache
au navire qui la remorque, et que, sur le navire
même, on ne maudit pas la chaîne qui permettra
de jeter l'ancre au besoin et de préserver l'équi-
page de la violence des vents et de la fureur des
vagues.
L'autorité du dogme n'étant que le résultat de la
foi, il est clair que cette autorité n'existe que pour le
croyant. L'autorité du dogme imposée à ceux qui ne
croient pas est une idée tout à fait contraire à la
raison. Par l'emploi de la force on contraint les hom-
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168 QUATRIÀIfS DtSCSOURS.
mes à des actes; on les contraint, s'ils sont lâches, à
proférer des paroles menteuses; mais prétendre ob-
tenir par remploi de la force un acte de foi est une
absurdité palpable. Cette absurdité, réalisée par
l'emploi de la puissance civile dans les matières de
religion, nous a été bien funeste. La fumée des bû-
chers de l'inquisition obscurcit encore le ciel de bien
des âmes; et, pour passer du grand exemple au petit,
les flammes qui ont dévoré Servet ne sont pas une
lumière qui attire des regards bienveillants du côté
de l'Évangile. La confusion de l'autorité du dogme
pour le croyant et de l'autorité du dogme imposée
à ceux qui ne croient pas, a été le fléau du moyen
âge.
Qu'entendons-nous maintenant par une doctrine
philosophique? Qu'est-ce que la philosophie? La
philosophie est la recherche d'une expUcation gé-
nérale de l'univers, libre de toute présupposition
dogmatique. Dès qu'il existe, à la base d'une science,
une présupposition dogmatique quelconque, l'au-
torité de Jésus-Christ, celle de Mahomet, celle du
Bouddha, celle enfin d'un révélateur quelconque,
tenu pour l'organe de la divinité, cette science n'est
plus de la philosophie. Dirons-nous pour cela que
la philosophie est une recherche de la raison libre
de toute autorité? Non, certes. Une recherche libre
de toute autorité ne serait qu'une libre divagation.
Les spéculations philosophiques sont soumises à
l'autorité des faits, à l'autorité de la logique, à l'àu-
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LAfiOLOTIOlf. 169
torité du témoignage naturel; mais la philosophie
n'en appelle jamais, pour établir une affirmation, à
Fautorité d'un témoignage surnaturel et divin.
Nous avons expliqué les termes de notre affirma-
tion fondamentale; je la reproduis :
Le dogme chrétien de la chute de l'humanité ren-
ferme la doctrine philosophique qui rend le mieux
compte à la raison des données de Vexpérience à toc-
casion desquelles se pose le problème du mal.
Maintenant, Messieurs, ne serai-je pas le fidèle
interprète de la pensée de quelques-uns d'entre
vous, en m'adressant à moi-même, et pour votre
compte, le discours que voici? « La foi étant le do-
maine de l'autorité, et la philosophie étant le do-
maine de la liberté, il y a incompatibilité entre la
philosophie et le dogme. Le but de nos réunions est
une étude philosophique; vous sortez donc du pro-
gramme en y introduisant le dogme. »
N'est-ce pas là ce que plusieurs d'entre vous pen-
saient tout à l'heure en m'écoutant? Le sujet est
grave; il importe de nous bien entendre. Il n'y a
aucune place pour le dogme et pour l'autorité du
dogme dans une discussion philosophique; le dogme
ne peut être proposé comme dogme, et avec l'au-
torité qui lui appartient, que dans une assemblée
qui suppose le consentement préalable de ses mem-
bres à une foi commune, c'est-à-dire dans une
église. Ici, et entre nous, il ne peut être question
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1 70 QUATRIEME DISCOURS.
de rien de semblable. Par conséquent, si j'emploie
jamais l'argument d'autorité; s'il m'arrive jamais
de raisonner ainsi : cette affirmation est vraie, car
elle est contenue dans tel texte, elle a été proclamée
par tel corps ecclésiastique auquel nous devons nous
soumettre, je déclare d'avance tout argument de
cette nature hors de place, frappé de nullité dans la
discussion qui nous rassemble; je le retire et le ré-
tracte d'avance. Mais, si dans le dogme nous croyons
trouver une solution aux problèmes que pose l'es-
prit humain, ne pourrons-nous pas dégager cette
solution de l'ensemble du dogme, n'y voir qu'une
doctrine qui nous est offerte pour résoudre un
problème, et étudier cette doctrine dans les condi-
tions de la science, c'est-à-dire en n'ayant pas d'autre
règle que de la confronter avec les faits pour voir si
elle les explique, si elle en rend raison? C'est là ce
que je vous propose. Je ne vous propose point la
discussion d'un dogme, ce qui nous rejetterait né-
cessairement sur la question de ^autorité, fondement
de tout dogme; je vous invite à examiner librement
une doctrine philosophique, en annonçant qu'en fait
cette doctrine est renfermée dans le dogme chrétien.
Qui pourrait se refuser à un procédé de cette na-
ture? Des chrétiens? Mais si l'on peut établir, au
moyen d'une discussion parfaitement libre, qu'il y a
dans le dogme une doctrine, et que cette doctrine
est une lumière pour la science; si l'on peut démon-
trer ainsi que, sur les points qui intéressent le plus
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LA SOLUTION. 171
Fhumanité, la simple parole de Jésus de Nazareth
renferme la solution de problèmes que la sagesse
des Grecs et celle des Orientaux n'avaient pas réussi
à résoudre pleinement, les chrétiens ne compren-
nent-ils» pas qu'il y aurait là un argument bien
puissant en faveur de leur cause? Ne comprennent-
ils pas aussi que cet argument n'a de valeur que si
Ton a discuté, avec la parfaite indépendance en de-
hors de laquelle il n'y a plus de science vraie, non
pas le dogme, mais la doctrine qu'on en a extraite?
Seraient-ce des libres penseurs qui refuseraient d'en-
trer dans la voie que j'indique? Gomment? Mes-
sieurs, parce qu'une doctrine est pour beaucoup de
vos semblables un dogme de foi, vous ne voudriez
pas, vous, l'examiner, la discuter, la peser sérieu-
sement! Où serait donc votre liberté? Ne feriez-
vous pas ainsi de votre indépendance prétendue
une servitude véritable? Ge serait là de votre part
une étrange inconséquence, à moins que vous n'ad-
mettiez, comme un axiome au-dessus de toute dis-
cussion, qu'il ne peut rien y avoir de vrai dans la
foi des chrétiens, que tout, absolument tout ce qui
est marqué du sceau de l'Évangile est convaincu
par là même de fausseté. Dans ce cas, vous profes-
seriez la maxime qu'il est permis de tout croire,
excepté ce qu'ont cru nos pères. La maxime est-elle
bonne? Je pense qu'elle ne serait bonne que pour
vos enfants, qui feraient sagement de vous l'appli-
quer, et, sur ce 4point-là du moins, de ne pas penser
comme vous.
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nt ÛUATRltliE DtSGOURS.
J'espère que vous voyez maintenant en toute clarté
le terrain sur lequel nous marchons. L'origine his-
torique de la solution que je vous propose, le fait
que cette solution est renfermée dans le dogme
chrétien, est une circonstance extérieure «à notre
discussion. J'ai dû l'indiquer par bonne foi, et pour
rester dans la vérité de l'histoire, précisément
comme si je venais défendre devant vous une des
théories les plus célèbres d'un philosophe grec, je
ne voudrais pas l'exposer sans marquer son origine.
Mais la solution que je viens exposer et défendre,
et que j'affirme procéder du dogme chrétien, reste
ici sous ma seule responsabilité. Veuillez vous pla-
cer à ce point de vue, et ne compliquer notre dis-
cussion d'aucune question étrangère. Entrons dans
le développement de notre solution, et commençons
par établir quel a dû être l'état primitif de l'hu-
manité.
m. ÉTAT PRIMITIF DE L'HUMANITÉ
« Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des
choses. » Cette phrase célèbre de Jean-Jacques Rous-
seau • sera notre point de départ. En sortant des
mains de Dieu, toute créature est bonne, c'est-à-dire,
selon la définition du bien que nous avons donnée,
qu'elle répond à sa destination. Mais de ce que la
> Début de YÉmiU.
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lA SOiUTlON. 173
créature est bonne, résulte-t-il qu^elle soit parfaite
dans le sens de son achèvement, de son accomplis-
sement total? Non; cette vue est fausse même pour
la création matérielle. Quand il s'agit de la matière,
on peut bien, en théorie, se représenter la nature
sortant toute achevée des mains du Créateur dans
un ordre définitif et fixe. Mais ce que nous pouvons
ainsi concevoir en pure théorie n'est pas conforme
aux faits. La nature matérielle n'est pas sortie ache-
vée des mains de Dieu, et la preuve c'est qu'elle
se développe au moyen d'un mouvement continu.
Le mouvement de la nature n'est pas fixe. La terre,
par exemple, se meut autour du soleil. En circu-
lant autour du soleil, notre terre trace-t-elle tou-
jours le même cercle? Non ; les astronomes npus
enseignent que le soleil se meut dans l'espace avec
son cortège de planètes. Le soleil se meut et nous
entraine; et depuis «le commencement du monde
jusqu'à la consommation des siècles, la terre en
parcourant son orbite ne passera peut-être jamais
deux fois sur la même ligne. Cette terre mouvante
est le théâtre d'un mouvement continuel sur sa
propre surface. Elle n'a pas été à son origine ce
qu'elle est maintenant; elle ne sera pas dans un
certain nombre de siècles ce qu'elle est aujourd'hui.
En présence de ce mouvement général de toute la
nature, la jeune poésie née de la science moderne
demande avec V. Hugo :
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1 74 QUATRIÈME DISCOURS.
Seigneur! Seigneur I oà va la lerre dans ie ciel?
Le saurons-nous jamais? Qui percera vos voiles,
Noirs firmaments semés de nuages d'étoiles ' ?
. La poésie chante encore avec Lamartine:
Cependant la nuit marche, et sur Tabîme immense
Tous ces mondes flottants gravitent en silence,
Et nous-mêmes, avec eux^ emportés dans leurs cours,
Vers un port inconnu nous avançons toujours.
Souvent, pendant la nuit, au souffle du zéphyre,
On sent la terre aussi flotter comme un navire.
Soleils! mondes flottants qui voguez avec nous,
Dites, s'il vous Ta dit, où donc allons-nous tous?
Quel est le port céleste où son souffle nous guide*?
Et ce que demande ainsi la poésie, la raison le
demande. Croyez-vous que nous puissions contem-
pler le spectacle du mouvement général des mondes,
et qu'à la question: où vont-ils? il nous soit possi-
ble de répondre: nulle part? Aucun astronome ne
le pense. Les astronomes seraient heureux de dé-
couvrir quelle est la loi du mouvement de tout le
système du ciel, et par conséquent de se rendre
compte de la direction de ce mouvement. Il y a
donc pour la nature un plan; ce plan n'a pas été
réalisé immédiatement, et la nature y tend. Le
plan de la nature sera-t-il un jour totalement ac-
* A mes amis L. B. et S. B. dans les Feuilles d'automne.
' Les Étoiles dans les Méditations poétiques»
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LA SOLUTION. 175
corapli? Les globes célestes se fixeront-ils un jour
dans un mouvement uniforme, où s'arrêteront-ils
dans l'immobilité de la perfection? La question dé-
passe, je le crois, la portée de l'esprit humain. Mais
ce qu'il y a de positif, c'est que la nature a été faite
et bien faite à son début, mais qu'elle n'a pas été
parfaite.
La même idée devient plus évidente en passant
au monde des esprits, parce qu'il est impossible de
concevoir, même en théorie, une perfection primi-
tive du monde spirituel. La destination des esprits
est le bien, l'ordre dans lequel se trouve le bonheur.
Leur constitution même marque leur but; et nous
avons à cet égard la garantie de la raison appliquée
à l'idée de la création, car, ainsi que j'ai cherché à
l'établir dans une autre série de discours *, l'amour
est le seul mobile que nous puissions concevoir
comme ayant poussé la puissance suprême à pro-
duire l'univers, et le bien de la créature est le seul
objet que nous puissions assigner à l'amour créa-
teur. Pour répondre à sa destination, l'esprit doit
renfermer une volonté libre, qui est son fond et son
essence même, .une conscience claire qui lui mar-
que la loi de sa volonté, enfin un cœur pur, ne rece-
lant aucune prédisposition mauvaise. L'esprit ainsi
constitué est mis en présence de la loi dans l'accom-
plissement de laquelle il doit trouver son bien ; mais
• Le Père céleste.
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i 76 QUATMÈMB DISCOURS.
cet état n'est pas la perfection. Concevoir un e^t
origineUement parfait est une contradiction. Un es-
prit est une puissance, et sa loi est de se réaliser
par son propre acte, de se faire et de se parfaire.
Une perfection immédiatement réalisée, que nous
ne trouvons pas en fait dans la nature, est incon-
cevable en théorie dans le monde spirituel, car un
esprit parfait dès son origine ne se serait pas fait
lui-même, et dès lors il ne serait plus esprit, c'est-à-
dire puissance. L'état primitif est donc une volonté
libre, non dans la perfection mais dans l'innocence.
Le paradis de l'innocence doit être non-seulement
gardé, mais aussi cultivé par la volonté créée pour
devenir le céleste Éden, dont le plan est révélé à la
conscience de l'être libre comme la vraie loi de sa
destinée. L'âge d'or est le songe doré de l'innocence
contemplant dans une vision d'une merveilleuse
beauté le but proposé à ses efforts par l'amour
éternel.
La perfection d'un esprit ne peut être que l'œuvre
de sa liberté, et la demander au Créateur, c'est lui
demander de ne pas créer des êtres libres. Mais la
liberté même qui doit conduire l'esprit à sa perfec-
tion peut-elle être parfaite à son origine? Non. La
liberté à son début ne peut être conçue que comme
une liberté imparfaite. Elle doit passer, par son pro-
pre acte, d'une forme inférieure à une forme supé-
rieure. Accordons une attention particulière à cette
pensée.
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LA SOLUTUm. 177
Le mot liberté a deux sens. C'est d'abord la fa-
culté de choisir, qui renferme nécessairement la
possibilité du mal. Dans un autre sens, nous pro-
clamons libre l'être qui fait tout ce qu'il veut. Re-
connaissez avec soin ces deux idées: elles existent
Tune et l'autre dans votre esprit. Vous concevez la
liberté comme la possibilité de choisir; et vous avez
une idée plus haute de la liberté, celle d'une vo-
lonté qui fait tout ce qu'elle veut, sans être enfermée
dans un choix. Dans le premier sens, la liberté sup-
pose une loi. Une puissance finie (nous devons ré-
server le mystère de la liberté de l'Être absolu),
une puissance finie qui ne serait pas en présence
d'une loi qu'elle peut suivre ou violer, ne nous est
pas intelligible comme puissance morale; son idée
se dissout dans celle d'un insaisissable caprice, ou
d'une force aveugle, qui cède à des impulsions du
dehprs et n'a pas en elle-même le principe de ses
déterminations. Il faut une loi, un commandement
qui éveille la volonté et lui révèle sa liberté de
choix. Dans le second sens, la liberté suppose l'ab-
sence de toute loi, car la loi limite l'emploi de la
volonté en l'enfermant dans l'alternative de l'o-
béissance ou de la révolte. Ces deux idées de la
liberté semblent contradictoires. Elles ne le sont
point cependant ; nous trouvons leur conciliation
dans le mystère du cœur; et le mystère du cœur
nous a été révélé déjà dans des considérations aux-
quelles il nous faut revenir.
12
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1 78 QUATMÂm DISCOURS.
Dans les phénomènes de Thabitude, la volonté,
avôns^nous dit, se transforme en nature. Quand nous
avons fait volontairement un acte un certain nom-
bi'è de foil^, cet acte devient une habitude, et l'ha-
bitude crée une puissance, une sollicitation; elle
s^incruste pour ainsi dire dans notre cœur où elle
devient un amour dans le sens le plus général de ce
terme. Or quel est TefiFet de Tamour? L'âme veut
ce qu'elle aime; et quand l'âme agit en aimant, elle
fait tout ce qu'elle veut, puisqu'elle ne veut rien
en dehors de son amour. Pour celui qui aime le
Mén, la loi disparait donc parce qu'elle s'absorbe
dans l'amour, et le commandement de la conscience
se fond dans l'impulsion du cœur. La liberté de
choisir entre le bien et le mal reste alors ce qu'on
appelle en philosophie une possibilité métaphysique,
mais le mal devient moralement impossible. Au
« tu ne dois pas » de la conscience, répond le nm
possumus du cœur. A partir de la liberté de choix,
la volonté, par cela même qu'elle choisit, peut ainsi
faire un choix qui devient définitif, et la lutte cesse
dans le triomphe. La volonté, par son acte même,
peut passer de la forme inférieure de la liberté : la
puissance de choisir, à la forme supérieure de la
liberté : l'état d'une âme qui fait tout ce qu'elle veut.
Nous pouvons maintenant concevoir le plan que
devait réaliser l'humanité,* se manifestant dans des
existences individuelles, mais se maintenant dans
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LA soumoii. 479
rharmonie, dans l'unité, par la T^nté commune
d'exécuter le plan divin. Partir du mal simplement
possible, e'estrà-dîre de l'état d'innocence, et, par
l'effort de Fétre libre qui résiste au mal possible,
anéantir cette possibilité même pour arriver à l'état
de perfection, ou de sainteté, caractérisé par le fait
que la liberté s'est donnée au bien : tel devait être
le déploiement de la vertu. Si la volonté fait à
chaque moment ce qu'elle doit faire, elle obtient
enfin un triomphe définitif sur la possibilité du
mal. Le mal n'a pas paru ; le mal est devenu im-
passible sans avoir été jamais détruit, parce qu'il
n'a jamais été réalisé.
Tout ceci nous est difficile à entendre parce que, '
engagés comme nous le sommes dans un monde où
la réalité du mal pèse sur nous, il nous faut un
effort continuel pour nous libérer de l'oppression
de l'expérience, afin de comprendre ce passage de
la liberté primitive à la liberté parfaite sans passer
par le désordre. Cependant, dans notre expérience
même, nous avons quelques données qui nous per-
mettent de nous élever à cette conception. Les deux
sens du mot liberté se révèlent à nous dans des
exemples familiers. Qui estimez-vous plus libre, par
exemple, ce jeune marchand qui, en ouvrant pour
la première fois son magasin, se demande s'il' es-
saiera de tromper ses pratiques, ou s'il veut faire
un commerce honnête, et qui a, dans cette hésita-
tion même , le témoignage et la conscience de sa
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i 80 QUATRIÈME DISCOURS.
liberté, ou ce même marchand blanchi par un tra-
vail honorable, enchaîné par Facte réitéré de sa
volonté à la loi de l'honneur, et qui, se sentant dé-
sormais comme incapable de tromper, s'est fait, par
l'emploi même de "son libre arbitre, le serviteur de
la probité? Qui estimez-vous plus libre, ce jeune
homme qui se demande s'il veut mentir, et qui
sent sa liberté dans son hésitation même, dans ce
choix possible entre son devoir et quelque basse
tentation, ou ce même jeune homme qui, par la
pratique assidue des lois de la vérité, est devenu
l'esclave volontaire de sa parole ? Nous estimons
libre, dans le plus haut sens du mot, celui qui est
' affranchi du mal. L'obéissance en face de la ten-
tation vaincue est l'acte de la liberté naissante qui
choisit le bien; et lorsque la tentation a disparu
devant l'amour du bien, l'obéissance pleine, entière,
joyeuse, sans hésitation, est l'accomplissement et
la plénitude de la liberté. C'est ainsi que, dans nos
ténèbres mêmes, nous rencontrons quelques lueurs
qui nous permettent de comprendre le passage de
la liberté primitive à la liberté pleine, sans que le
mal paraisse, parce qu'il disparaît, à titre de mal
simplement possible, sans avoir été jamais accompU.
Ce programme du développement spirituel a-t-il
été suivi quelque part? Levez les yeux vers le ciel;
je parle du ciel des astronomes. Le monde est grand :
vous ne pensez pas, je l'imagine, que toute la fa-
mille de Dieu soit confinée sur notre terre, que le
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LA SOLUTION. 181
Pasteur éternel des âmes n'ait sous sa houlette que
notre petite bergerie. On a raillé nos ancêtres qui
faisaient de Thumanité le centre du monde. C'était
fait d'ignorance plutôt que péché d'orgueil, à une
époque où l'on pouvait croire que le soleil n'est
qu'un flambeau, et les étoiles des lampions fixés à la
Yoûte solide du ciel. Mais que dirons-nous de la
pensée de savants de nos jours qui, maintenant que
la science a ouvert les espaces incommensurables
du ciel et les a peuplés de mondes, osent penser
et dire qu'il n'y a pas dans l'univers d'intelligence
supérieure à celle de l'homme? Levez donc les yeux
vers le ciel, et regardez une étoile, celle que vous
voudrez, celle peut-être qui, dans une nuit ora-
geuse, se montrant tout à coup entre les nuages,
versa avec sa lumière un rayon d'espérance dans
votre cœur, et demandez-vous : Y a-t-il une étoile
heureuse? Existe-t-il, sur un de ces globes qui émail-
lent le ciel, une famille d'êtres intelligents et li-
bres qui n'aient employé leur liberté qu'à se con-
firmer dans le bien ; qui, croissant continuellement
dans la vérité, croissent en même temps dans la
joie, et s'étonnent chaque jour de tout ce que le
coeur peut contenir de félicités sans cesse renou-
velées? Existe-il une famille d'êtres libres qui puis-
sent se présenter devant Dieu sans commencer leur
culte par la confession du péché commun, et envoyer
l'hymne pur de la reconnaissance et de l'amour à
Celui d'où tout procède, par qui tout existe, et qui
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IM QUAinÉHI MMOURS.
kur a donné le bien inestimable de la vie et le pri-
tilége glorieux de cette liberté par laquelle ils ont
atteint le bonheur auquel les destinait Famour éter-
nel? Si J'affirmais qu'mi tel monde enste, je provo-
querais Yotre sourire. Si vous affirmiez qu'il n'existe
pas, je me permettrais de sourire à mon tour. Dans
tous les cas, cette étoile heureuse n'est pas notre
planète; cette famille de créatures sans péché n'est
pas l'espèce humaine; revenons à l'humanité.
IV. OBIOINQB DB L*ÉTAT ACTUEL DE L'ETOMAIUTÉ
Quelle a été l'origine du mal, dans la solution que
je vous indique? Le but proposé à l'humanité était
de réaliser l'harmonie et le bonheur de la sodété
spirituelle. L'humanité, dans sa source et son ori-
gine même, se révolte contre sa loi; c'est notre
supposition. La volonté créée veut se constituer à
l'égard de la loi dans l'état de pleine indépendance,
c'est-à-dire qu'dle veut devenir sa propre loi. Quel
emploi va-t-elle faire de cette indëp^idance? Ses
actes quels qu'ils soient seront des actes de désordre,
puisque ce seront des actes accomplis en contra-
vention de la loi qui est l'ordre par essence. Or,
l'ordre étant la soumission de la matière i l'esprit,
et la soumission des esprits à la loi de la charité,
le désordre se manifestera dans la domination de
l'esprit par la matière, et dans un principe de re-
cherche do soi-wéme et de domination sur autnii
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LA êoimiw* iS3
qui produira, dans le développemieAt de la sodété,
la lutte au lieu de Tharmonie. La sensualité Qt l'ofr
gueil seront les deux formes de la révolte.
Le cœur humain étant vicié, la liberté sera çomr
promise. Une nature, née primitivement de la vo^
lonté, en paralysera l'exercice. Dominé par ses peor
chants, Fhomme se s^itira l'esclave de ses vicQ^,
en conservant dans le remords le témoignage d^
sa liberté *.
L'erreur naîtra de la perversion du cœur et de
raffaibliss^ment de la volonté; et Terreur, votlé^nt
la lumière naturelle, déformera la conscience.
La souffrance alors paraîtra, comme châtiment
dans l'ordre de la justice, et comme remède danfi
l'ordre de la bonté; et l'humanité tout entière ayant
participé dans sa source à la révolte primitive, çha*
que homme, par cela seul qu'il fait partie du genr^j
humain, sera soumis aux conséquences de cette
révolte.
Dès que ces pensées sont admises, la solution
individualiste, que nous avons dû repousser comme
incomplète, se transforme en se complétant. Que
manquait-il en effet à cette solution? Elle ne ren-
dait pas compte d'une partie considérable du mal
dont nous ne pouvons trouver l'origine dans l'action
individuelle des volontés historiques. Maintengiiît
cette part du mal est expliquée. A l'origine même
^ Voir Rousseau, ProfBêsim de foi du Vicaire ««voyant.
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18i QUATRIÉMB DISCOURS.
de notre race, avant le commencement de l'histoire,
un acte de l'humanité a corrompu le cœur de l'hu-
manité; et c'est l'humanité elle-même qui, par sa
propre révolte, s'est précipitée dans l'erreur et dans
la souffrance. La généralité du péché est expliquée
par l'existencp de tentations inhérentes au cœur
humain, et par l'affaiblissement de la volonté que
produit l'inclination mauvaise du cœur. Nous com-
prenons la généralité de la souffrance. De prodi-
gieux mystères demeurent dans la répartition in-
dividuelle de la douleur et de la tentation * ; mais
nous avons fait des pas considérables du côté de la
lumière, parce que nous avons assigné une origine
à la part de douleur et à l'élément de péché que
l'observation nous a montrés dans tout homme, en
sa qualité d'homme et indépendamment de ses actes
personnels.
Le mal est essentiel à notre monde tel qu'il est,
tel qu'il a été fait par la révolte de la créature;
^ On a cherché à rendre compte de nos destinées individuelles, par la
pensée que nous -portons ici-bas les conséquences de nos actes individuels
dans une existence antérieure. Cette doctrine est signalée par Gicéron
comnae ancienne (Fragments de YHortensius dans F édition Panckoucke,
t. XXXVI, p. 461). Elle est reproduite de nos jours par quelques écrivains.
Voir, en particulier, la Pluralité des existences de Vâme^ par André Pezzani,
avocat à la Cour impériale de Lyon, S"» édition, in-i2. Paris, Didier, 1865.
Je ne saurais discuter, en passant, une doctrine de cette importance. Elle
admet l'universalité de la douleur et l'universalité du péché, et maintient
intactes l'idée de Dieu et l'autorité de la conscience. Mais, en cherchant
dans un individualisme primitif Texplication de notre état présent, rend-
elle compte de la solidarité actuelle de l'humanité ?
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LA SOLUTION. 185
mais le mal en soi est accidentel. Il est, mais il ne
devrait pas être. Sa possibilité est la condition de
la liberté; mais sa réalisation est directement con-
traire au plan de Tunivers, à la volonté divine.
Ainsi le nuage que le mal élevait entre Dieu et
nous se dissipe, et la gloire du Créateur resplendit
dans son inaltérable pureté. Désormais, quand le
poète demandera :
Pourquoi donc, ô Maître suprême!
As-tu créé le mal si grand ?
nous Tarrêterons ; et, en nous réservant de jouir,
au point de vue littéraire, des beaux vers qui sui-
vent, nous répondrons au poète que Dieu n'a pas
créé le mal.
L'idée d'une chute primitive nous laisse entrevoir
la possibilité que les conséquences de la révolte de
la créature spirituelle aient altéré ses rapports avec
la nature, et que la nature ne soit pas actuellement
pour nous ce qu'elle devait être dans le plan du
Créateur. Ce n'est là, à la vérité, qu'une porte ou-
verte sur les ténèbres ; mais enfin c'est une porte
ouverte, tandis que la solution individualiste n'oflFre
à cet égard qu'un mur clos et cimenté. Il est cer-
tain, en effet, que l'action individuelle des volontés
dans l'histoire ne saurait offrir, à aucun degré, ni
une solution, ni la possibilité d'une solution pour
cette partie de notre problème.
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1 86 QUATBliMB PISGOURS
Charger la créature de toute l'origine du mal
est la seule manière d'en décharger Dieu, car ce
qu'on appelle la nature des choses n'est rien. Porter
, tout le fardeau du mal, est-K^ pour la créature une
humiliation? est-K^ une glorification? C'est une
gloire qui se manifeste dans l'humiliation; c'est une
humiliation qui révèle une gloire primitive. Aussi
notre solution se heurte à. deux sentiments con-
traires : tantôt à l'orgueil qui repousse une respon-
sabilité si haute, tantôt à une humilité narquoise
qui refuse l'idée d'un tel pouvoir. La solution est
humiliante et glorieuse à la fois ; elle met ainsi en
lumière ce double caractère de la nature humaine,
que Pascal a buriné en traits ineffaçables : la gran-
deur et la misère.
Dieu n'a pas créé le mal. Entre le Créateur et le
monde tel qu'il est se trouve la triste création de la
créature. Cette doctrine a de grandes conséquences
pour le gouvernement de la pensée. Le passage inj-
médiat du monde tel qu'il est à Dieu, est la source
des plus graves erreurs de la philosophie, et de
bien d'autres égarements qui ne se renferment pas
dans les limites de l'école. C'est en passant du
monde comme il est à Dieu que la philosophie se
perd dans la négation du mal, en partant de cet in-
contestable axiome que tout ce qui procède de Dieu
est bon. C'est à la même source que s'alimentent des
apologies téméraires et souvent funestes de la divine
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LA fiOLUTIOM. ÏHI
Providence, Par exemple, si vous imputez à la vo-
lonté de Dieu, non pas les lois essentielles et consti^
tutives de la société humaine, qui font partie du plan
de la création, mais notre société comme elle est;
si vous voulez réprimer les plaintes de ceux qui
souffrent de véritables abus sociaux, en les courbant
sous la main de la Providence: vous chercherez en
vain à couvrir le mal d'une autorité sacrée; vous
n'obtiendrez pas la soumission ; vous ne ferez que
joindre à la révolte contre la société la révolte contre
Dieu. C'est en admettant que les faits généraux et
permanents, qui ne dépendent pas des volontés in-
dividuelles, font partie du plan divin, qu'on a ré<-
digé l'apologie de la guerre, en la présentant, non
pas comme la trace sanglante du péché, mais comme
un des éléments primitifs et bons de l'univers.
Dans un autre ordre d'idées, si vous n'admettez pas
comme possible, malgré tous les mystères qui en-
tourent ce sujet, si vous n'admettez pas comme
possible une perturbation introduite dans la na<-
ture, vos apologies de la Providence viendront se
heurter souvent contre la science du naturaliste, et
échouer quelquefois devant les questions naïves de
l'enfance. Le monde dans tous ses éléments consti-
tutifs est l'œuvre de Dieu; et, dans l'humanité, tout
ce qui nous constitue est bon en soi. Le cœur,
comme puissance d'aimer, est bon; la raison, comme
puissance de connaître, est bonne; la volonté, com-
me puissance d'agir, est plus qu'un bien, c'est la
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i88 QUATRIÈME DISCOURS.
racine et la condition de tout bien. Mais le monde
comme il est est wi monde troublé, et, entre le
monde comme il est et Dieu, se trouve la chute de
l'espèce humaine qui a créé une puissance mau-
vaise qui plane sur nos destinées. Un fait général,
un fait universel peut être mauvais, puisqu'il peut
être une conséquence de la révolte primitive de
l'humanité contre sa loi.
Comprenez bien l'importance pratique de cette
pensée. Si vous ignorez que le monde est dans le
désordre, vous vous élancerez vers le bien, selon
l'instinct naturel du cœur; et, à la rencontre de la
vie, votre cœur sera brisé. Mêlez-vous à la marche de
la société avec la pensée que la nature humaine est
bonne, vous ne tarderez pas à sentir les atteintes du
découragement, et une tristesse amère finira par
envahir votre âme. Si vous savez au contraire que
la nature humaine est déchue, vous rencontrerez
sans surprise le péché, le désordre et la douleur;
et vous les combattrez, soldat de l'armée du bien,
vous les combattrez avec une ferme confiance dans
le triomphe final de votre cause.
Je résumerai ces considérations, en répondant à
une pensée qui se produit souvent à notre époque.
Vous entendrez dire que la doctrine de la chute est
la doctrine religieuse, l'ancienne, que la doctrine du
progrès est la doctrine philosophique, la nouvelle,
et qu'il faut choisir entre ces deux conceptions in-
conciliables. Le progrès, dit-on, est la loi du monde
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LA SOLUTION. 189
spirituel comme la gravitation est la loi de la ma-
tière. Or, la loi du progrès exclut Fidée d'une chute;
car une chute de l'humanité serait précisément le
contraire du progrès. Cette manière de raisonner
repose sur une confusion majeure d'idées qui se
produit à l'occasion du mot loi. Une loi physique
étant, comme nous l'avons dit, l'expression de faits
constants, dans un domaine où la liberté n'existe
pas, toute loi exclut son contraire; et la connaissance
de la loi vraie permet de nier tout fait qui la con-
tredirait, de même que la connaissance certaine
d'un fait permet de nier la loi qui le nierait. Mais
la loi morale proposée à l'être libre peut être suivie
ou violée, selon les décisions de la liberté. On op-
pose l'idée du progrès à la doctrine de la chute.
Autant vaudrait opposer l'idée du progrès à l'idée
que Néron devint mauvais en avançant en âge; car
si le progrès est pour l'humanité une loi toujours
réalisée, dans le sens des lois de la physique, ce qui
est vrai de l'humanité doit être vrai de chacun de
ses membres : si l'humanité n'a pu tomber, Néron
n'a pas pu empirer. Voyons la chose d'une manière
plus générale. L'idée du progrès rend-elle notre so-
lution superflue?
Le progrès ne rend point raison, comme on le
pense, de l'existence du mal; car le progrès, loi pri-
mitive de la création, peut s'accomplir dans le bien.
Le vrai progrès tend de l'imperfection à la perfec-
tion, mais l'imperfection n'est pas le mal. S'il y a
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190 QUATRIÈME DISCOURS.
désordre et mal, il faut qu'il y ait un écart de la vo-
lonté. Si le progrès apparaît dans notre monde sous
la forme d'une restauration à partir du mal, cela
même est une preuve éclatante de la doctrine de la
chute. Admettre que le progrès consiste à s'éloigner
du mal, et qu'il est la loi fondamentale de l'univers,
c'est admettre que le mal, condition du progrès, est
un élément primitif et nécessaire des choses; et faire
du mal un élément primitif et nécessaire des choses,
répétons-le encore une fois, c'est le proclamer bon,
ou, en d'autres termes, c'est nier son existence. Il n'y
a pas lieu à choisir entre ces deux idées : le pro-
grès et la chute; elles sont nécessaires l'une et l'au-
tre pour rendre compte de l'état présent de l'huma-
nité. L'homme est parti de l'état d'innocence, où le
ciel des esprits était présent à sa pensée, comme le
but qu'il devait atteindre, comme le don du Créa-
teur qu'il devait s'approprier par l'acte de sa Uberté.
Le ciel s'est voilé au regard de sa conscience, par
les conséquences de la chute, et reste pourtant l'ob-
jet de ses aspirations,
Comme un bien idéal que toute âme désire
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour ".
M. de Lamartine, auquel j'emprunte ces vers,
s'est fait ailleurs* l'harmonieux interprète de la pen-
* L'isolement, dans les Méditations poétique»,
^ L'homme — à lord fiyron, dans les Méditatioru poétiques.
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LA SOLUTION. 191
sée que je combats, du choix à faire entre la doc-
trine de la chute et la doctrine du progrès:
L'homme est un Dieu tombé qui se souvient des deux.
Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire ;
Soit que de ses désirs l'immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur :
Imparfait ou déchu, l'homme est le grand mystère.
Je réponds au poète, en usant de ses expres-
sions, dont j'altère la beauté pour les mettre au ser-
vice de mon idée :
Imparfait et déchu, l'homme vit sur la terre;
Mais c'est un Dieu tombé qui se souvient des cieux.
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CINQUIÈME DISCOURS
La Preuve.
1 teflèTe, le 10 déeesbre <867. — A lansuBe, le 29 juYier 1868.
Messieurs,
La preuve, tel est le titre de notre séance de ce
jour. Elle sera divisée en trois sections. J'expli-
querai d'abord quelle est la nature de la preuve que
j'e»tends vous proposer; j'exposerai ensuite les«-
guments que j'ai à vous soumettre; je m'efforcerai
enfin de résoudre les difficultés principales que
présente le sujet. Nature de la preuve, — exposition
de la preuve, — examen des difficultés: tel sera
l'ordre de nos pensées.
I. NATURE DE LA PREUVE
Il faut d'abord nous entendre sur la nature d'une
démonstration scientifique; et dans ce but je pren-
13
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194 CINQmÉIIB DISCOURS.
drai un exemple. Comment s'est constituée la
science des mouvements du ciel, qui forme la partie
la plus considérable de l'astronomie? Les mouve-
ments du ciel ont attiré de tout temps l'attention
des hommes, et la science qui cherche à s'en
rendre compte est une des sciences les plus an-
ciennes. On était arrivé à un système qui a prévalu
pendant longtemps, et qui est connu sous le nom
de système de Ptolémée. On expliquait les appa-
rences du ciel en admettant que la terre est immo-
bile, et que les astres tournent autour d'elle dans des
cercles auxquels on attribuait des mouvements va-
riés, soit sous le rapport de la distance des lignes sui-
vant lesquelles ces mouvements étaient censés s'ac-
complir, soit sous le rapport de la rapidité même
de ces mouvements. Un prêtre polonais, Kopernik,
pensa que cette solution du problème était trop
compliquée pour être vraie; il se mit à en cher-
cher une plus simple. Il fit de nombreuses recher-
ches, et trouva dans de vieux livres l'idée, soutenue
jadis par des savants de l'école de Pythagore, que
le soleil reste immobile et que la terre circule au-
tour de lui dans l'espace. Il trouva dans les vieux
livres qu'il avait consultés, non pas sans doute sa
théorie telle qu'il devait la proposer au monde sa-
vant, mais le germe de cette théorie. Kopernik n'a
pas, ainsi qu'on le croit souvent, découvert le vrai
système du monde, sous la seule inspiration de son
génie; il Fa trouvé indiqué dans Cicéron et dans
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LA PRKUVE. 195
Plutarque; et comme il signale lui-même ce fait
avec une parfaite loyauté, si on Fignore, ce n'est
pas sa faute *. La vérité qu'il mettait en lumière
était nouvelle dans la science, mais eUe était an-
cienne dans la tradition, dans une tradition géné-
ralement ignorée et qui avait en quelque sorte dis-
paru.
Lorsque la découverte de Kopernik fut publiée,
elle suscita de vives oppositions. Les adversaires
étaient nombreux. C'étaient d'abord les savants at-
tachés à l'idée ancienne, qui ne pouvaient pas re-
noncer facilement aux résultats de toutes les peines
qu'ils s'étaient données pour entendre, et pour per-
fectionner sur quelques points de détail, le système
généralement admis. C'étaient ensuite les hommes
du sens commun, de ce sens commun superficiel
qui juge des choses d'après les premières appa-
* Voici comment Kopernik s'explique dans la lettre au pape Paul Hl qui
sert de préface à son ouvrage De Revolutionibus orbium cœlestium : c Gomme
je méditais depuis longtemps sur l'incertitude des traditions mathématiques
relatives aux mouvements des sphères du monde, je commençai à être peiné
de ce que les philosophes, qui scrutent parfois si parfaitement les choses mi-
nimes de l'univers, n'avaient pu établir une explication plus certaine des
mouvements de la machine d'un monde qui a été créé pour nous par le plus
parfait et le plus régulier des ouvriers (ab optimo et regularissimo omnium
opifice). C'est pourquoi je pris la résolution de relire tous les livres des phi-
losophes que je pouvais avoir à ma disposition, pour rechercher si aucun d'eux
n'avait pensé que les mouvements des sphères sont autres que ceux qu'ensei-
gnent nos professeurs de mathématiques. J'ai découvert d'abord dans Cicé-
ron que Nicetas avait cru que c'est la terre qui se meut. J'ai trouvé ensuite
dans Plutarque que quelques autres avaient eu la même opinion A cette
• occasion, j'ai commencé à réfléchir, moi aussi, sur la mobilité de la terre. >
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Ir96 CINQnÉHB DKCOURB.
cences. Si nous n'imons pas appris dans tes éco-
les psimaires qve c'est la terre qui tourne et cir-
cule dans l'espace, nous n'admettrions pas facile-
ment que «ce soleil que nous voyons chaque nnrtiD
se lever «du xôté du Salève , traverser le cîel et
aller finir sa course sur le Jura S demeure re-
lativement immobile, et que la terre qui nous porte
fte meut et noms entraîne a^^^c elle dans un «cave-
meiut continuel. Le sens commun qui s'-en tient
aux .s^)parences était donc tout à fmt contraire à
Kopemik; et vous pouvez comprendre quel ^dio
durent .éveiller les raiHeries d'un vieux docteur,
qui se moquait à plaisir de ce rêveur de Coper-
«nicus qui croyait qu'on ne remue pas les chandel-
les pour éclairer les maisons, mais que ce sont les
maisons qui se remuent pour être éclairées par les
chanddïes ^
* Le Salève et le Jura limitent, à FOrient et à rOccident, la vallée de
Genève.
* « Il y a une opinion d'un philosophe nommé Gopernicus, qui veut que
le mouvement ne soit point dans les deux, mais que c*e$t la terre qui se
meut en vingt-quatre heures. Pour moy, faisant réflexion sur cette capri-
cieuse opinion, je ne puis qu'admirer comment ce philosophe Ta pu conce-
voir, étant si éloignée du vray-semblable. Je veux rire de ce rêveur de Go-
pernicus, car s'il y avait un monde dans le corps de la lune, et que ceux
qui l'habiteraient puissent voir çà-bas des flambeaux allumez pour éclairer
.nos chambres, concevraient-ils que nous portons nos chambres, et tout le
reste de nos maisons éclairées aux flambeaux pour recevoir leur clarté, et
«qne les flambeaux demeurant immobiles ce seraient nos chambres et nos
maisons éclairées qui se mouvraient, et non pas les flambeaux éclairants»
•ainsi que veut Gopernicus ; puisqu'on sa rêverie il dit que la terre se meut
pour être éclairée du soleil, le soleil même demeurant ferme et immobile
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k tmis ce9 obstadeg que f encoittrait la froipMgaf
tkfi (te Fidés» nmrf^sfr ^^ se joindre irnsF^desp pdms
mémorables. bévueB qoe^ f enferma Fhisteîiie de: la
théolbgie. Les tiiéologiens de Findex de Rome coioh
damnèrent le système nouveati. Ce feilaieu^ soi» hn^-
portance; mais^ cette knportame' a été exagérée au*
delà de toute mesure par les passions religieuses qui
sont entrées* en jeu à eette occasion. L^opiaion cao»-
muiie est que, torsquse; Kopemik puMia sa déeou^
verte, on vit d'un csôté la science qui appuyait la vé^
rite nouvï&ll6, et d'un autre côté la théologie qui
s'y opposait. C'est fâ le romsm de cette mémorable
aventure; ce n'est pa^ son Ustoire. Écoutez ces lignes^
qui datent de la seconde moitié du dixHseptième spè*-
cle. « Ce n'est pas le décret de Rome* sur le^ mouvez
« me»t de la terre qui prouvera qu'elle demeure eu
« repos^ et si Pon maitdes obserwatians constantes: qui
« prouvas9ent que c'est elle qui tourne^ tous les hcpn-
<( mes ensemble ne Fempêcheraieirt pas de tourner
<( et ne s'empêcheraient pas de tourner avec elles »
Vous voyez la fière indépendance de ce* esprit que le
décret de Findex romain n£ gêne assurément pas;
en éclairant : car il est bien plus raisonnable (pour ceux qui ont de la rai-
son) que les flambeaux soient portés là où ils doivent éclairer selon le besoin,
étant légers et portatifs, que de remuer un corps pesant, qui est dans son
centre naturellement immobile, et le porter aux flambeaux éclairans pour
être éclairé. — Le Prince instruit en la philosophie en françois, contenant ses
quatre parties : avec une métaphysique, par Messire Bessian Arroy, docteur
de Sorbonne. 1 volume petit folio. Lyon. — Pierre Guillemin, 1671, p. 155.
^ Les fondateurs de fasironomie moderne^ par Joseph Bertrand, page 57
de la 2^ édition.
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1 98 . CINQUifalE Discoims.
et Fauteur de ces lignes était, de Vaveu de tout le
monde, dans Tordre des sciences physiques et ma-
thématiques, un incomparable génie, car ces lignes
sont de Pascal Au temps où Pascal écrivait, la
science hésitait donc encore au sujet du système de
Kopemik ', et les esprits les plus libres et les plus
éclairés se demandaient si Ton avait des observa-
tions constantes qui justifiassent la théorie du mou-
vement de la terre. Ce n'est que depuis Newton que
Kopemik a définitivement triomphé. Or la décou-
verte de Kopemik a été publiée en 1543, et l'ou-
vrage de Newton est de 1687. Il a donc fallu 144
années de travaux, de calculs, d'observations; il a
fallu les découvertes de deux génies de premier
ordre, Kepler et Newton, pour que la doctrine de
Kopemik prît rang dans les théories incontestées de
la science. Pourquoi tout ce temps? Pour reconnaî-
tre par le calcul les conséquences de la doctrine nou-
velle, pour comparer ces conséquences avec une
masse de faits toujours plus considérable, et pour
lutter ainsi, par la démonstration scientifique de la
vérité, contre le préjugé qui s'attachait aux idées an-
ciennes, contre les décisions imprudentes des théo-
' c Pascal a toujours évité d'engager son opinion sur le système de Go*
pemic, non qu'il craignît l'Inquisition, comme le dit légèrement Gondorcet,
mais parce que sa conviction n'était pas formée. » — Note de M. Faugère»
tome II, page 64 de son édition de Pascal.
c Pascal semble admettre positivement (dans le passage sur lequel porte
la note de M. Faugère) que c'est le ciel qui tourne autour de la terre. > —
Note de M. Havet, page 306 (I'® édition), de son édition de Pascal.
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LA PREUVE. 199
logiens de Findex, et, bien plus encore, contre le
poids des apparences que la doctrine nouvelle venait
durement contredire. Dans cette mémorable lutte,
qu'est-ce qui soutenait la confiance des partisans de
Kopernik? Étudiez cette histoire dans les textes ori-
ginaux: vous verrez que ce qui soutenait leur con-
fiance c'était une foi sérieuse dans la sagesse du
principe de l'univers, une persuasion profonde que
Dieu, étant, selon l'expression de Kopemik, le meil-
leur des ouvriers, ses voies sont des voies simples.
Les trois grands fondateurs de l'astronomie mo-
derne, Kopemik, Kepler et Newton, ont été tous les
trois, dans la haute et pleine acception de ce terme,
des adorateurs de Dieu. C'est une page glorieuse
de l'histoire de l'esprit humain. On cherche quel-
quefois à la faire oublier; mais il n'est en la puis-
sance de personne de la déchirer.
Nous venons de constater, dans un exemple célè-
bre, la nature d'une preuve scientifique; abordons
maintenant l'objet spécial de notre étude.
Nous sommes en présence d'une grande question.
Nous voulons expliquer, non pas le mouvement des
corps célestes, mais ce mouvement funeste de l'âme
humaine qui la porte vers le mal. Une solution
nous a été proposée; une solution qui est la plus
généralement admise dans la philosophie courante,
la solution individualiste. Nous l'avons mise en
présence des faits; elle nous a paru insuffisante;
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200 aNQuiÈm DiacouRft.
nou^ eui avons cherché une autre. Où ravons^MniB
trouvée? Gomme Kopemik, dans un vieux livre;
mais, dans un livre qui a ceci de particulier qu'il
n'a pas cessé d'être lu, qu'il l'est tous les jours da-
vantage dans toutes les régions de notre globe, et
qu'U a passé dans une tradition vivante qui en re-
produit le contenu et vient sans cesse nous le rap-
peler. Cette solution est dans ma pensée, la solution
de l'avenir. Ancienne dans la tradition et dans la
science qui exprime et cherche à justifier la tradi-
tion, elle, est nouvelle dans la philosophie propre-
ment dite. Maintenant, Messieurs, s'U fallait 144
ans pour que la preuve se fît complètement, y
aurait-il lieu de s'en étonner? Serait-il surprenant
qu'il fallût autant d'années pour arriver à expliquer
scientifiquement l'état de l'âme humaine que pour
expliquer la marche des étoiles? Étudier la solution
proposée, la suivre dans ses conséquences, la com-
parer avec les faits de mieux en mieux observés, la
confirmer ainsi si elle est vraie : cette œuvre peut
être longue, et cette œuvre, vous pouvez tous y
prendre part. En effet (croyez bien que je ne viens
pas vous adresser de sottes flatteries), c'est le sens
commun de l'humanité qui est juge en dernier ires-
soirt des théories scientifiques relatives à la nature
humaine; non pas ce sens commun superficiel ju-
geant selon les premières apparences, prenant les
préjugés qui flottent dans l'air pour des vérités;
mais ce sens commun sérieux;, profond, résultat de
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lA PRGinriSw sot
la réflexion, qui discerne et met au jour, sous la
conditian du temps, les. lois foiklamentales de l'es-
prit humain, ou la raison telle que Dieu Ta faite.
Si un bon sens superficiel et léger est le fléau de la
science, le vrai bon sens, dans lequel la nalare hur
maine se manifeste, est le juge légitime de tous les
essais des savants qui essayent de rendre compte de
Fétat de l'humanité.
Pour accomplir le travail auquel je vous convie,
la première chose à faire est d'observer et de réflé-
chir. L'observation des phénomènes moraux ne ré-
clame ni un laboratoire, ni des instruments coûteux;
chacun porte toujours avec soi l'âme qui est son
objet, et la raison qui est son instrument. Pour fa-
ciliter votre étude, vous pouvez vous aider des tra-
vaux des écrivains qui ont agité le problème en
face duquel nous sommes placés. Je me borne à
un petit nombre d'indications. Les Pensées de Pas-
cal vous seraient d'un bon secours. Si vous dé-
pouillez l'œuvre de Pascal de quelques duretés jan-
sénistes qui vous choqueront; si vous la dégagez
de quelques boutades inscrites sur les chifflons im-
mortels- qui nous ont conservé son écriture, et
qu'il aurait revus et modifiés peut-être, s'il avait
lui-même publié ses écrits, vous y trouverez les
preuves de cette affirmation : Lorsque l'état du
cœur humain est devenu l'objet d'une étude atten-
tive, on ne trouve une explication satisfaisante de
cet état que dans la doctrine de la chute. Entre
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sot CINQUIÈME DI8G00R8.
nos contemporains, j'en indiquerai deux dont les
travaux pourront vous être utiles (j'ai le droit de le
supposer, puisque j'en ai moi-même profité, et pro-
fité laidement): le professeur Julius MùUer ' et mon
honorable ami, le professeur Charles Secrétan'.
Après ces explications relatives à la nature de la
preuve, j'en viens à la preuve elle-même.
n. EXPOSITION DE LA PREUVE
Une preuve scientifique, ainsi que nous venons
de le dire, peut réclamer beaucoup de temps. Mais
les partisans de toutes les doctrines peuvent égale-
ment en appeler à l'avenir; et cet appel à l'avenir
ne prouve rien, si ce n'est la confiance que chacun
accorde à sa propre pensée. Or, la science ne sau-
rait prendre en considération les idées innombra-
bles qui peuvent surçir dans l'esprit des hommes.
Pour rendre une supposition sérieuse, pour réussir
à la faire examiner, il est indispensable de montrer
tout de suite qu'elle rend compte de quelques grands
faits, comme Kopernik, par exemple, montrait im-
* Die christliche Lehre von der SUnde, 2 volumes in -8, Breslau, i»" édi-
tion, 1858.
' La Philosophie de la liberté, Paris, Auguste Durand, ^ édition, 1866.
— La raison et le christianisme, Lausanne, Meyer, 1863. — Recherches de la
Méthode gui conduit à la vérité sur nos plus grands intérêts. Neuchâlel, hà-
decker, 1857. Ce dernier volume renferme, en appendice, une dissertation
sur l'humanité et l'individu, dont l'importance est capitale, en vue du sujet
traité dans ce cinquième discours. On y trouve encore les pièces d'un débat
récent sur la question du péché^ dont la réunion forme un recueil instructif.
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LA PREUVB.
médiatement que sa théorie rendait compte de la
succession des jours et des nuits et de la variété
des saisons. Reproduisons d'abord notre affirma-
tion; nous chercherons ensuite à présenter quelque
argument considérable, qui, sans la démontrer com-
plètement, constitue pourtant en sa faveur un com-
mencement de démonstration.
En présence de la loi morale absolue, nous dé-
couvrons un principe de mal dans le cœur de tous,
c'est-à-dire dans le cœur humain. Ce principe de
mal est essentiel à l'humanité. Nous ne sommes pas
tous des voleurs et des scélérats; il est des hommes
que l'instinct de la pudeur et la loi de la chasteté
préservent des sollicitations mauvaises des sens;
il est des hommes qui restent sobres; il en est qui
sont généreux et compatissants; mais un principe
de mal existe chez tous, parce que tous nous som-
mes naturellement inclinés dans une direction con-
traire à la loi. La loi morale veut que chaque volonté
individuelle ait pour objet, pour direction fonda-
mentale, le bien de tous, dans lequel chacun trou-
vera sa part légitime. Au point de vue de la morale
sociale, dont nous avons reconnu la légitimité, on
appelle honnête l'homme qui use de sa liberté com-
me il l'entend, sans blesser directement le droit des
autres; mais on peut être honnête de la sorte et aux
yeux de la société, sans être bon au regard de la loi,
parce que la loi ne prescrit pas seulement de ne pas
enfreindre le droit des autres, de ne pas voler, de ne
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204^ CINQUIÈMB DISCOURS.
pas tuer, de ne pas calomnier, mais qu'ette exi^e la
consécration de chaque individu au bien général de
la société spirituelle. Or, en étudiant l'âme hfuiiiaine,
nous y constatons une tendance, qui lui est essen-
tielle dans Fétat présent des choses, à un amour
désordonné de soi, qui est la racine même du mal.
Voici comment Pascal a exprimé cette pensée :
« Nous naissons injustes, car chacun tend à soi.
(( Gela est contre tout ordre; il faut tendre au géné-
<( rai; et la pente vers soi est le commencement de
« tout désordre*. » Telle est mon affirmation. Je ne
dis pas que nous sommes tous des malfaiteurs pu-
blics; mais j'affirme qu'il y a dans tout homme
un principe d'égoisme qui est la nature essentielle
du péché. D'où vient ce principe mauvais? D'un
acte de l'humanité dont nous sommes tous les
membres, acte qui a vicié le cœur humain tel cpi'il
est en chacun de nous. Chacun de nous comme
individu est seul personnellement responsable de
ses actes personnels, ou, pour parler plus exacte-
ment, de la partie personnelle de ses actes. Mais
chacun de nous, en tant qu'homme, est solidaire-
ment responsable de la chute de l'espèce humaine.
Cette doctrine, nous l'avons reconnu déjà, heurte
vivement un certain bon sens; la question est de
savoir si elle heurte ce bon sens premier et superfi-
ciel qui s'en tient aux apparences, ou ce bon sens
' Édition Faagère, tome II, page 171.
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LA PMUWB. 4M|5
fHDfiMid q«i eA Yenforemon de la raison humaine et
le juge 4e la vérité. Les considérations suivantes
nous aideront à prononcer à cet égard. Hâtons-nous
d'indiquer quelque grand fait que notre théorie ex-
plique dételle sorte que, par cette explication même,
elle se montre digne d'un sérieux examen. Je choi-
sis pour faire ma preuve le fait de l'existence d'une
double nature dans l'homme, fait qui est la donnée
capitale du problème que nous étudions.
Voyez comment l'homme se développe. Un en-
fant vient au monde. Comment l'âme va-t-elle se
manifester, en apparaissant dans le développement
du corps qui s'est montré seul au début? L'enfant,
avant de rien penser, autant du moins que nous
pouvons le savoir, est mis en rapport avec le monde
spirituel par les organes immédiats et directs du
sentiment, le regard et Faccent de sa mère. Avant
de comprendre, il sent; il sent l'amour, et c'est par
le cœur qu'il fait son entrée dans le monde des es-
prits. Plus tard, en mettant la parole sur ses lèvres,
sa mère le rattache à la tradition universelle. Il ac-
cepte cette tradition, qui est pour son intelligence
ce que le lait maternel est pour son corps; et il
entre ainsi en communion avec le genre humain.
L'enfant commence donc par croire au bien et à la
vérité. Aussi la parole la plus auguste que la terre
ait entendue a-t-elle proposé pour modèle à l'homme
accompli la foi naïve de l'enfant, qui ne doute ni
de l'amour ni de la parole de sa mère. L'enfance
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t06 GINQUlBin DISCOURS.
est pure. Vient ensuite Fadolescence; et Tadoles-
cence est la période des nobles élans, des aspirations
élevées, des ardeurs saintes.
Être pur, être fier, être sublime, et croire
A toute pureté,
comme dit Victor Hugo*.
Maintenant, Messieurs, je m'adresse à ceux de
vous dont l'âme a été traversée par le souffle mé-
lancolique et doux de la poésie. Si vous voulez
pleurer, ne prodiguez pas vos larmes à la rose trop
vite flétrie, à Feau qui s'écoule, à la feuille qui
tombe, au printemps qui s'en va, au zéphyre qui
passe et ne revient plus; gardez-les pour ces belles
fleurs humaines trop souvent, hélas ! flétries avant
d'éclore, la pureté de l'enfance et la sainte ardeur
de la jeunesse. Dès le début, le ver rongeur est là.
Le bien se montre; mais
n est comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu^un souffle ennemi dans sa fleur a séché*.
Voyez ce que pensent les hommes faits. Écoutons
encore Victor Hugo :
Oh! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s'attache,
Revient dans nos chemins,
* mes lettres-d'amour ! dans les Feuilles d^automne,
* AthaliCy acte I, scène n.
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LA PRKUYE. i07
On s^y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains * !
Ainsi pleure le poète. D'autres parlent avec un
sourire amer des chimères de l'enfance et des illu-
sions de la jeunesse. Une mauvaise nature était là
dès le début; elle s'est développée et a triomphé
de la bonne. On dit souvent que la pureté de l'en-
fance et les tendances élevées et généreuses de la
jeunesse se flétrissent au contact de notre mauvais
monde, comme si tout le mal venait du dehors.
Mais où donc ce mauvais monde prend-il ses re-
crues? Comment ces enfants purs, mis en commu-
nauté, peuvent-ils devenir des hommes qui ne sont
pas bons? En réalité, l'enfance n'est pas pure et la
jeunesse n'est pas sainte; mais il n'est peut-être au-
cune créature humaine qui, en s'ouvrant à la vie,
n'ait rêvé la pureté, l'amour et la sainteté. Avant
de faire le mal, nous voyons le bien.
Quand la volonté se développe et se reconnaît,
quand l'homme prend possession de lui-même, il
se trouve donc en présence d'une double nature.
C'est pourquoi le sourire qu'appelle la vue d'un
petit enfant, est presque toujours empreint de mé-
lancolie. Nous ne redoutons pas seulement pour ce
débutant dans la vie les accidents divers de l'exis-
tence; nous avons le pressentiment, des luttes et
* mes lettres d'amour !
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t08 CIN QUIÈm DISCOURS .
des misères qui attendent cette volonté encore inno-
cente se trouvant aux prises avec le développement
d'une nature corrompue. Il me serait facile d'accu-
muler les citations à l'appui de ces pensées. Je
pcmrrais citer Fapôtre St. Paul, et pour ceux qui ne
voudraient pas de cette autorité-là, le poète latin
Ovide. Je pourrais citer le chrétien Racine, et pour
d'autres le grec Euripide; pour d'autres Voltaire.
Je trouverais partout dans les lettres humaines l'af-
firmation de cette double nature qui existe en cha-
cun de nous. Nous voyons un ordre dans lequel no-
tre bonne nature se complaît, et nous gémissons sous
le poids lourd d'un désordre qui nous pèse. « Notre
« vie est une nature faussée, dit lord Byron. Ce n'est
« pas un élément de l'harmonie universelle que ce
(( décret inexorable, cette tache ineffaçable du péché,
« cet arbre corrupteur *, dont la racine est la terre,
(( dont les feuilles et les branches sont les deux
« qui pleuvent leurs fléaux sur les hommes comme
« la rosée: la maladie, la mort, la servitude, tous les
« maux que nous voyons, et pis encore, les maux
« que nous ne voyons pas, qui font palpiter l'âme
« inguérissable, avec des chagrins de cœur toujours
« nouveaux *. » Une phrase de Pascal résume toutes
ces pensées: « Il y a deux natures en nous, l'une
bonne, l'autre mauvaise *. » Sans multiplier les
* This boundless upas.
' Childe-Harold. Chant quatrième, CXXVI.
' Édition Faugère, tome U, page 89.
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LA PRBUVK. S09
citations, j'aime mieux en appeler directement à
votre expérience. Qu'il y ait en nous deux natures
dont la lutte déchire souvent notre cœur, vous le
savez tous.
Notre théorie explique ce grand fait. Chaque fois
qu'apparaît un nouvel individu qui procède de la
vie de l'humanité dont il est un des représentants,
le but véritable de la liberté lui est montré dans sa
conscience. Le songe d'or se reproduit, l'Éden cé-
leste est entrevu. C'est là l'homme de Dieu; c'est la
bonne nature, la constitution primitive de l'âme qui
se montre au début de sa vie. L'autre nature, la
mauvaise, c'est l'homme de l'humanité; c'est la
triste création de la créature, le résultat de la chute
commune. Nous avons donc le moyen d'expliquer la
présence des deux natures.
Nous avons aussi le moyen d'expliquer pourquoi
la nature mauvaise prédomine dans le développe-
ment de la vie. En effet, il résulte directement de
l'idée de la chute, que la volonté humaine n'est pas
dans son état normal. La liberté, nous l'avons dit,
se réalise et s'accroît en se donnant au bien ; mais
la volonté s'affaiblit et se perd en se donnant au
mal; parce que le bien est Jiotre loi, tandis que le
mal est étranger et hostile à la constitution de notre
âme. L'homme possède l'inestimable privilège de la
liberté qui le rend capable du bien et du bonheur;
mais en lui-même il est vide, et n'a pas d'autre al-
ternative que de devenir le libre serviteur de la jus-
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2iO GINaaiÙilt DISCOURS.
tic6, par la pratique du bien, ou de devenir, ea se
livrant au mal, l'esclave du péché. La révolte de
rhumanité a donc eu pour conséquence, non-seule-
ment de vicier le cœur humain, en en faisant le
siège de sollicitations mauvaises, mais encore de
paralyser la volonté.
Notre solution rend donc compte du principe
mauvais que l'observation révèle dans notre cœur.
Quelle autre solution pouvez-vous entrevoir qui ar-
rive au même résultat? Le mal est là ; il est essen-
tiel à l'humanité, et la considération des volontés
historiques ne rend pas compte de son existence.
D'où vient-il? Ferez-vous le mal nécessaire? c'est
le nier; ce n'est pas résoudre le pi^oblème, c'est dé-
truire un de ses termes. Rapporterez-vous le mal
à un principe éternel? C'est le dualisme, et il n'est
plus en discussion, au point de développement où
est parvenue la pensée humaine. Que restera-t-il
donc? Chercher l'origine du mal en Dieu? nous ne
pouvons. Il faut donc chercher l'origine du mal
dans un acte de l'humanité. Voilà le fond de ma
pjfeuve. Je considère comme digne du plus sérieux
examen toute solution du problème qui dégagera
Dieu de la responsabilité du mal, sans recourir à
l'idée d'une nature des choses, qui serait un sec<md
principe coéternel à Dieu; mais je n'en connais pafS
d'autre que celle que je vous propose qui ait ce
caractère, c'eet pourquoi je m'y attache et m'y tiens
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LA PRBUTB. ÎM
jusqu'à la découverte d*une lumière nouvelle que je
ne soupçonne pas'.
Je vous Ifai dit dès le début: le biçn est ce qui doit
être, 41 est identique à la volonté divine; le mal
est ce qui ne doit pas être, il est le contraire de la
volonté divine. Maintenir ces deux définitions : tel
est pour moi le critère de toutes les théories dans
Tordre des études que nous faisons ensemble. Reje-
ter toute doctrine qui détruit la loi morale ou la foi
en la sainteté de Dieu : telle est ma règle. Existe-t-il
une solution autre que celle qui vous est proposée,
qui maintienne la loi morale et Dieu, en rendant
compte de l'ensemble des faits que nous révèle Tob-
servation? Cherchez-la.
Mais, direz-vous peut-être, la loi morale et Dieu
sont des théories; et il ne s'agit pas pour nous de
trouver une doctrine qui justilSe des théories pré-
conçues, mais d'expliquer les faits. Prenons cette
pensée en considération; et, au-dessous de ce que
vous appelez des théories, allons directement aux
faits. La conception de la loi morale n'est que l'ex-
pression d'un fait : ce fait est le sentiment de Fobli-
* La doctrine de la préexistence individuelle des âmes (voir la note de Ja
page 18i) cherche Torigine du mal dans les actes de Thumanité; c'est
pourquoi elle maintient intactes Tidée de Dieu et l'autorité de la conscience.
ËUe admet seulement (c'est ce qui la caractérise) que la révolte commune de
Tespèce est une collection de révoltes individuelles antérieures. Cette solu-
tion ne contredit pas celle que je défends. Au contraire, elle la suppose dans
tous ses éléments essentiels.
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tlS GINQUIBME DISC00R8.
gation, la conscience du devoir. Notre foi en la sain-
teté de Dieu n'est aussi que l'expression d'un fait:
ce fait est le sentiment, le besoin de l'adoration.
Essayez de supprimer l'obligation morale qui est à
la base de tout l'ordre moral et de tout l'ordre so-
cial; essayez de supprimer l'instinct de l'adoration,
qui est à la base de toutes les religions; faites taire
la voix qui, en présence du bien, s'exprime par l'ap-
probation, et en présence du mal par le blâme;
faites taire la voix qui, en présence de quelque in-
justice éclatante, s'élève, et souvent chez ceux même
qui croient avoir nié Dieu, pour faire appel à une
justice suprême; faites taire ces voix si vous le pou-
vez, et nous devrons reconnaître que la loi morale
et Dieu sont de simples théories. Mais vous ne
pouvez pas effacer dans les âmes la conscience du
devoir et le sentiment d'un ordre divin, parce que
ce sont là des éléments fondamentaux de notre na-
ture. Maintenir la loi morale et la sainteté de Dieu,
c'est maintenir deux idées qui sont l'expression im-
médiate et directe des faits.
Nous rencontrons ici sur notre route une science
qui traite avec dédain les faits de cet ordre, qu'elle
désigne et dénigre sous le titre d'affaires de sentiment.
Le positivisme français disait l'autre jour, par l'un
de ses plus considérables interprètes, M. Littré, que
la science'ne connaît que la matière et les propriétés
de la matière*. Le matérialisme allem'and nous dé-
* La Philosophie positive, revue, tome I, page 21.
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LA PREUVE. il3
clare, par Foi^ane de M. le professeur Bûchner:
« qu'il est impossible de résister longtemps à la
force des faits \ » Or, dans l'opinion de ces écri-
vains, la conscience, le besoin d'adoration, et, d'une
manière générale, tous les phénomènes spirituels
ne sont pas des faits; il n'y a pas d'autres réalités
que celles qui se révèlent à nos sens. Si Ton disait:
la science de la matière ne connaît que la matière
et les propriétés de la matière, cette affirmation
devrait être ajoutée au catalogue des vérités ins-
crites dans la chanson de M. de la Palisse; mais on
veut nous faire admettre que la science de la ma-
tière et de ses propriétés est la science universelle.
Tout ce qui existe n'est que matière et propriétés de
la matière? Examinons. Les propriétés de la ma-
tière n'existent que sous la condition de la matière,
qui n'existe elle-même que sous les conditions de
la forme et du poids. Veuillez donc me dire quelle
est la forme de l'honneur, et quel est précisément
le poids de l'infamie. Veuillez me dire quel est
le microscope qui nous permet d'apprécier les di-
mensions géométriques du dévouement, et de mesu-
rer en fractions de millimètres la longueur de l'é-
goîsme. Que de confusions d'idées il faut appeler
à son secours, que de ténèbres il faut accumuler
pour réussir à éteindre la lumière naturelle qui
éclaire tout homme venant dans le monde, jusqu'au
* Force et matUrey préface.
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S14 GINQUlfalB DISCOURS.
point d'admettre que le vice et la vertu, Thonneur,
kl probité, le dévouement, l'estime, le mépris, le
blâme, l'éloge, l'admiration, l'horreur, sont de la
matière ou des propriétés de la matière! Emparons-
nous de la déclaration du docteur Bûchner, car le
matérialisme qui la place dans nos mains nous re-
met ainsi, après l'avoir signé, Facte de sa condam-
nation. « Il est impossible de résister longtemps à la
force des faits ! » C'est pourquoi l'humanité ne con-
sentira jamais à rayer des cadres de la science les
réalités qui sont la manifestation même de sa vie,
réalités que l'homme connaît plus directement qu'il
ne connaît la matière; car la matière ne se révèle à
ses sens que sous la condition de la présence et de
l'acte de sa nature spirituelle. « C'est abandonner
« lâchement la raison, dit lord Byron, que de renon-
« cer aux droits de la pensée*. »
Vous entendrez dire que la science de notre siècle
incline de plus en plus au matérialisme: Je crois
plutôt qu'eUe est sur le point d'en sortir, et que les
ténèbres dont on se plaint ne sont que cette obscu-
rité de la fin des nuits qui semble redoubler un
moment lorsque l'aube va paraître '. En ce qui vous
concerne, Messieurs, n'ai-je pas le droit de constater
* Childe-Harold^ chant quatrième, cxxvii.
* M. Félix Ravaisson vient de signaler dans la philosophie contemporaine
c un mouvement général par lequel la pensée tend à dominer encore une
fois, et de plus haut que jamais, les doctrines du matérialisme, i — la Phi-
ioaophie en France, au XIX^ nècle, page 265.
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LA PREUVE. 915
Fempressement avec lequel vous vous êtes réunis
pour étudier le problème du mal, ce problème de la
conscience et du cœur qui fait le tourment, mais
aussi la gloire de l'esprit humain ? N'ai-je pas le
droit de constater, qu'en vous rassemblant en si
grand nombre dans cette enceinte, vous avez dit
bien haut, dans une manifestation presque solen-
nelle, que, dans votre opinion, la conscience et le
cœur de l'homme ne sont pas des objets indignes de
la sérieuse étude de la raison?
m. EXAMEN DES DIFFICULTÉS
Abordons maintenant l'examen des difficultés sou-
levées par la solution qui fait l'objet de notre étude.
Que nous proposons -nous? De trouver, dans un
ensemble d'idées qui satisfasse la raison, le maintien
et la sauvegarde de la conscience. Or, à première
vue, notre solution semble répugner également à la
conscience et à la raison. Commençons par les dif-
ficultés de l'ordre rationnel.
Il est impossible, dit-on, de concevoir le péché
dans l'état d'innocence. Que nous fassions le mal,
nous, il n'y a rien de si facile à expliquer, parce que
nous sommes en présence des sollicitations mau-
vaises de notre cœur; nous sommes exposés aux
tentations de la sensualité sous toutes ses formes,
de la vanité dans tous ses modes. Le mal étant dans
notre cœur, on comprend que nous cédions à ses
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Si6 GINQUIÈHB DISCOURS.
entraînements; mais ôtez le mal du cœur, et tous
n'expliquerez jamais comment la volonté peut s'é-
carter du bien. Le bien en effet exerce par lui-
même un attrait. Pour balancer cet attrait, il faut
une tentation qui résulte de la préexistence du mal.
Sans une tentation, la chute ne peut pas s'expli-
quer; et admettre un état primitif d'innocence, c'est
exclure toute tentation; c'est exclure par consé-
quent la possibilité du mal. Telle est la première
difficulté qui s'offre à notre examen.
Je ne veux pas répondre à l'objection par une
définition abstraite de la liberté, en disant que la
volonté étant libre peut, par cela même, se décider
pour le mal, sans aucune sollicitation. Je reconnais
qu'en l'absence de toute tentation le péché est inex-
plicable. Qu'ai-je donc à faire? Il faut montrer que,
dans l'entière pureté du cœur, il existe une tentation
inhérente à la volonté, et qu'on ne peut pas suppri-
mer sans supprimer la volonté elle-même; de ma-
nière qu'une volonté libre étant supposée, avec un
cœur absolument pur, cette tentation-là, mais celle-
là seule, existera. Or cette tentation existe. QueDe
est-elle? La tentation de la liberté.
Une puissance libre et créée se sent, comme
puissance, un principe d'action; mais, comme créa-
ture, elle n'est pas et ne peut être dans une indé-
pendance absolue; elle se trouve en présence de la
loi universelle, ou de Dieu, dont la loi exprime la
volonté. Or, de cette situation même résulte pour
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LAPREUTB. 117
la puissance créée la tentation de méconnaître les
conséquences de sa position de créature, et de se
faire sa propre loi à elle-même, en rejetant la loi
qui la soumet à Dieu. C'est la tentation de la ré-
volte pure et simple. Gela est-il inintelligible? Nulle-
ment. Cette tentation est-elle impossible? Tant s'en
faut; car elle est réelle, elle existe en nous. La ten-
tation de la révolte pure et simple est voilée, et com-
me étouffée sous la masse énorme des sollicitations
de notre cœur; et quand nous faisons le mal, c'est le
plus souvent parce que nous nous laissons aller aux
entraînements d'une nature viciée. On ne saurait
méconnaître toutefois, bien que sa part soit faible
dans notre existence, la séduction de l'indépendance
en elle-même. Examinez ce cas-ci : Vous avez envie
de faire un certain acte. Quelqu'un, qui n'a aucun
pouvoir légitime sur vous, vient vous commander
avec arrogance de faire la chose même que vous dé-
sirez accomplir. Que va-t-il arriver? Presque tous
vous allez vous rebeller contre ce commandement
indu; et peut-être (je ne dis pas que vous agirez
sagement, mais vous agirez naturellement), peut-
être allez-vous renoncer à faire ce dont vous aviez
envie, et faire une chose qui n'excitait en vous
aucun désir, simplement pour affirmer votre in-
dépendance. Votre résistance est légitime dans
le cas supposé, en présence d'un commandement
qui a le caractère de l'oppression. Mais cet esprit
d'indépendance existe également en présence de
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218 GINQUIBMB DISCOURS.
Faotorité légitime de la conscience, de la loi de
Dieu. Gela est si vrai que nombre de jeunes geos
qui repousseraient avec dégoût certaines basses ten-
tations si eUes leur étaient directement présen-
tées, deviennent les victimes des machinations dia-
boliques de ceux qui éveillent en eux l'esprit d'in-
dépendance, pour les amener peu à peu à faire ce
qui était primitivement contraire à leur inclination
naturelle. Le fruit défendu a la saveur de la révolte.
Enlevez par la pensée cette tentation-là : il n'y a
plus de mal possible. Mais où il n'y a plus de mal
possible, il n'y a plus de liberté. La forme élémen-
taire de la liberté, dont elle doit partir pour s'élever
elle-même à la liberté pleine en détruisant la possi-
bilité du mal, cette forme élémentaire de la liberté
suppose le choix. Otez le choix entre l'obéissance
et la révolte, et vous aurez tué l'être libre dans
votre pensée. On demande parfois à Dieu la créa-
tion d'un être qui ne pût pas pécher, c'est-à-dire qui
fût nécessairement bon. On ne réfléchit pas que la
nécessité exclut la liberté ; que là où il n'y a pas de
liberté, il n'y a ni bien ni mal ; en sorte que l'idée
d'un être nécessairement bon renferme une contra-
diction proprement dite.
La chute primitive s'explique donc par une tenta-
tion qui est la seule inhérente à la puissance libre,
la seule aussi qui puisse être transmise à la créa-
ture innocente, la seule qui puisse trouver un écho
dans une volonté liée à un cœur pur; et cette ten-
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LÀ PREUVE. Î19
tation s'exprime ainsi: « Tu seras ton Dieu à toi-
même. » Toute autre tentation ne peut venir qu'après
celle-là, et être la conséquence d'une première adhé-
sion de la puissance libre à la tentation inhérente à
la liberté même. C'est pourquoi lorsque Milton,
cherchant à remonter de la transmission du mal à
son origine première, explique la révolte de l'ar-
change rebelle par le désir d'une puissance qui veut
avoir sa loi en elle-même, et être affranchie de la
domination du Maître de l'univers, il se montre bon
philosophe en même temps que grand poète*.
Direz-vous, maintenant: Voilà donc, après tout, le
mal à l'origine même des choses; voilà le mal in-
hérent à la créature en sa qualité de créature ! Non,
pas le mal, mais la possibilité du mal, possibilité
qui est, encore une fois, la condition de la liberté
créée. La liberté suppose le mal possible, et ren-
ferme une tentation, sans laquelle la liberté n'exis-
terait pas; mais la raison d'être du mal réahsé
n'existe nulle part ailleurs que dans la volonté qui
se révolte contre la loi. Si vous risquiez de tomber
dans quelque confusion à cet égard, je vous renver-
rais à une parole de Shakespeare: « Être tenté est
une chose, succomber est une autre chose ^. »
Il y a donc une tentation inhérente à la liberté,
indépendamment de tout mauvais penchant du
* Voir le Paradis perdu, au commencement.
' Mesure pour mesure, acte II, scène i.
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SÎO CINQUIBMB DISCOURS.
cœur. Notre solution n'est nullement absurde. Elle
est au contraire parfaitement raisonnable; et, si on
lui accorde un degré suffisant d'attention, elle de-
vient tout à fait claire. Je voudrais pouvoir en dire
autant du point qui va suivre.
Lorsqu'on a reconnu qu'une chute de l'être libre
est possible dans l'état d'innocence, une difficulté
nouvelle, et plus formidable que la première, se
dresse devant la raison, et semble lui barrer le che-
min. Nous l'avons dit, mais il convient de le répéter,
la solution proposée à* notre examen n'est pas qu'un
premier homme, ou qu'un premier couple humain,
se rende coupable d'une faute purement indivi-
duelle, et que d'autres individus, véritablement et
absolument autres, portent la conséquence d'une
faute qui leur est étrangère. Entendue ainsi, la so-
lution est mauvaise. On a dit d'un ancien triom-
phateur que, pour lui, se montrer c'était vaincre. On
pourrait dire de cette doctrine que, pour elle, se
faire comprendre c'est être rejetée. La solution que
nous examinons a précisément pour caractère d'af-
firmer notre participation à tous, non pas indivi-
dueUe, mais réelle cependant, à la chute commune:
c'est l'humanité qui s'est révoltée et porte les con-
séquences de sa révolte. C'est ainsi seulement que
notre doctrine est conciliable avec la justice; ou,
pour mieux dire, notre doctrine seule permet de
concilier avec l'idée de la justice les faits que l'expé-
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LA PREUVE. m
rience nous révèle. Il n'y a pas deux justices; et c'est
un des reproches les plus graves que l'on puisse
adresser à Pascal d'avoir énoncé, ne fût-ce qu'en
passant, qu'il pouvait y avoir deux justices, celle de
l'homme et celle de Dieu. Il n'y a qu'une seule jus-
tice, celle de Dieu, dont le rayonnement nous éclaire
dans la proportion où nous en recevons la clarté.
Nous en appelons de l'injustice des hommes à la
justice de Dieu; mais vouloir séparer la justice de
Dieu et la justice de la conscience, ce serait nous
précipiter forcément dans l'athéisme ou dans le fa-
natisme. Notre discussion ne roule donc point sur
l'idée de la justice; il n'y en a qu'une, celle dont on
lit la définition dans Cicéron. « Attribuer à chacun
ce qui lui appartient: » Notre discussion roule sur ce
point-ci: Les individus humains sont-ils uns et au-
tres dans un sens absolu? Ou bien, y a-t-il dans
chaque homme une existence personnelle, et aussi
l'existence de l'humanité? Nous n'entendons pas que
l'humanité soit un être à part des individus; mais
nous admettons que chaque homme concilie en lui
deux réalités distinctes sans être séparées, et se pré-
sente ainsi sous un double aspect: en tant qu'il est
lui dans son existence personnelle, et en tant qu'il
est homme par la présence de l'humanité en lui.
Après ces explications, abordons la difficulté.
Il s'agit de nous rendre responsables de la chute
commune de notre espèce. Vous n'objecterez pas
que nous n'avons aucun souvenir de la révolte pri-
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tfi CINQUIÈME DISOOURS.
mitive, car l'absence de mémoire n'est point une
difficulté. Nous subissons tous les jours les consé-
quences d'actes parfaitement volontaires dont nous
avons perdu le souvenir. Ce qui fait objection, ce
n'est pas l'absence de mémoire, mais l'absence
d'existence. Si l'espèce humaine est tombée, c'est
assurément à une époque où nous n'avions pas paru
sur la scène du monde; et, en présence de l'idée
que je vous propose, vous devez être tentés de dire -
avec l'agneau de la Fontaine * :
Comment Taarais-je fait, si je n'étais pas né ?
Vous n'existiez pas? en aucun sens? cela est-il
bien sûr? La question étant la même pour tout être
vivant, examinons-la à l'occasion d'un végétal. Je
considère ce sapin qui est là aujourd'hui dans la
forêt. D'où vient-il? Sa matière actuelle est venue
du sol et de l'atmosphère, par une série de mour
vements et de transformations dont la physique et
la chimie cherchent à nous livrer le secret. Il n'y
a pas longtemps, dans une réunion publique', M. le
professeur de CandoUe nous signalait les progrès
récents de la science botanique arrivant à rendre
compte, par les lois de la physique et de la chimie,
du développement d'un végétal, depuis le moment
* Le Loup et l'Agneau.
* A la session de la Société helvétique des sciences naturelles, réunie à
Genève, en août 1866.
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LA PRBUVS. tf 3
OÙ la germination commence. Il nous disait com-
ment l'on explique la croissance de la plante; mais
sous quelle condition ? Sous la condition que la
plante soit là, vivante dans son germe. Or, le germe
de la plante n'est pas le résultat des mouvements
de la matière; un germe vivant n'est pas un agrégat
de moléculesv comme une pierre ou un cristal. Avant
de se développer, le sapin que je considère existait
donc dans son germe. Ce germe d'où vient-il ?
Croyez-vous que Dieu le crée directement? Croyez-
vous que, chaque année, Dieu crée toutes les grai-
nes de sapin, et tous les grains de blé? En ce cas, la
puissance créatrice formant chaque germe par l'acte
de sa toute-puissance, le fait que les graines de
sapin viennent sur des sapins et non pas sur des
chênes, et le fait que les glands ne se trouvent pas
dans des quartiers de molasse, seraient des faits pu-
rement accidentels. Vous n'avez peut-être jamais
pensé à cette question; mais réfléchissez, et prenez
possession de votre propre pensée. Vous ne croyez
pas, vous n'avez jamais cru, et vous ne sauriez croire,
en présence du spectacle de la nature, que chaque
germe vivant procède directement d'un nouvel acte
créaleur. Le germe du sapin existait donc dans le
sapin qui l'a produit; et ainsi en remontant de sa-
pin en sapin jusqu'à l'origine de l'espèce. Mais com-
ment et dans quel sens existait-il? Les philosophes
disent que le germe existe en puissance (c'est leur
twnie) dans la vie de l'individu qui en produit d'au-
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Iti CINQUIÂMB DISCOURS.
très. Mais qu'entendrons-nous par ce mot en puis-
sance? Attribuerons-nous au végétal une volonté, et
penserons-nous qu'il crée les germes? Nous ne le
pensons pas. Le germe existe avant de se montrer; et
ce qu'on appelle en ce cas la puissance ne crée pas,
mais manifeste ce qui était. Gomment le concevoir?
Supposerons-nous que tous les individus vivants
existent en infiniment petit, dans un germe pre-
mier? Admettrons-nous qu'une première graine de
sapin, origine de tous les sapins passés, présents et
futurs, étant ouverte, et placée sous un microscope
de puissance infinie, eût laissé voir tous les sapins
du monde renfermés comme dans une boîte? Vous
souriez. Messieurs, et, si l'on admet la reproduction
indéfinie des êtres vivants, la métaphysique justifie
votre sourire. Il faudrait en effet qu'il y eût dans le
premier germe un nombre indéfini d'êtres réels, et,
tout nombre étant essentiellement déterminé, un
nombre indéfini ne peut être un nombre. Le sapin
qui fait l'objet de notre étude existait donc il y a
cent ans, il y a mille ans, il y a dix mille ans, n'im-
porte, jusqu'à l'origine de son espèce. Remarquons,
en passant, que le nombre des espèces vraies n'im-
porte point à notre objet, et que les contestations
récentes relatives aux classifications généralement
adoptées, n'ont rien à faire dans notre discussion.
Quel que soit le nombre des espèces vraiment dis-
tinctes, notre raisonnement reste le même. Le sapin
existait dans son espèce, avant sa manifestation in-
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LA PRBIIW. tî5
dividuelle, et nous avons deux raisons pour Faffir-
mer. La première c*est qu'il existe, qu'il n'est pas un
simple agrégat résultant du rapprochement de par-
ties de la matière, et que nous n'admettons pas qu'il
ait été créé individuellement; il faut donc qu'il exis-
tât dès l'origine de son espèce. La seconde raison se
tire des considérations que l'esprit systématique d'un
naturaliste anglais, M. Darwin, a mises en vive lu-
mière. M. Darwin a fortement attiré l'attention sur
les changements apportés aux espèces naturelles
par l'action des circonstances extérieures prolongées
pendant des séries de siècles. Pour vous rendre
compte de la conformation et de la vie actuelle de
notre sapin, il vous faudrait remonter peut-être à
l'influence du sol, du climat, de faits astronomiques
et géologiques qui se sont produits il y a des milliers
et des milliers d'années. Notre sapin a été modifié
à cette époqué-là; il fallait donc qu'il existât, car on
ne saurait être modifié que sous la condition d'être.
Mais comment existait- il? Comment un végétal
existe-t-il dans son espèce? Avec une forme et une
matière? non; à moins qu'il n'existe tout formé, en
petit, supposition que nous avons exclue. Il nous est
pourtant impossible de comprendre l'existence d'un
végétal autrement que sous la double condition
d'une forme et d'une matière. Le sapin existait donc
d'une manière qui nous est incompréhensible. C'est
ici le mystère de la vie; et n'est-ce pas le lieu de
s'écrier avec Voltaire :
15
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tf6 CINQIHilfB OISQOURS.
Étranges vérités!
mélange étonnant de contrariétés ^ I
Revenons maintenant à notre objet. Avant de se
manifester dans son existence individuelle, l'arbre
existait dans son espèce, mais d'une manière que
nous ne comprenons pas. De même l'homme, avant
son apparition personnelle, existait dans l'humanité.
Comment? D'une manière que nous ne compre-
nons pas. Nous ne comprenons l'existence d'un vé-
gétal qu'avec sa forme et sa matière, et la raison
nous conduit cependant à admettre qu'il existe dans
son espèce, sans forme ni matière. Nous ne com-
prenons l'existence d'un homme que sous la forme
de l'individu; il nous faut admettre cependant qu'il
y a pour lui un autre mode d'existence dans l'hu-
manité. La question est la même que pour le sapin.
Jean a vingt-deux ans, Alfred en a trente-cinq, et
vous, Monsieur, vous avez soixante-quatre années.
C'est votre date comme individu; mais quant à votre
date comme homme, vous n'en avez point d'autre
que celle de l'humanité, et vous êtes tous bien plus
vieux que vous ne le pensiez.
La difficulté élevée au sujet de notre solution par
la pensée que nous n'existions pas, lors de la chute
supposée de l'espèce humaine, disparaît dès qu'on
admet l'existence de chacun dans l'humanité, ïion
' Le Désastre de Lisbonne, — Le texte porte pour le premier vers,
tristes Térités !
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LA PRsmns. 917
comme individu, mais comme homme. Mais, pour
admettre la réalité de Fespèce, il faut soulever tout
le poids des apparences, auquel s'ajoute le poids
d'une philosophie d'autant plus facilement acceptée
qu'elle a les apparences en sa faveur. Puis, il faut
se résigner (ce qui nous coûte toujours) à une vue
de la raison pure qui affirme la réalité de l'espèce,
sans pouvoir appeler l'imagination à son secours.
Sans descendre dans les dernières profondeurs de
ce sujet, je tiens à constater que quelques-uns des
représentants les plus illustres de la raison ont vu
la difficulté dans un sens tout autre que celui où
elle se présente à nous. Les individus passent, les
espèces demeurent. Où sont les chênes qui ombra-
geaient nos pères? Où seront, dans quelques années,
les oiseaux qui chantent dans nos bois, les bœufs
qui tirent nos charrues? Tout finit et disparait à
la surface du globe; mais les espèces demeurent : le
chêne, le bœuf, le cheval, l'homme se maintiennent
dans la destruction incessante des individus qui les
représentent. Plusieurs philosophes ont été si vive*
ment frappés par cette considération que, la réalité
de l'espèce étant pour eux la certitude premi^e,
l'existence des individus devenait le problème.
Me tromperai-je. Messieurs, en supposant que plu-
sieurs d'entre vous, beaucoup peut-être, m'accusent
de raisonner fort mal? « Comparaison n'est pas
raison. Que vient faire ici ce sapin? » telle est
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ffS8 CIMQDIÈIIB DISCOURS.
votre pensée. Que nous ayons existé dès l'origine
de rhumanité dans un sens métaphysique, comme
tout vivant dans son espèce, à la bonne heure; mais
cette métaphysique ne va pas à la question, car il
s'agit pour nous de responsabilité morale, ce qui
n'est pas le cas pour les sapins. Certainement nous
n'existions pas avant notre naissance sous une
forme qui nous permît d'être des agents respon-
sables. Il reste donc toujours qu'au point de vue
moral nous souffrons d'une faute qui nous est étran-
gère; et cela est injuste. Voici, après les difficultés
de la raison, la réclamation de la conscience; elle
mérite au plus haut degré notre attention.
Le fond de l'objection est que les actes de la vo-
lonté sont exclusivement individuels, et que la res-
ponsabilité qui les suit a le même Caractère. Exa^
minons ces deux idées, en rappelant que le caractère
individuel de la volonté et de la responsabilité doit
rester parfaitement intact, lors même qu'il ne serait
pas exclusif. Occupés à mettre en lumière l'une des
faces d'une vérité double, nous ne voulons, à aucun
degré, nier l'autre, ou la rejeter dans l'ombre. Est-il
vrai que la volonté ne se manifeste que sous une
forme purement individuelle? Il y a quelques rai-
sons d'en douter; j'en indiquerai trois.
A entendre les amoureux, le sentiment qui les
anime a pour effet de fondre deux volontés en une,
de faire que la volonté cesse, en quelque degré,
d'être purement personnelle, en restant une par le
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LA PREUVE. SS9
concours de deux âmes. Les hommes étrangers à la
vivacité des passions pourraient être tentés de ré-
cuser le témoignage dès amoureux; mais des écri-
vains sérieux, de graves observateurs de la nature
humaine affirment également que les sentiments
profonds de l'amour et de l'amitié diminuent, en
quelque mesure, la séparation des âmes, enlèvent
à la volonté, non pas sans doute sa nature indivi-
duelle, mais le caractère exclusif de cette individua-
lité. C'est ma première remarque, voici la seconde :
Qu'un homme s'avance seul devant une armée
ennemie, qu'il brave une mort certaine pour assurer
un avantage aux siens, cet homme est proclamé un
héros. Dans l'assaut d'une redoute, et dans mainte
autre opération militaire, un corps entier est envoyé
à une mort certaine, comme chair à canon, et, dans
bien des cas, les victimes savent où elles vont. Ces
pauvres gens tombent par centaines, et leurs corps
sont jetés dans des fosses ignorées. Leur action n'est
plus héroïque parce qu'ils étaient en nombre. Aucun
d'eux souvent n'aurait eu le courage de faire seul
ce que tous ont fait, et peut-être sans hésiter. Le
fait est connu, et on ne s'en étonne pas. C'est, dit-
on, la puissance de l'émulation, l'exemple, la com-
munauté de l'action. C'est tout cela sans doute;
mais que veut dire tout cela? Cela veut dire que le
concours des volontés crée une force qui n'existerait
pas dans les mêmes volontés si elles étaient iso-
lées. Dans l'accomplissement d'un acte collectif, il y
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MO . GINQUiniB 0I8CO0RS.
a donc une puissance qui se manifeste dans chaque
individu, et dont la source n'est pourtant pas pu-
rement individuelle. S'il en était autrement, des
individus réunis ne posséderaient pas une force plus
grande que la somme de leurs volontés personnelles.
Chacun sait qu'il en est autrement ; chacun sait,
sans toujours se rendre compte de la portée du fait,
que le concours des forces est une puissance.
Voici ma troisième remarque. Dans les phéno-
mènes de l'habitude, nous voyons la volonté créer
une nature. C'est la personne qui fait d'abord la
nature, et la nature détermine ensuite les actes de
la personne (j'emprunte des expressions à saint
Augustin). Or, dans le pouvoir de l'habitude, nous
avons l'exemple d'une volonté qui ne se manifeste
plus sous la forme individuelle, car l'individu sent
ce pouvoir de l'habitude, qui procède pourtant pri-
mitivement de lui, comme quelque chose d'étran-
ger; et la nature formée par l'habitude se transmet
héréditairement d'un individu à d'autres, et perd
ainsi le caractère personnel de son origine.
Je vous livre. Messieurs, ces indications qu'il vous
sera facile de suivre en les appliquant à d'autres
exemples. Il existe des phénomènes moraux obscurs
et peu étudiés, qui font entrevoir, comme à travers
un brouillard, un élément de volonté dont la forme
n'est pas exclusivement individuelle.
La responsabilité appelle des réflexions analogues.
L'idée que la responsabilité soit purement indivi-
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LÀ PRfUVB. ÎSI
duelle, se dissipe immédiatement par l'effet de la
réflexion. Vous agissez sur un de vos semblables par
la parole, par l'exemple, par le regard, et vous l'en-
traînez au mal. Vous comprenez bien que vous êtes
responsable de la parole, de l'acte, du regard qui
avaient un caractère coupable. Mais ne comprenez-
vous pas, en même temps, que vous avez une part
de responsabilité dans l'acte même de celui que vous
avez fait dévier de la ligne du devoir? Fixez votre
attention sur ce qu'on appelle, en matière judiciaire,
des circonstances atténuantes. Les circonstances at-
ténuantes, dont nos jurés abusent parfois, sont
une réalité sérieuse. Poumez-vous les éliminer de
vos jugements moraux? Une pauvre fille, née dans
les repaires du vice et élevée au sein de l'infamie,
sera-t-elle coupable d'un désordre de mœurs au
même degré que le serait une fille bien élevée? Une
part de sa faute n'appartient-elle pas à ceux qui l'ont
pervertie? Si un jeune garçon, élevé dans des habi-
tudes de mendicité que le mensonge transforme
souvent en vol, s'écarte des lois d'une stricte pro-
bité, sera-t-il coupable au même degré que le fils
d'une maison honnête qui, pour céder à la tenta-
tion, doit fouler aux pieds les maximes de son père
et les exemples de sa mère? Les mauvaises in-
fluences sont souvent une excuse; nul ne le con-
teste. Or, excuser l'un, c'est toujours accuser l'autre;
atténuer le tort d'un acte par la considération des
mauvais conseils entendus et des mauvais exem-
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tSS GINQUlteS M8G0UR8.
pies reçus, c'est reporter sur les auteurs des mau-
Yais conseils et des mauvais exemples la part de
responsabilité que l'on enlève à l'agent. Il y a donc
dans un même acte diverses responsabilités qui se
réunissent; la responsabilité n'est pas purement in-
dividuelle. Cette pensée est sérieuse, et s'adresse di-
rectement à la conscience. Suivez les conséquences
d'un de vos actes, d'une de vos paroles. Vous vous
rendez coupable aujourd'hui, en tel lieu; votre in-
fluence s'étend; et voilà votre responsabilité enga-
gée dans des actions qui se commettront au loin,
après un long espace de temps, et dans lesquelles
vous aurez pourtant votre part.
Loin d'être exclusivement personnelle, la respon-
sabilité présente au contraire un enchaînement bien
propre, lorsqu'on y pense, à jeter l'esprit dans une
longue méditation. Xavier de Maistre, témoin ocu-
laire des désastres de la retraite de Russie, raconte
l'efifroyable destinée des Français, et il ajoute : « le
« n'en voyais pas un sans songer à cet homme infer-
« nal qui les a conduits à cet excès de malheur *. » Je
ne voudrais pas émousser la pointe de cette flèche
acérée; Bonaparte était sans doute le premier res-
ponsable des désastres de son armée. Mais suivez les
origines de ce grand malheur; demandez-vous ce
qui avait amené Bonaparte au pouvoir, ce qui l'avait
conduit à* chercher la gloire militaire comme une
^ Lettre de Xavier de Maistre, insérée dans la Correspondance diploma-
tique de Joseph de Maistre, — Paris, Michel Lévy, 1861 , t. I, p. 296.
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LA PRBtnPE. i3S
nécessité de sa position; et, sans absoudre son am-
bition démesurée, vous verrez la responsabilité
s'étendre avec le long enchaînement et les entre-
croisements multipliés des fils de l'histoire.
La responsabilité, et la volonté qui est sa con-
dition, ne sont donc pas des faits d'une nature pu-
rement individuelle. Tout acte est essentiellement
personnel dans son accomplissement; mais nul acte
n'est exclusivement personnel dans ses origines. Ces
considérations ouvrent à notre solution la porte qui
lui semblait fermée. L'imputation de la chute com-
mune revêtira un caractère de justice dès que nous
admettrons qu'en conservant la part personnelle de
notre responsabilité qui subsiste, nous pouvons
participer à la responsabilité collective de l'espèce
humaine.
C'est l'idée de la justice qui se présentait comme
une objection. Si l'injustice existait, serait-ce notre
doctrine qu'il faudrait en accuser? Nullement. L'in-
justice serait dans les faits, que notre doctrine
cherche seulement à expliquer. Il est facile de le
reconnaître, en constatant la grande^ loi de la soli-^
darité humaine. L'un souffre des fautes de l'autre;
l'un jouit des conséquences favorables des bonnes
actions d'un autre. La répartition des biens et des
maux n'a point un caractère exclusivement indi-
viduel. Ce n'est pas notre doctrine qui parle ainsi;
les faits sont là ; et on ne saurait en contester le
nombre et l'importance. J'en appellerai au témôi-^
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884 GHfQUÙin DISCOURS.
gnage d'un homme justement célèbre, et préoccupé
d'un ordre d'idées tout autre que celui qui fixe
notre attention. J'ouvre les œuvres de Frédéric
Bastiat. Cet économiste recherche les lois de la pro-
duction et de la distribution des richesses. Voici les
pensées qui viennent se placer sous sa plume. Il
remarque que l'idée de la solidarité, rejetée par la
philosophie du XYIII® siècle, a été l'objet des railla
ries de Voltaire; et il continue: « Mais ce dont Vol-
« taire se njoquait est un fait non moins incontes-
« table que mystérieux. Pourquoi cet homme est-il
a riche? Parce que son père fut actif, probe, labo-
« rieux, économe; le père a pratiqué les vertus, le
« fils a recueilli les récompenses. Pourquoi cet autre
« est-il souffrant, malade, faible, craintif et malheu-
(( reux? Parce que son père, doué d'une puissante
« constitution en a abusé dans les débauches et les
« excès. Il n'y a pas un homme sur la terre dont la
« condition n'ait été déterminée par des milliards
« de faits auxquels ses déterminations sont étran-
« gères. Ce dont je me plains aujourd'hui a peut-
a être pour cause un caprice de mon bisaïeul, etc.,
« etc. La soUdarité se manifeste sur une plus grande
« échelle encore et à des distances plus inexplicables
« quand on considère les rapports des divers peuples,
« ou des diverses générations d'un même peuple.
« Voyez les emprunts publics. Nous faisons la guerre,
a nous obéissons à des passions barbares; nous dé-
« truisons par là des forces précieuses; et nous trou-
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LA niKinFE. tSft
a vons le moyen de rejeter le fléau de cette destnio
m tion. sur nos fils, qui peut-être auront la guerre
« en horreur et ne pourront comprendre nos pas-
« sions haineuses. La société tout entière n'est qu'un
(( ensemble de solidarités qui se croisât. Il y a donc
« naturellement et dans une certaine mesure soli*
« darité incontestable entre les hommes. En d'autres
(( termes, la responsabilité n'est pas exclusivement per-
a sonnette \ »
Bastiat montre comment la loi de soUdarité con-
tribue au progrès de l'harmonie sociale; mais nous
devons considérer ici le côté sombre du sujet. Il
existe une loi générale^ que l'observation reconnaît
de plus en plus: la loi de solidarité. Et cette loi que
Tobservation reconnaît avec une clarté toujours plus
grande, la civilisation en augmente continuellement
l'efiFel et la portée. Les conséquences d'une guerre de
sauvages dépassent peu les forêts que cette guerre
ensanglante. Dans le monde civilisé, la guerre ne
peut s'allumer sur un point, sans que toute la société
des peuples soit atteinte dans ses intérêts. Le fait est
ainsi. La justice humaine a pour devise, et doit l'a-
voir, de rendre à chaque individu ce qui lui revient,
et de concentrer la punition sur la seule tête du
coupable. Elle doit se rapprocher de ce but autant
que possible, mais elle ne saurait l'atteindre d'une
manière absolue; la nature des choses ne le permet
* Hartnonies économiques, chap. xxi, Solidarité. — La citation est abrégée.
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186 CINÛOIÂMB mSCOORS.
pas. Quel est Tétre tellement isolé que lé glaive de la
loi puisse le frapper, ou la justice le marquer d'un
sceau d'infamie, sans faire souffrir d'autres êtres à
côté de lui? On veut en vain ne toucher qu'un indi-
vidu; les individus ne sont jamais isolés; qui touche
l'un touche l'autre.
La solidarité est donc une loi très générale. Là
jugeons-nous mauvaise ? Consultons nos actes. La
mort vient de frapper sur cette demeure. Des visi-
teurs s'y rendent. Je ne parle pas des visites de cé-
rémonie; mais voici un ami, un véritable ami qui
se rend à la maison de deuil. Qu'y va-t-il faire?
Prendre sa part de la douleur d'autrui; car si la
sympathie soulage, elle ne soulage la douleur qu'en
la partageant, et comme l'a dit Alexandre Vinet:
Deux cœurs unis aiïrontent Tinfortune ;
A tous les deux au moins elle est commune,
Et sur chacun ne frappe qu'à demi K
^ Voici la poésie complète :
Vois ce vieux chêne abattu par Torage
Et sur la terre étendu sans feuillage.
Il était seul ; le voilà sous nos pieds.
Vois ces ormeaux qui joignent leur ombrage.
Des aquilons ils ont bravé la rage ;
Ils étaient deux ; ils se sont appuyés.
Dans le malheur ainsi courbant la tête,
Tu céderas aux coups de la tempête
Si près de toi tu n'as pas un ami.
Deux cœurs unis affrontent Tinfortune ;
A tous les deux au moins elle est commune
Et sur chacun ne frappe qu'à demi.
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LA PREUVE. §87
La compassion réalise donc le fait que l'un souffre
pour le compte de l'autre. La compassion est-elle
un élément vicieux du cœur de l'humanité? Ce
que nous appelons un bon cœur est-il un mau-
vais cœur? Les philosophes stoïciens Font pensé.
Ils pouvaient être des hommes compatissants et
bons, et ils recommandent dans leurs écrits l'exer-
cice de la bienfaisance; mais leur doctrine affirme
que le vrai sage se repUe tout entier en lui-même,
et qu'il devient, selon leur expression, rond et poli
comme une boule d'acier qui ne reçoit aucune in-
fluence du dehors. Pouvez-vous penser ainsis et pla-
cer la compassion au nombre des qualités mauvaises
de l'âme? Vous ne le pouvez pas. Et le dévouement!
Léonidas meurt pour la Grèce, et Winkelried se
sacrifie pour la Suisse. Laissons les hommes célè-
bres. Ce pauvre ouvrier, qui trouve à peine dans sa
vie ordinaire le temps de dormir assez, prend une
part de ses nuits déjà trop courtes pour avancer
l'ouvrage d'un compagnon affaibli par la maladie.
Cette pauvre mère travaille jour et nuit pour payer
les dettes de son fils, dettes contractées peut-être
dans une vie de désordre. Tous les cœurs dévoués,
tous ceux qui pratiquent la vertu du sacrifice, por-
tent les fardeaux des autres : cela est-il mauvais?
Remarquez que c'est précisément là le fait qualifié
d'injuste: l'un souffre à cause de l'autre.
Mais je vous entends. Vous dites en vous-mêmes :
il j a ici un sophisme. Le dévouement est beau et
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188 ginquiAms mscours.
bon, parce qu'il est volontaire; mais que Tun souffire
pour le compte de Tautre sans le vouloir, Tinjustiee
est manifeste. Mon raisonnement n'est pas si mau^
vais que vous le pensez. Il faut savoir si le fait que
Tun soufiEre pour l'autre, envisagé en lui-même et
indépendamment de notre intention, est bon ou
mauvais. S'il est mauvais en lui-même, notre int^fi*
tion peut être pure, mais l'objet de notre volonté est
mauvais; ce que nous voulons, avec un sentiment
louable, est pourtant la réalisation de l'injustice. La
compassion et le dévouement seraient alors des cas
de conscience faussée. Or, un certain nombre d'hom-
mes pensent, ou du moins disent, que le dévouement
est une folie; mais ériger en maxime de science que
l'accomplissement de la loi de la charité est l'expres-
sion d'une conscience faussée, c'est ce qu'aucun de
vous ne consentirait à faire. Donc, non*seulement la
solidarité existe en fait, et nous est révélée par l'ob-
servation comme une loi fondamentale de la société
humaine, mais nous pratiquons volontairement cette
loi toutes les fois que nous entrons dans les voies
de la charité, et cela est bon. Voici, maintenant ma
conclusion. Si cela est bon, il faut bien que cela soit
juste, car il n'y a point de bonté sans la justice.
Entendons-nous bien. Il s'agit ici de la morale
absolue qui nous Ue à la loi divine, et non de cette
morale sociale qui établit le droit des individus à
l'égard les uns des autres. Dans les rapports des in-
dividus entre eux, le caractère propre de la charité
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LA PREUTE. 239
est de passer la justice, de faire volontairement ce
qui n'est pas exigible. Si un mendiant réclame votre
assistance comme son droit, vous pouvez en toute
justice lui montrer votre porte et lui fermer votre
bourse. Mais, en regard de la loi absolue et devant
Dieu, nous ne faisons jamais dans l'accomplissement
du devoir que ce que nous sommes obligés de faire,
ou ce qui est réclamé par la justice absolue. C'est en
Dieu seulement que la charité passe la justice; ou,
pour mieux dire, en Dieu il n'y a pas de distinction
entre la justice et la charité, parce qu'il ne doit rien
à ses créatures que la dette volontaire de son libre
et étemel amour. Tout ce qui procède de Dieu est
à notre égard grâce et grâce pure. Tout ce qui pro-
cède de nous à l'égard de Dieu, et de la loi qui
exprime sa volonté, est devoir et justice. Dans le
sens profond et vrai, la charité qui porte les far-
deaux d'autrui est donc une manifestation de la jus-
tice. Mais comment cela peut-il être, si ce n'est
parce que nous ne sommes pas uns et autres dans
un sens absolu, mais qu'il existe entre nous un lien,
une union fondamentale, c'est-à-dire que le genre
humain forme une unité mystérieuse mais réelle?
Hors de cette pensée, il n'y a plus de justice dans la
solidarité.
Ce raisonnement vous paraît-il trop subtil? En
voici un plus simple. La solidarité humaine est un
fait. Elle n'est pas seulement actuelle, en ce sens
que nous souffrons ou que nous jouissons des actes
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j!40 CINÛUltaE DISCOURS.
de nos contemporains; elle est héréditaire aussi:
nous subissons, en bien ou en mal, les conséquences
des actions accomplies par les générations passées;
et les générations futures recueilleront un héritage
que notre conduite leur prépare. Voilà des données
d'expérience qu'on ne saurait contester. Or, nul ne
supporte justement que la conséquence des actes qu'il
a accomplis: tel est l'axiome de la conscience. Il faut
donc choisir entre ces deux idées: Nous souffrons
pour la faute d'êtres dont nous sommes tout à fait
séparés, qui sont autres dans un sens absolu; et,
dans ce cas, l'injustice est à la base de l'univers,
puisque la solidarité est un fait général. Ou bien, le
genre humain est relié, sous la diversité des indi-
vidus, par une unité réelle, de telle sorte qu'une res-
ponsabilité collective s'unit justement pour nous à
notre responsabilité personnelle. Telle est l'alterna-
tive qui s'offre à la pensée, à moins qu'elle ne re-
nonce à la solution du problème. Admettre que Fin-
justice est à la base de l'univers, c'est violenter la
raison et détruire la conscience. Nous sommes donc
rejetés vers la conception d'une unité humaine,
d'une responsabiUté collective; et nous l'acceptons,
malgré ses obscurités, comme la seule idée qui con-
cilie l'expérience et la [raison, les réalités de la vie
et la parole de la conscience.
Les individus humains sont distincts, mais ils ne
sont pas séparés. L'isolement, c'est la parole de
Caïn; et c'est la phrase dure qui a échappé un
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LAPREimC. f4î
jour à Jean -Jacques Rousseau quand il a écrit:
« Que m'importe ce que deviendront les méchants ?
Je prends peu d'intérêt à leur sortV » La charité,
cette loi suprême du monde spirituel, ne parle pas
comme Gain et comme Rousseau. La charité pra-
tique deux maximes. La première est celle-ci : A
chacun les conséquences de ses actes, nul ne peut
rejeter ses fautes sur autrui : c'est le clair énoncé de
la conscience. La charité s'y conforme, car la charité
vraie est juste, et elle ne peut être boniie vérita-
blement qu'en étant juste. La seconde maxime est
celle-ci: Nous sommes plusieurs et nous sommes
pourtant un. Ici le cœur devance la raison; et pour
arriver à la possession de la vérité sur ce sujet dif-
ficile, il ne faut que rédiger la théorie de la pratique
du cœur. Pascal a dit : « Le cœur a ses raisons que
la raison n'entend pas; » mais c'est la faute de la
raison, car une partie essentielle de sa tâche est
d'arriver à comprendre les raisons du cœur. Arrêtez-
vous devant un édifice en construction, et voyez les
dififérentes pierres qui doivent le former, déposées
sur le sol. Vous remarquerez souvent sur ces pierres
des traits qui sont des marques de repère, desti-
nées à désigner la place de chacun de ces frag-
ments dans l'unité de l'édifice qu'il s'agit de con-
struire. Or, nous sommes des pierres pour un édifice,
et le cœur est la marque de repère qui fixe notre
* Profession de foi du Vicaire savoyard,
i6
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141 CINQUIEME DISCOURS.
destination. Nos individualités diverses doivent se
réunir dans une harmonie d'ensemble, c'est-à-dire
dans une unité. Dieu nous veut personnes libres et
responsables, mais il nous veut pour la société spi-
rituelle, qui est aussi réelle que les individus, puis-
que, comme les individus, elle est voulue de Dieu,
et que la volonté de Dieu est l'expression suprême
de ce qui est et de ce qui doit être.
Nous avons donc à enregistrer et à maintenir deux
vérités: notre existence personnelle avec toutes ses
conséquences, dont la plus importante est que nul
ne peut repousser la responsabilité de ses actes vo-
lontaires; et notre existence collective avec toutes
ses conséquences, dont la plus importante est que
nous devons porter les fardeaux les uns des au-
tres. De ces deux vérités, nous voyons parfaitement
l'une, notre personnalité, et, dans bien des cas, nous
la voyons beaucoup trop. L'autre nous est obscure:
nous ne discernons pas clairement l'édifice spirituel
en vue duquel nous existons, et qui doit réaliser
l'unité fondamentale de notre nature. Pourquoi cela?
Je n'ai pas la prétention de lever entièrement le
voile, mais de le soulever un peu, s'il est possible.
Pourquoi cela? Ne serait-ce point l'égoïsme qui,
étant la forme essentielle du péché, se trouve en
même temps être ici la cause essentielle de notre
erreur? N'est-ce pas le dévouement, le sacrifice, la
part de charité qui est en chacun de nous qui dis-
sipe un peu nos ténèbres? N'acceptons-nous pas la
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LA PREUTB. 243
solidarité dans les limites et dans la proportion de
notre ^mour? Les membres d'une famille unie ac-
ceptent et pratiquent, sans songer à s'en étonner, la
solidarité qui les relie. Le citoyen qu'anime un vrai
patriotisme n'élève pas un doute sur la légitimité
du lien qui le rattache à sa nation. Ne peut-on pas
admettre qu'en croissant dans la charité nous croî-
trons dans la vérité, et que nous réussirons à en-
tendre la communauté de la chute dans la propor-
tion même où nous accepterons l'œuvre proposée à
chacun de nous d'être des ouvriers dans l'œuvre
commune du relèvement du genre humain.
Notre solution du problème du mal renferme
deux idées principales: celle de la liberté et celle de
la solidarité. La philosophie jusqu'à nos jours a trop
souvent méconnu les droits de la liberté qui seule
constitue la réalité des esprits. La direction suivie
par une partie du monde moderne risque de jeter
les intelligences dans l'erreur opposée, et de faire
méconnaître la loi de la solidarité dans laquelle
s'exprime l'existence de la société spirituelle. On
semble souvent confondre l'existence individuelle
de l'être humain avec un individualisme contraire
à la nature des choses. « L'individualité , dit Vi-
net, « n'est pas Yindividualisme. Celui-ci rapporte
«tout à soi, ne voit en toutes choses que soi;
<( l'individualité consiste seulement à vouloir être
« soi afin d'être quelque chose. — L'individualisme
« et l'individualité sont deux ennemis jurés: le pre-
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su CINQUIÈMB DISCOURS.
« mier, obstacle et négation de toute société; la se-
« conde à qui la société doit tout ce qu'elle a de
« saveur, de vie et de réalité '. }) Nous devons nous
séparer du courant mauvais de Thumanité et de-
venir des êtres personnels, conscients, non pour
demeurer isolés, mais pour rentrer librement dans
une communauté vraiment spirituelle. Il faut que
chacun devienne soi, non pour se garder à lui-
même, mais pour se consacrer au bien commun,
selon la volonté du Père universel.
Les socialistes et les individualistes, rangés en
deux camps, luttent, dans l'école et dans le monde,
avec les membres disjoints de la vérité. En effet,
le développement normal de la société amène la for-
mation toujours plus complète de vrais individus,
car la société n'est pas un agrégat, un simple ras-
semblement, mais un organisme spirituel formé de
volontés qui se possèdent et se réunissent dans une
intention commune. D'autre part, l'individu qui ne
peut exister isolément, ne se développe selon sa
propre nature qu'en réalisant par la liberté la loi
de solidarité. L'harmonie, comme le disait Pytha-
gore, est le mot de l'énigme du monde.
Nous avons. Messieurs, une belle devise natio-
nale, et ce n'est pas seulement au cœur des Suisses
qu'elle parle. Lorsque nous sommes véritablement
> Esprit d'Alexandre Vinet, par Astié, tome II, pages 223 et 224. — Voir
aussi dans les Nouveaux discours sur quelques sujets religieux^ par A. Vinet^
]a note finale du discours intitulé le Samaritain.
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LA PREUVE. ti5
sérieux, elle remue en nous l'homme dans ses der-
nières profondeurs, parce qu'elle est l'expression de
la loi suprême de l'univers : « Un pour tous; tous
pour un. »
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SIXIÈME DISCOURS
Le Combat de la vie.
A Genèye, le 13 décembre 1867. — A UasuDe, le 22 ayril {86S.
Messieurs,
Le titre donné à cette séance n'aura surpris per-
sonne. Qui ne sait que la vie est un combat? La
plupart des hommes soutiennent une lutte conti-
nuelle seulement pour vivre, pour gagner leur pain
de chaque jour et celui de leur famille; ils luttent
contre la misère toujours menaçante. D'autres, li-
bres du soin de pourvoir à leur subsistance, s'a-
gitent pour obtenir une place, un emploi, pour se
faire une fortune, une réputation; ils doivent triom-
pher de leurs concurrents, dépasser leurs rivaux.
Tous nous cherchons la joie; et dans cette recherche
il nous faut lutter chaque jour contre les soucis,
les tristesses, les découragements. On arrive ainsi
à vivre; puis on laisse quelque chose à ses enfants:
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Î48 8IXlilIK DISCOURS.
une fortune plus ou moins considérable ou des
dettes, une réputation plus ou moins bonne, et l'on
est porté au cimetière.
Ce n'est pas de ce combat-là, de celui dont le but
est d'obtenir ce qu'on appelle le bien-être et le
succès, que nous nous entretiendrons aujourd'hui.
Nous ne parlerons pas cependant d'autre chose que
de notre vie de tous les jours; mais nous en parle-
rons à un point de vue spécial; nous nous occupe-
rons du bon combat, de celui qui doit avoir pour
résultat, non le succès dans le monde, mais la réa-
lisation des lois du bien.
Le combat que nous avons à livrer au mal n'est
pas celui que nous avons reconnu faire partie de la
destinée de la créature spirituelle, et qui est la con-
dition du progrès régulier et normal; ce n'est pas
seulement contre la possibilité du mal que nous
avons à nous défendre. Le mal est là, réel, puissant;
il a des armées, il a des forteresses, il a surtout une
citadelle dans le cœur de chacun de nous. Le mal
étant réel, il y a, dans la lutte que nous avons à sou-
tenir, quelque chose à détruire, quelque chose à
tuer; et, si l'homme qui a le sentiment de faire son
devoir peut obtenir un sentiment de paix, on ne
saurait toutefois rencontrer un repos stable et per-
manent dans un monde où règne le désordre. Cette
situation est effrayante; aussi nous arrive-t-il sou-
vent de fermer les yeux sur la condition de la vie,
et de vouloir nous persuader qu'il n'y a pas tant
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LE COMBAT DB LA VIE. t49
à faire. <ï Insouciance, paresse , amour d'une vie
(( molle, peur surtout, la tremblante peur, voilà ce
« qui aveugle ou corrompt les débiles consciences
« de tant d'hommes qui s'en vont balbutiant avec
« une sécurité feinte: Paix, paix! et il n'y a point
« de paix \ Ils craignent le travail, ils craignent
« le combat, ils craignent tout, excepté ce qu'il
« faudrait craindre. Je vous le dis, il y a un œil
« dont le r^ard tombe d'en haut comme une malé-
« diction sur ces lâches. Et pourquoi donc croient-
(( ils être nés? Dieu n'a point mis l'homme sur
(( cette terre pour s'y reposer comme dans la patrie,
« ou pour s'engourdir quelques jours dans un in-
(( dolent sommeil. Le temps n'est pas une brise
« légère qui en passant caresse et rafraîchit son
(( front, mais un vent qui tour à tour le brûle et le
« glace, une tempête qui emporte rapidement sa
« frêle barque, sous un ciel nébuleux, à travers les
« rochers. Il faut qu'il veille et rame et sue; il faut
« qu'il violente sa nature et plie sa volonté à l'ordre
« immuable qui la froisse et la brise incessamment.
« Le devoir, le sévère devoir, s'assied près de son
« berceau, se lève avec lui quand il en sort, et
« l'accompagne jusqu'à la tombe. » Ces paroles de
Lamennais * sont la vive et forte image tle notre
condition.
Vous pouvez. Messieurs, avoir des doutes sur la
' Ia Hvr$ de Jérémie k prophète^ VI, ii.
* A/fiiirei de Rome. Des maux de TÉglise.
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250 sixiAmb discours.
valeur de la solution du problème du mal que je
vous ai proposée. Pour entrer dans les considéra-
tions que nous allons aborder aujourd'hui, i^ n'est
pas nécessaire, nous Tavons déjà dit, que vous
acceptiez la partie la plus difficile et la plus mys-
térieuse de cette solution; il suffit que vous ad-
mettiez que le mal ne doit pas être, et que par
conséquent sa généralité ne diminue en rien l'obli-
gation de le détruire. Détruire le mal, tel est le but
du bon combat de la vie.
Qui combat est soldat; et tout soldat doit connaî-
tre son drapeau et recevoir le mot d'ordre. Notre
drapeau, qu'il faut planter sur les citadelles de
l'ennemi, c'est le bien. Le mot d'ordre, c'est le
triomphe. Le commandant suprême, c'est Celui dont
la volonté éternelle est identique au bien parce qu'il
en est la substance même. Dieu.
Examinons quel doit être, dans la lutte contre le
mal, notre point de départ, quel doit être notre élan,
quel est l'écueil que nous rencontrons sur notre
route, et enfin quel est le plan véritable du combat.
Point de départ. — Élan vers le bien. — Écueil. —
Plan du combat: tel sera l'ordre de nos réflexions.
I. POINT DE DÉPAKT
Quel est le point de départ dans la lutte contre
le mal? Quel est, si je puis parler ainsi, la condi-
tion de l'enrôlement dans la milice du bien?. Vous
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LB COMIIAT DE LA ITIE. t5i
est-il arrivé quelquefois de sortir de votre demeure
dans l'intention de vous rendre en un lieu déter-
miné, et de reconnaître que, sous Fempire d'une
distraction, d'une préoccupation, vous avez pris un
chemin qui n'est pas le vôtre? Vous est-il arrivé
par exemple, ayant l'intention de vous rendre aux
Eaux-Vives, de découvrir subitement que, d'une ma-
nière en quelque sorte machinale, vous avez pris la
route des Pâquis*? Au moment où vous faites cette
découverte, vous voyez immédiatement que pour
atteindre votre but il faut vous retourner, et opérer
ce que l'on appelle, en style militaire, un mouve-
ment de conversion. Le point de départ de la lutte
contre le mal ejst un mouvement de cette nature.
Puisque nous^sommes naturellement dans l'égoîsme,
notre volonté est naturellement dirigée vers nous-
mêmes, comme si nous pouvions être notre propre
but et notre propre centre. Cette voie est mauvaise
et elle est trompeuse, car l'égoîsme n'est pas le
chemin du bonheur. Nous avons donc à nous re-
tourner, à nous convertir. Lisez^ si vous ne l'avez
pas fait encore, ces Souvenirs d'un ex-officier •, qui
ont été publiés naguère dans notre ville. Vous y
verrez que, dans la retraite qui suivit la bataille dés-
astreuse de Leipzig, il se forma, autour de l'armée
française entrant en dissolution, la terrible nuée des
^ Les Eaux-Vives et les Pâquîs soot deux fauboui^ de Genève, situés sur
les rives opposées du lac.
' Un vol. in-12, Genève 1867. — Paris, librairie Gherbuliez.
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252 SaiÈME DISCOURS.
fricoleurs. On nommait ainsi des soldats qui, aban-
donnant le drapeau et Tordre des chefs, s'étaient
dispersés, les uns pour se livrer au pillage et satis*
faire des passions mauvaises, d'autres simplement
par paresse, par lâcheté, et qui, laissant l'armée
qui diminuait de jour en jour se tirer d'affaire com-
me elle pourrait, avaient pris pour devise: « Chacun
pour soi. » Qu'avaient à faire ces hommes pour ren-
trer dans l'ordre? Rejoindre le drapeau, et se re-
placer sous le commandement légitime; abandonner
la devise mauvaise de « chacun pour soi, » et pren-
dre cette devise qui seule peut faire le salut d'une
armée engagée dans un pays ennemi : « Chacun
pour tous, et tous pour chacun. » Nous aussi, au
lieu d'être réunis pour la lutte contre le mal, nous
sommes naturellement débandés; nous suivons cha-
cun notre intérêt particulier; il nous faut rejoindre
le drapeau et nous remettre sous l'autorité du Chef.
Or, que veut le Chef suprême, qui est le souverain
de l'univers et le Père universel? Ce qu'il veut, ce
n'est pas le bien exclusif de celui-ci, ou de celui-là,
de l'un ou de l'autre de ses enfants; il veut le bien
de tous, et c'est là ce que nous devons tous vouloir;
le bien de tous, dans lequel chacun trouve sa part,
car qui s'oublie se retrouve. Renoncer à l'égoïsme
qui nous laisse en proie aux coups du mal, ou qui
est plutôt lui-même le principe du mal, et nous re-
tourner vers la loi suprême de la charité : tel est le
point de départ du combat Mais ce point de départ
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LE COMBAT DE LA ▼». S59
est le point d'arrivée d'un développement de la vie
de Fâme qui doit fixer notre attention.
La vie humaine commence sous l'impulsion du
cœur, en dehors de l'action de la conscience. L'hom-
me suit d'abord ses penchants, puis il subit l'empire
de ceux qui l'entourent. L'enfant est sous l'influence
de sa famille, l'homme fait sous l'influence de la
société. On peut vivre ainsi, sans avoir en soi-même
aucun principe d'action, en ne faisant jamais qu'obéir
à des impulsions étrangères, sans déploiement de la
volonté proprement dite et de la conscience. Tel
homme, par exemple, s'il se trouve chez des puri-
tains d'Angleterre ou d'Amérique, aura la démarche
grave, le propos sérieux, observera dans toute sa
conduite une règle exacte et rigoureuse. Transpor-
tez-le dans une société frivole, et le même homme
agira tout autrement. Ceux qui vivent ainsi, ne fai-
sant que suivre un courant contre lequel ils ne réa-
gissent pas, ne sont pas nés à la vie morale; et l'on
peut dire, à ce point de vue, qu'il y a une foule
d^hommes déjà vieux qui ne sont pas encore nés.
Dans le plus grand nombre des cas cependant, la
conscience se fait entendre dans la vie primitive du
cœur; et la conscience se présente sous deux formes;
elle défend : tu ne dois pas; et elle commande : tu
dois.
Les premières manifestations de la conscience se
présentent habituellement sous la première forme.
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t84 SIXIÈME msGotms.
SOUS la forme de la défense. Tu ne dois pas mentir;
tu ne dois pas voler. Si un homme a des goûts élevés
et un tempérament en ordre, s'il a grandi dans une
société honorable, il peut se faire qu'il vive sans
violer d'une manière directe et grave les prescrip-
tions restrictives de la conscience. Il peut penser
alors qu'il est dans le bien, ou que, comme il le
dira, il ne fait tort à personne. Mais, dans cette ob-,
servation des règles prohibitives de la loi morale,
cet homme peut demeurer son propre centre à lui-
même. S'il se contente d'éviter ce qui est mal au
point de vue de la société, s'il n'agit pas directement
pour le bien, il a beau dire qu'il ne fait tort à per-
sonne, en réalité il fait tort à tout le monde, puis-
qu'il n'emploie pas au bien commun une force dont
les autres ont besoin. Sa vie honnête n'est qu'un
honnête égoïsme. Du reste, une situation semblable
ne saurait exister d'une manière absolue. Si la force
qui nous a été remise pour le bien ne s'emploie pas
dans sa direction légitime, elle se corrompt. On ne
devient pas vainqueur du mal en refusant simple-
ment de le faire et en continuant à vivre pour soi;
dans un sens élevé et sérieux, on ne surmonte le mal
que par le bien. Le bien n'est pas seulement une
règle et une défense; c'est un commandement qui
assigne un emploi à notre force, un but à notre vo-
lonté; et c'est ici la seconde forme de la conscience :
tu dois.
Tu dois faire quoi? Lé bien. Quel bien? Tout
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LE COMBAT DE LA VlB. 255
bien, sans exception aucune; c'est la nature même
du bien d'être obligatoire, et obligatoire dans sa to-
talité. Or qu'est-ce que le bien? Le bien, dans la
plénitude du sens du mot, c'est le plan du Créateur
pour le bonheur de la société spirituelle. Accomplir
le bien, c'est donc mettre l'ordre dans l'univers et
faire le bonheur du monde. Tel est le but proposé
à nos efforts.
Arrêtons-nous ici, pour contempler la pure lu-
mière que cette pensée va répandre sur la vie. Pre-
nons pour exemple l'obligation du travail. Le travail
est une loi de nature qui se présente d'abord sous
la forme de la nécessité. A l'un il est dit : travaille
pour éviter l'indigence qui est la misère des pau-
vres; à l'autre il est dit : travaille pour éviter l'ennui
qui est la misère des riches. A l'un il est dit : Si tu
ne travailles pas, tu manqueras du pain qui est la
nourriture du corps, et tes enfants auront faim. A
l'autre : si tu ne travailles pas, tu manqueras de la
joie qui est la nourriture de l'âme, et dans ta de-
meure, si bien chauffée qu'elle puisse être, le cœur
de tes enfants aura froid. Ainsi le travail se présente
d'abord comme une nécessité, comme une loi dont
la violation entraine de durs châtiments. Voyez
maintenant comment cette loi se transforme par la
considération de l'idée du bien, c'est-à-dire de la
consécration de toutes les volontés au bonheur gé-
néral. Le travail est la loi fondamentale et univer-
selle du monde des esprits; car pour un esprit, dont
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IM SIXliMB DUGOURS.
la puissance libre forme le caractère essentiel, Tivre
c'est agir. Or, le concours de toutes les forces, cha-
cune agissant à sa place et dans sa direction lé^-
time, doit produire une harmonie dont résulte le
progrès, l'amélioration croissante de la société.
Lorsque cette pensée a pénétré Fintelligence, le la-
boureur qui se repose un moment sur sa bêche,
l'artisan qui suspend un moment son travail, peu-
vent se dire, et sans orgueil (l'orgueil ne s'alimente
pas à la source de ces hautes pensées), qu'ils sont,
dans la marche générale de la société, des agents
aussi nécessaires que les hommes qui occupent les
positions entourées du plus grand éclat. La loi du
travail est alors transfigurée. Il faut, c'est une parole
dure; tu dois, c'est une parole qui devient sublime
dans la proportion où l'on en pénètre le sens; et
cette parole devient douce lorsqu'on a compris que
c'est la bonté qui est la base du commandement.
Oui, Messieurs, tous, l'un en guidant la charrue
dans le sillon, l'autre en maniant la scie ou le rabot,
l'autre en tenant la lime ou l'équerre, l'autre en ren-
dant la justice, l'autre en administrant la chose pu-
blique, l'autre dans l'enseignement et l'étude, tous
nous devons contribuer à faire les destinées du
monde; et tous nous ferons joyeusement notre tâche,
quand nous aurons compris que tous nous devons
accompUr la loi commune du travail dans la frater-
nité de l'amour.
Tel est le bien. Le but de chaque volonté ne doit
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LE COMBAT M LA ?IB. Wf
pas ètte l'mdividu qui veut, mais le dëveloppement
et rhsmuome de ta société spirituelle. Quand cela
est compris, Tidée de l'égoîsme est remplacée par
Fidée de 1» cbarité. C'est une découverte morale
analogue à celle de Fastronome Kopemik. La terre
disait: Je suis le centre du monde, les cieux tournent
autour de moi et n'existent que pour moi. La science
vient et lui dit : Tu n'es point le centre du monde;
c'est toi qui tournes autour du soleil, et le soleil lui-
même, avec tout son cortège de planètes, tourne
peut-être autour de quelque soleil central dans le
système immense de l'univers. Là teite pour cela
est-elle humiliée? Non, Messieurs, elle est remise à
sa place; et toute place est bonne quand on trace
son cercle comme on le doit et qu'on reste dans son
orbite. Substituer l'idée de la charité à Fidée de
Fégoîsme: telle est la conversion de Fintelligence;
être sérieusement et profondément résolu à faire le
devoir : telle est la conversion de la volonté; aimer
le devoir qu'on est décidé à faire : telle est la con-
version du coBur.
Nous avons déterminé notre point de départ.
Voyons maintenant comment, à partir de là, nous
devons prendre notre élan vers le bien.
n. ÉLAN VERS LE BIEN
OÙ trouvons-nous le mal? Partout. Où faut-il
faire le bien? Partout. En présence de tout bien
17
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f 58 . SnUÉllB DI8000BB.
quel qu'il soit, nous devons répéter le cri des an-*
ciens Croisés : Dieu le veut! Gardons-nous de cette
religion étroite et fausse qui nous permettrait d'i-
soler la cause de Dieu de la cause du bie)i. A cette
religion égarée qui ferait à Dieu une petite part dans
des assemblées de culte, dans des formes extérieu-
res, la religion vraie, celle qui doit être le centre de
l'existence, le principe de la vie entière, répondra
toujours dans la belle langue de Racine :
La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère 7
Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété;
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes ;
Et vous viendrez alors mHmmoler des victimes *.
Ne laissons pas parquer le bien en aucun sens;
ne permettons pas que Ton veuille constituer des
domaines étrangers à son influence, que l'on éta-
blisse des clôtures, que l'on élève des muraiUes
pour enfermer des espaces dont on lui interdirait
l'entrée. Cette erreur est déplorable et cette erreur
est fréquente. Voyez par exemple ce qui se passe
en politique. L'injustice est révoltante dans les rela-
tions privées de la vie; il ne faut prendre à per-
sonne ce qui lui appartient, et rien n'est plus flétri
que le vol. N'a -t- on pas vu pourtant ériger en
maxime de droit des gens que lorsqu'il s'agit de po-
litique, « la force fait le droit. ))
* Athcdief acte I, scène i.
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LE COMBAT DE LA VIE. fM
Ce sont là jeux de prince:
On respecte un moulin, on vole une province ^
Mais combien de bourgeois se permettent des
jeux de cette espèce ! Il ne faut pas moins respecter
la réputation de son prochain que ses propriétés
matérieUes. Or, que se passe-t-il dans les prélimi-
naires d'une élection démocratique? S'agit-il d'un
candidat? Voyez, dans le parti qui n'est pas le sien^
avec quelle légèreté on accueiUe des bruits fâcheux
sur son compte! comment on les reçoit sans élever
de doute à leur égard, comment on se hâte de les
répandre sans les avoir contrôlés! Mais quoi! c'est
de la politique, et la morale doit rester dans son
domaine.
Chacune des professions de la vie cherche aussi
à établir une clôture pour se préserver de la mo-
rale. Il est mauvais de mentir; mais un avocat! La
gêne ne serait-elle pas trop forte pour un avocat,
s'il fallait toujours dire la vérité? Et dans le com-
merce! Cette pratique n'est pas marquée au coin
d'une exacte probité, mais c'est un usage générale-
ment reçu dans la profession : il s'agit du com-
merce, et il faut laisser la morale dans son domaine.
Il en est de même pour l'art et la littérature. Voici
des peintures décidément sensuelles, une musique
énervante, une poésie dont le charme est malsain,
une prose qui va laisser dans l'imagination des tra-
*■ Andrîeux, le Meunier Sans-Soud,
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MO. tnuiMB Dncouiift.
ces fâcheuses. Mais quoi! cela est beau; Fart pour
Fart, il faut laisser la morale dans son domaine.
C'est ainsi que Ton constitue partout des régions
ténébreuses, que Ton creuse des caves dont on in-
terdit Feutrée au soleil. Le soleil se retire en effet;
mais qu'arrive-t-il? En politique, on s'écarte de la
morale un peu d'abord, puis plus, puis beaucoup,
et l'on arrive aux maximes de Machiavel, pratiquées
par bien des hommes qui ne sont pas princes. La
politique, instituée pour faire le bien des peuples, de-
vient alors un des fléaux majeurs du genre humain.
Dans le commerce, si Fon s'écarte un peu d'abord,
phis ensuite, et enfin beaucoup des lois de la morale,
le commerce se trouve atteint dans ses sources mê-
mes: la confiance et le crédit. Dans ces grandes crises
qui pèsent sur le monde, et qui font tarir d'une
manière si funeste les sources du travail, il y a
une part qui appartient à des événements politi-
ques, à l'encombrement des marchés, à des causes
enfin dans lesquelles le rôle de l'ordre moral n'est
pas immédiatement visible. Mais (Je le demande,
Messieurs, à ceux de vous qui sont, comme on dit,
dans les affaires), si vous aviez une parfaite certitude
que vos correspondants ne profiteront jamais des
circonstances pour faiUir un peu à votre égard aux
lois de la stricte probité, les affaires n'iraient-elles
pas mieux, les circonstances extérieures restant Iqs
mêmes? Est-ce que les finances publiques arrive-
raient à Fétat où elles se trouvent quelquefois, si
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LE OOHBAT DE LA VIE. IM
l'on avait la confiance d'avoir à faire à dés gouver*
nements parfaitement probes, à des peuples profon-
dément honnêtes qui s'imposeraient les derniers
sacrifices plutôt que de rendre en papier les valeurs
qu'ils ont reçues en bonnes espèces métalliques?
Pensez-y; vous verrez qu'il n'est pas salutaire de
soustraire les transactions commerciales à l'empire
de la morale. Et l'art enfin! Je sais bien que les
artistes ne sont pas des moralistes de profession; je
sais qu'ils ne peuvent atteindre la beauté que sous
l'impulsion d'une inspiration vraiment libre, et qu'en
cherchant directement le but moral on manquerait
l'art; mais je sais aussi que l'inspiration artistique
traverse l'âme de l'homme et qu'elle y reçoit une di-
rection particulière. Si l'artiste ne maintient pas
son imagination pure, s'il ne veille pas sur lui-
même, pour éviter que ses passions n'altèrent le
sentiment de l'idéal, s'il arrive ainsi à créer des pro-
ductions mauvaises, ce n'est pas l'art qui en est res-
ponsable. Supposez que la morale se retire tout à
fait de ce domaine, vous arriverez à ces industriels
Qui s^ea vont calculant du fond du cabinet.
D'un spectacle hideux le produit brut et net,
et qui, si leur conscience s'éveille, s'ils reconnais-
sent enfin les germes de corruption qu'ils ont semés
autour d'eux, éprouveront un jour
La sanglante torture
De se dire, à part soi: Pai fait une œuvre impure;
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tes smiiiK DISCOURS.
Et de voir ses enfants à la face du ciel
Baisser l'œil, et rougir da renom paternel'.
Non, Messieurs, ni la politique, ni les diverses
professions de la vie, ni Fart et la littérature, rien de
ce que fait Thomme, en un mot, ne peut s'isoler de
la morale sans se corrompre. Ouvrons toutes ces
caves; abattons toutes ces clôtures; et laissons ré-
gner le bien, non pas sous la forme d'une règle
étroite et mesquine, mais comme une impulsion
puissante qui doit faire pénétrer partout la lumière
et la chaleur du soleil des esprits.
Où finit le devoir? Là où s'arrête l'activité de
l'homme et nulle part ailleurs. Il n'existe, dans la
vie humaine, aucune région qui doive rester étran-
gère au bien. Quand doit-on cesser de combattre le
mal? Quand il sera détruit et jamais avant. Tout
bien s'impose, tout bien doit être, c'est là sa propre
nature. Ou la conscience nous trompe, ou nous
sommes chargés de mettre l'ordre dans l'univers et
de faire le bonheur du monde. Voilà le but qui
nous est marqué, et vers lequel doit nous porter
notre élan. Voici maintenant l'écueil.
ra. l'écîueil
Notre programme est effrayant; et si nous le con*-
sidérons dans sa totalité, il est absurde. En effet,
* Auguste Barbier, ïambe xii.
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LE COMBAT DB LA VIE. Ht
nous voilà lancés en vrais Don Quichottes sur les
chemjins de la vie, chargés de redresser tous les
torts, de réparer toutes les injures, de mettre Tordre
partout; et vous savez comment le chevalier de la
Manche mettait Tordre dans les affaires. Don Qui-
chotte était fou. C'est un bon fou; il est difficile de
ne pas Taimer, mais enfin c'est un fou; et notre
programme parait aussi entaché de folie. Qu'arrive-
rait-il à un navire qui sortirait du port avec la mis-
sion de tout voir, sans avoir aucun plan tracé ? Par
cela même qu'il devrait voir tout, il n'aurait aucune
raison d'aller ici plutôt que là. Ouvrant sa voile au
vent d'où qu'il soufflât, et n'usant ni du gouvernail
ni de. la boussole, il serait pris par le premier cou-
rant venu, et ne manquerait pas d'échouer sur quel-
que écueil Telle serait aussi notre destinée, si
nous nous élancions vaguement à la poursuite de
tout bien; nous serions saisis par le courant de la
dispersion et nous irions tristement échouer sur
Técueil du découragement.
Quelle œuvre en effet! Se convertir et convertir le
monde; remplir ses devoirs dans sa famille et dans
Texercice de sa profession; guider l'aveugle, secourir
le pauvre, visiter lé malade; faire son office de ci-
toyen comme électeur, soldat, juré; s'occuper de la
réforme des institutions; améliorer ce qui est, créer
ce qui doit être; prêter enfin Toreille à tous les
appels pour des œuvres bonnes. Ces appels, vous le
savez, ne manquent pas; ils ne manquent nulle part;
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t64 BIXIEliX DISCOURS.
et ils sont abondants dans notre pays. Voici par
exemple, à l'entrée de la saison rigoureuse^ une
société alimentaire qui se propose de fournir la
nourriture à des prix aussi bas que possible; la chose
est excellente, hâtez-vous de vous en occuper. Voici
une société qui travaille à répandre l'instruction ;
vous en ferez partie, car l'instruction est le pain de
l'intelligence. Cette réunion s'occupe à mettre en
circulation de bons livres. Quoi de plus utile que
de prévenir autant qu'on le peut la circulation des
mauvais livres? Cette institution a pour but de ré-
primer les abus de la mendicité. Qui pourrait ne
pas s'y intéresser; qui pourrait ne pas tenir pour
une œuvre excellente les efforts tentés pour empê-^
cher l'aumône d'alimenter le vice, et de passer aux
mains de ces mauvais pauvres qui sont le fléau des
bons? On veut créer à bas prix des logements con-
venables; oh! que cela est utile! il s'agit d'assurer
à tous, autant que possible, l'air et la lumière;
nous nous intéresserons à cette oeuvre-là. Ailleurs,
on cherche à obtenir d'un libre consentement et à
rétablir dans les mœurs la suspension du travail par
un jour de repos hebdomadaire. Empressons-nous
de seconder cette tentative; car autant l'oisiveté est
funeste, autant est précieux le loisir nécessaire pour
élever chaque individu à la vraie dignité d'homme.
A toutes ces œuvres, il nous faut consacrer notre
temps, nos démarches, notre argent. Il faut donner
une heure là où nous ne pouvons donner un jour;
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LE eOmAT DE LA TIE. 268
dk SOUS, si nous ne pouvons donner dk francs;
dix c^oitimes, si nous n'avons pas dix sous à notre
disposition. Et toutes ces œuvres prochaines ne doi-
vent pas nous faire oublier des œpvres plus éloi-
gnées. L'incendie a dévoré un village en Suisse, une
bourgade en France; il faut souscrire. Voilà dans une
ville manufacturière des ouvriers sans pain; il faut
c(mtribuer à leur en fournir. Les nègres d'Amérique
ont bien de la peine à traverser la grande crise de
leur indépendance; il faut s'intéresser aux nègres
d'Amérique. Il ne faut pas oublier les sauvages, aux-
quels nous devons porter l'aumône de notre foi et
de notre civilisation. Quelle œuvre! Que d'œuvres
plutôt! Et il y a un certain nombre d'hommes qui
s'ennuient parce que, disent-ils, ils n'ont rien à
faire! Il y a des hommes qui ne semblent voir dans
les progrès de la civilisation moderne que des occa-
sions plus fréquentes et des moyens plus faciles de
tuer le temps! Tuer le temps, qui est la monnaie
dont on doit acheter le bien de ses semblables! En
présence du mal et des proportions du mal dans le
monde, c'est jeter du blé à la rivière dans une ville
affamée; et, comme l'a dit notre compatriote Blan-
valet,
Tuer le temps I mais c'est tuer la vie,
Tuer la foi, l'espoir, le souvenir,
La charité de prières suivie,
La charité reine de Tavenir ^
' Une Lyre à ta mer.
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266 SIXIÂMB DISGOUBS. '
Mais revenons à nptre sujet. On ne saurait trop
rappeler à ceux qui se croisent les bras et laissent
perdre leur vie, combien d'œuvres réclament leur
concours, combien de moissons attendent des ou-
vriers; mais c'est une autre pensée qui réclame di-
rectement notre attention.
Ce qui nous préoccupe, c'est qu'il y a trop à faire.
Le champ des œuvres pratiques est immense; et les
œuvres pratiques ne sont encore que la moitié de la
tâche. Il ne faut pas seulement tout faire, il faut
encore tout savoir. Il faut éclairer la conscience,
afin que notre intention soit dirigée vers un objet
véritablement bon, et que nous ne tombions pas
dans l'égarement des consciences faussées. Il faut
ensuite éclairer l'action; car il ne suffit pas que
l'intention soit pure, et que l'objet de l'intention soit
bon en lui-même, il faut encore connaître les con-
ditions d'une action efficace, afin d'approprier les
moyens au but. L'économiste Bastiat signale cer-
tains efforts de la philanthropie et du socialisme qui;
provoqués par une intention pure et tendant à un
but excellent, font pourtant beaucoup de mal, parce
qu'on méconnaît l'ordre véritable de l'harmonie so*
ciale, expression de la volonté du Créateur, et qu'on
veut lui substituer un ordre factice dont les consé-
quences seraient désastreuses. Un péril de même
nature se rencontre dans tous les domaines de l'ac-
tivité humaine. Le zèle dépourvu d'intelligence s'é-
gare; pour agir utilement il faut connaître le but
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LE COMBAT DE LA VIE. S67
à atteindre, les moyens à en^ployer, les obstacles
à vaincre. L'œuvre de la conscience réclame donc
l'œuvre de la raison; il faut joindre toutes les
lumières de l'esprit à toutes les ardeurs de la vo-
lonté. Garder son cœur; combattre sans cesse en
soi et hors de soi; tout faire et tout apprendre;
avoir une opinion sur toutes choses; exercer une
influence dans tous les domaines.... Où allons-nous?
Nous voilà pris par le courant de la dispersion.
Nous ferons tout à moitié; nous abandonnerons une
œuvre pour une autre qui viendra s'offrir à nous.
Dans le combat contre le mal, nous agirons comme
un soldat qui, sur un champ de bataille, lèverait
l'épée sur un ennemi, la détournerait pour en frap-
per un autre avant d'avoir atteint le premier, et
chercherait à en frapper un troisième avant d'avoir
touché le second. Nous arriverions de la sorte à une
agitation stérile pour le bien, mais qui malheureur
sèment serait féconde pour le mal; carie zèle vague
et sans règle devient un zèle indiscret qui apporte
le trouble partout et l'ordre nulle part. C'est, comme
l'a dit Fénelon, « une ardeur empressée et inquiète,
« qui serait plutôt capable de tout brouiller que de
« nous éclairer sur nos devoirs *. »
Remarquez bien que la tendance naturelle de la
civilisation est d'accroître tous ces dangers. A me-
sure que se multiplient les relations des hommes et
qu'une solidarité générale d'intérêts, de préoccupa^
* Œuvres spiriHteUes,— De l'emploi da temps.
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I6t SIXliMB DISGOimS.
tions, d'œuvres, tend à s'établir; à mesure, et dans
la même proportioD, le calme risque de s'en aller
de nos âmes, car de plus en plus nous sommes ici*
formés de tout, nous sommes invités à nous occuper
de tout ce qui se passe sur le globe; chaque jour
davantage on s'appelle au secours d'un bout du
monde à l'autre. Si nous nous livrons au courant,
nous serons saisis d'une agitation ardente et in-
quiète; nous ne tarderons pas à épuiser nos forces,
notre temps, nos ressources; la nature criera merci,
et atteints tout à la fois par l'épuisement du corps
et par la fatigue de l'âme, nous succomberons. Il
faut le dire à l'honneur de la nature humaine', à côté
des milliers de victimes des sens, de la vanité et de
l'ambition, il existe quelques victimes d'un zèle ar-
dent et sans règle pour le bien.
L'état de prostration né de la dispersion des forces
se manifeste sous deux formes. Chez les uns, c'est
une noble tristesse qui naît du sentiment de l'im-
puissance, sans détruire la vue ferme et persévérante
du bien. Chez les autres, c'est la pensée que ce bien
poursuivi avec une ardeur fébrile n'est au fond
qu'une illusion. Ceux-là concluent, avec le Philinte
de Mohère,
Que c^est ane folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde * ;
^t ils adoptent pour devise le mot favori d'un homme
^ Le Misanthrope^ acte I, scène i.
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LE GOMBAT PS U. JU. S69
d'Ëtdt italien du commencement de ce siècle : il
manda ta da se; le monde Ta tout seul, et il n'est
pas besoin de s'en mêler. Voilà Técueil du décou-
ragement. Que faire? U nous est impossible d« fe-
noncer à cette vérité fondamentale que tout bien
est obligatoire : ce serait nier l'essence même du
bien. D doit donc y avoir une autre vérité qui com-
plète celle-là, et qui nous permettra de tracer un:
plan raisonnable pour le combat de la vie. Cette vé*
rite, vous l'avez sans doute déjà vue ou entrevue.
Ghco^chons à l'exposer clairement.
IV. LE PLAN DU COMBAT
L'obligation du bien est absolue et universelle;
mais cette obligation universelle est répartie, par le
Maître dont elle procède, entre chacune des créatu*
res. Nous sommes tous appelés à concourir au bien
général; mais nul n'est personnellement et entière-
ment chargé de mettre l'ordre dans l'univers et de
faire le bonheur du monde. Voilà la vérité élémen-
taire que nous avons laissée de côté dans les consi-
dérations précédentes, et qui va devenir notre lu-
mière.
Chaque créature a une place déterminée par la
volonté suprême. Enlevez tout ce qui dans la situa-
tion de chacun peut apparaître comme un désordre;
enlevez tous les maux qui procèdent de la volonté de
l'individu, de la volonté des autres ou des institu-
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S7a «IXliMB DISCOURS.
tions vicieuses : vous arriverez à concevoir que, dans
Tordre, il y aurait égalité de devoir, égalité de bon-
heur, mais qu'il resterait toujours la diversité des
positions. L'égalité absolue ne saurait exister, même
daiis l'univers matériel. Représentez-vous un monde
composé d'atomes parfaitement semblables : aurez-
vous réalisé Tégalité absolue? Nullement; ces atomes
sont divers par la place qu'ils occupent; et, si votre
monde a un centre, ces atomes parfaitement sembla-
bles seront inégaux, en ce sens qu'ils seront à dès
distances diverses du centre commun. L'égalité par-
faite ne se rencontre donc pas, ne peut pas se conce-
voir, même entre des atomes supposés semblables.
La même diversité existe entre les esprits; et cette
diversité est la condition de l'existence du monde.
Chacun occupe une place qui lui est assignée d'une
manière indépendante de sa volonté. La première
chose à faire pour la créature est d'accepter sa place
comme l'expression de la souveraineté absolue du
Créateur. Ne pas accepter sa place, porter un regard
de convoitise sur la situation des autres, c'est com-
mettre le péché d'envie. Or l'envie, lorsqu'elle se
donne libre carrière, ne trouve pas dans le monde
un point où elle puisse s'arrêter; elle arrive à vou-
loir usurper la place de Dieu. C'est la tentation pre-
mière qui nous a expliqué l'origine du mal. L'envie,
qui porte un si grand trouble dans la société et
verse tant d'amertume dans les âmes, est l'écoule-
ment le plus direct de la chute primitive.
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LE COMBAT DE Lk YIE. SU
Ne craignez pas que cette pensée ait une ten-
dance stationnaire. Ne craignez pas que Faccepta*
tion de la place faite à chacun nous conduise à
rester, comme on se représente les vieux Turcs,
assis jambes et bras croisés, en attendant les arrêts
du destin. Nous Favons vu, la loi de toute créature
spirituelle est d'améliorer continuellement son état,
et de réaliser incessamment le progrès. Toute place
dans le royaume des esprits est une fonction à rem-
plir, une œuvre à faire. Pour Fêtre appelé à se réa-
liser lui-même comme puissance libre, rester sta-
tionnaire, ce n'est pas garder sa place, c'est déserter
son poste.
Nous avons rencontré maintenant la lumière qui
nous manquait pour tracer notre plan de combat.
De la diversité des situations résulte la hiérarchie
des devoirs. Personne n'est le centre du monde, et
personne ne doit être le but de sa propre volonté;
mais chacun est le centre d'où procède son ac-
tion personnelle. Représentez-vous chaque volonté
comme un point d'où rayonne une force. Repré-
sentez-vous ce point entouré d'une série de cercles
concentriques; et concevez que la force, en se dé-
ployant, ne doit passer à l'un de ces cercles que
lorsqu'elle a rempli ceux qui étaient plus voisins
du point de départ: telle est l'image de Fexercice
normal de notre activité dans la pratique du bien.
Il faut commencer par soi. Nous sommes tous les
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27f . smiMx DncooRB.
gardiens les ;uns des autres; toutefois, dans Twdre
de la Providence, chacun est remis avant tout à sa
INroiH*e garde; et nous pouvons interpréter dans un
sens excellent le proverbe : « Charité bien ordonnée
commence par soi-même. )» Pour travailler au bien,
il faut d'abord être bon. Il ne s'agit pas ici d'un
ordre de succession. Si quelqu'un voulait être bon
avant de faire le bien, il serait semblable à l'enfant
qui ne veut pas se mettre à l'eau avant de savoir
nager; car être bon c'est faire le bien. Il s'agit, non
d'un ordre de succession, mais d'un ordre d'impor-
tance. Dans l'accomplissement du devoir, notre pre-
mier regard doit toujours être tourné sur nou»<
mêmes. D ne faut pas être de ceux qui prêchent aux
autres, je ne dirai pas la loi qu'ils n'ont pas entiè-
rement accomplie, car personne en ce cas ne pour-
rait parler, mais la loi qu'ils ne s'efforcent pas
sérieusement et sincèrement d'accomplir. Il ne faut
pas être de ceux qui lient, pour les mettre sur l'é-
paule d'autrui, des fardeaux qu'ils ne veulent pas
toucher du bout du doigt. Le premier devoir pour
chacun est de se mettre dans l'ordre, de régler ses
actions, ses sentiments, ses pensées d'une manière
conforme à la loi.
Cette obligation renferme celle de se maintenir
en état de faire sa tâche. Il est des cas exceptionnels
dans lesquels l'homme doit savoir sacrifier, et
sans hésitation, sa santé et au besoin sa vie; mais,
dans les cas ordinaires, c'est un devoir de ménager
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LE COMBAT DE LA YIE. il3
ses forces pour être capable d'accomplir son œu-
vre. Le repos nous est nécessaire. Le délassement
même, le plaisir, a sa place dans une vie bien réglée;
car il faut à l'homme des récréations. La loi qui doit
régir cet ordre de faits est contenue dans le mot
dont nous faisons usage. La récréation doit récréer,
renouveler les forces; son but marque ses limites
légitimes. Il est certain que Ton viole la loi quand le
plaisir qui doit récréer les forces les consomme. Si
on use son corps et son âme par l'excès de la boisson
ou de la nourriture; si on doit se reposer pendant
la journée des fatigues d'une nuit passée au bal, au
spectacle ou au cabaret, qui pourrait contester que
l'ordre de la nature est troublé?
Ce qui importe au maintien de la vie morale,
autant et plus que le délassement, c'est l'habitude
de se ménager des moments de calme, de silence,
de se recueillir. Dans un monde où le désordre
règne, la loi de charité devient une loi de combat.
Mais pour combattre il faut être fort; et nul n'ali-
mentera ses forces spirituelles, s'il ne sait pas cher-
cher souvent la solitude, s'isoler du mouvement de
la vie pour se nourrir des hautes pensées qui pré-
servent de la dispersion. On n'agit jamais plus effi-
cacement pour le service des autres que lorsqu'on
s'en sépare momentanément pour les retrouver dans
la calme contemplation des grandes lois de l'ordre
spirituel qui nous lient à tous nos semblables, et
.8
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tl SIXIÈME DISCOURS.
dans le sentiment de la présence de Dieu, le Père
universel et le centre commun de ses créatures.
Après s'être occupé de soi-même, il fout passer
aux autres. Ce passage de soi aux autres appelle une
considération importante. Faire le bien des autres
c'est la loi de notre volonté; mais les autres sont nos
semblables, c'est-à-dire qu'ils ont aussi une volonté,
et nous ne sommes pas leurs maîtres. Il existe un
maître commun de toutes les âmes, mais ce maître
n'est aucun de nous. Lors donc que nous avons
exercé notre influence légitime sur nos semblables
(et cette influence est grande dans la proportion où
nous les aimons), nous devons nous arrêter dans le
respect de leur liberté, car l'indiscrétion est funeste.
Un zèle indiscret pour le bien fait du mal en éveil-
lant les susceptibilités de l'esprit d'indépendance.
Sous la solidarité qui nous lie, chacun a sa propre
responsabilité et ses propres aff^aires.
Dans l'action que nous devons exercer sur les
autres, la bonne règle nous est indiquée par les
cercles concentriques. Il faut d'abord soigner les
siens, ceux que nous appelons nôtres dans un sens
particulier, qui sont nos plus proches compagnons
dans le voyage de la vie. Cette règle essentielle est
souvent violée. Voici par exemple une dame très
charitable. Elle visite beaucoup de pauvres, cela
est excellent; elle est membre de toutes les sociétés
de bienfaisance^ c'est peut-être trop. Car enfin.
Madame (permettez-moi. Messieurs, cette forme lit-
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LE COMBAT DE LA VIE. fil
térdire, malgré la composition axdusiiremeiit mafi*-
culine de nos réunions), si votre mari, rentrant fih
tigué du travail et des préoccupations de la journée,
a grand besoin de trouver le foyer allumé, le repas
prêt, un bon accueil qui le réjouisse, et qu'il ap^
prenne en arrivant chez lui que Madame est à son
assemblée de charité, n'aurez-vous pas négligé votre
premier devoir pour une œuvre excellente en elle-
même, mais qui devient mauvaise en prenant une
place qui ne lui appartient pas? Et vous. Monsieur,
si Ton a besoin de vous à la maison pour un
conseil, pour une décision à prendre, pour une in-
tervention virile nécessaire, aurez-vous raison de
rester hors de votre domicile, même pour vous
rendre à une réunion d'utilité publique? Si Madame
est à son assemblée et Monsieur à sa réunion, y
aura-t-il au moins un juste équilibre? Et les oti-
fants! les enfants! Ce foyer de bois ou de charbon
éteint i l'heure où il devrait être allumé, n'est-il pas
le symbole d'un autre foyer dont la flamme fait
défaut ? Ne privez-vous pas vos enfants de ces sou-
venirs de la maison paternelle qui devaient être
l'appui de l'innocence de votre fille et la force de
vôtre fils contre les séductions de la vie?
Sur le même rang que les devoirs de la famille
se trouvent ceux de la profession. Un commis n'i|
pas le droit d'être philanthrope, s'il néglige pour
cela les écritures de son patron ; et un banquier n'a
pas le droit de faire les plus belles œuvres du monde,
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S76 SIXIÈME DISCOURS.
s'il laisse en souffirance pour cela les intérêts de
ses clients. Et nous, Messieurs, qui remplissons les
fonctions de citoyens dans un État libre, si la patrie
réclame notre concours en une journée d'élection,
nous n'avons pas le droit d'aller ce jour-là à Bonne-
ville * pour aider nos voisins du Faucigny dans une
entreprise de bien public.
On n'a pas le droit de sacrifier un devoir pro-
chain à un devoir plus éloigné, si beau et grand
qu'il soit. C'est là le principe; et c'est par là que
nous éviterons l'écueil de la dispersion. Nous par-
lons de la règle ordinaire et des existences ordi-
naires. Il est des vocations spéciales qui ont d'autres
exigences; il est des hommes appelés par leur pro-
fession même à rompre au besoin les liens de la
famille et ceux de la patrie en vue d'un intérêt géné-
ral qu'ils ont accepté comme leur premier devoir.
Il est aussi des cas d'urgence dans lesquels, pour
tout le monde, un devoir habituellement éloigné de-
vient un devoir immédiat. Quand l'incendie, par
exemple, menace de dévorer une ville, les occupa-
tions professionnelles et les devoirs domestiques cè-
dent le pas à l'intérêt général de la conservation de
la cité. Ce sont là des cas d'exception ; dans la règle
commune l'observation de la hiérarchie des devoirs
permet seule de travailler efficacement au dévelop-
pement du bien.
* Bonneville est le chef-lieu du Faucigny, vallée de la Savoie qui confine
le territoire de Genève.
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LE COMBAT DE LA VIE. 277
Cette vérité est importante; mais il ne faut pas
^ii abuser. Il n'est rien de plus élastique que les
forces et le temps de Thomme: Fégoïsme les res-
treint, la charité les augmente. Si vous remplissez
exactement vos devoirs immédiats, mais que vous
soyez enclin à dénigrer ceux qui font plus que vous;
«i vous êtes toujours prêt à jeter votre petit verre
d'eau froide sur tout élan généreux, vous montrez
que la pratique de vos devoirs n'est au fond pour
vous qu'un égoïsme agrandi. Supprimez les pour-
suites mauvaises de l'ambition et de la vanité, les
lâches recherches de la sensualité et les sollicitations
de la paresse, il n'y aura personne qui ne puisse
trouver le temps de faire des œuvres bonnes, au
delà de l'enceinte de ses devoirs prochains et immé-
diats. Mais l'inégalité paraît fort grande sous ce rap-
port. Beaucoup d'hommes, en dehors de leur travail
et du repos qui leur est vraiment nécessaire, ne peu-
vent accomplir que des actes de bienveillance indi-
viduelle, tendre la main à un voisin, rendre service
à un passant, adresser une bonne parole à un affligé.
Ici se montre un privilège des classes aisées qui,
au premier coup d'œil, parait immense, le privilège
de pouvoir travailler largement aux œuvres de bien
public. Représentez- vous un négociant qui se sera
d'abord concentré sur son commerce pour établir sa
famille, tout en rendant les services qu'il pouvait
rendre sans s'écarter de son but. Que cet homme,
parvenu par le travail à une aisance dont un cœur
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f76 BIXIÈMB DI8G0UIIS*
ÊÊige a fixé les modestes limites^ se retire des affairés,
•t consacre alors toute son activité k aider, à steou-
rir, à Consoler les autres, à s'associer à des entre-
prisoi d'utilité générale: vous aurez sous les yeux un
des meilleurs types de l'espèce humaine; et^ grâce à
Dieu, ce type n'est pas rare dans notre pays. Dans
cette liberté d'action pour le bien commun qui ré-
sulte de l'aisance, il faut encore éviter la dispersion;
toutes les forces s'accroissent en se concentrant.
Presque toujours, dix hommes se consacrant chacun
à une œuvre particulière obtiendront un meilkur
résultat que ces dix hommes prenant chacun une
part de dix œuvres différentes; et l'empereur Marc-
Aurèle a donné un bon conseil lorsqu'il a écrit cette
maxime de conduite : < Ne te charge pas trop d'af-
faires '. »
Il semble d'abord qu'il y a dans cette liberté de
se consacrer au bien public un privilège immense
pour un c(bur généreux. Ce privilège est réel, mais
il n'est pas aussi grand qu'il le parait, parce que
chacun peut travailler au bien public en remplissant
ses devoirs spéciaux* En effet, le premier des intérêts
généraux est que les fonctions particulières soient
convenablement remphes. Il existe dans les campa-
gnes un proverbe dont l'application n'est pas mau-
vaise dans les villes : « Que chacun fasse son mé-
tier, les vaches seront bien gardées. » Le chêne le
* Pnuées de l'empereur Marc-Aurèle AnUmin^ traduction de Joly, chapitre
XX. — Défauts à.éTiter.
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LE COMBAT DB LA VIE. t19
plus majestueux n'est, dans sa végétation générale
et puissante, que le résultat d'une infinité de mou-
vements particuliers produits par des petites gouttes
de sève dans de très petits canaux. Dès le moment
où les devoirs particuliers seraient remplis, il y au-
rait beaucoup moins à faire pour ce qu'on appelle le
bien public, une grande partie des entreprises de
bien public n'ayant pas d'autre objet que de remé-
dier au résultat des désordres particuliers. Suppri-
mez par exemple la paresse et l'ivrognerie, et aussi
les aumônes inconsidérées: il y aura encore des
pauvres, mais il n'y aura plus rien à faire pour ré-
primer les abus de la mendicité. Établissez la tem-
pérance et la pureté des mœurs: voilà les trois
quarts des hôpitaux vidés, et une des branches de
l'activité charitable singulièrement réduite. Si les
gouvernements et les peuples obéissaient aux lois
de la justice et de la raison, il ne serait pas néces-
saire de fonder une association pour soulager les
misères des champs de bataille. J'ai toujours r^etté
que l'œuvre excellente des blessés, dont Genève a
l'honneur d'avoir eu l'initiative, n'ait pas débuté par
une protestation énergique contre les barbaries de
la guerre*.
* Le Journal de Genève a publié, dans son numéro du 3 avril 1868, une
fettre de M. le docteur Théodore Maunoir, qui renferme le passage suivant :
c II y a quelque temps, une voix éloquente et autorisée, devant un auditoire
de plus de 2000 personnes, rendait justice à l'élévation des sentiments qui
ont dicté le traité de Genève, Mais Téminent professeur a regretté qu*en tête
de ce traité on n'eût pas inscrit une protestation contre la 'guerre. Le Co-
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280 SIXIÈB DISCOURS.
Tel est. Messieurs, le plan que je vous propose
pour le combat de la vie. On se doit à tout bien,
mais dans un ordre que fixe la place assignée à
chacun par la volonté suprême. Alors l'élan contenu
par la règle deviendra durable parce qu'il sera con-
tenu, et il deviendra fécond parce qu'il sera durable.
Des efiforts concordants réaliseront l'harmonie du
monde spirituel. Devant les armées du mal, nous
sommes dispersés, et c'est là notre faiblesse. C'est
l'égoïsme, c'est la maxime « chacun pour soi, » qui
nous disperse. Retourner son cœur pour marcher
résolument à l'ennemi en se serrant autour du dra-
peau, chacun à son rang, voilà l'ordre de la bataille.
Il est beau de marcher sous la bannière du bien, en
voyant la lumière divine éclairer les plus humbles
devoirs. Il est beau de prendre part à la grande lutte,
et d'entrevoir au terme de la lutte le repos dans
l'ordre, dans l'épanouissement régulier et croissant
de la vie bonne. Il est beau de contempler au delà
des angoisses, des désordres et des déchirements de
mité international de Genève et tous les membres de la conférence se se-
raient crus coupables de trop de naïveté en insérant une phrase qui stigma-
tisât la guerre. L'horreur de la guerre ressort avec surabondance de toutes
les paroles, de tous les actes, de tous les écrits qui ont été publiés à cette
occasion.» — Je réponds: On pourra, sans naïveté, saisir toutes les occa-
sions de stigmatiser la guerre, aussi longtemps que la crainte habituelle de
la guerre paralysera le travail et altérera le crédit ; aussi longtemps que
l'exagération des préparatifs militaires enlèvera des bras nécessaires à l'agri-
culture, des ressources nécessaires à l'industrie et à l'instruction publique;
aussi longtemps que les sociétés politiques consacreront plus d'efforts au
perfectionnement des fusils qu'à l'amélioration des hommes.
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LE COMBAT DE LA VIE. t8f
la société troublée par la souffrance et le péché ^ un
« ciel d'étoiles raisonnables, aimantes et libres, un
« immuable ciel plein de sérénité, de lumière et
« d'amour, où tout ce que l'on a rêvé sera *. »
Telle est l'œuvre à commencer sur la terre, et à
poursuivre dans l'immortel avenir. Y a-t-il ici quel-
qu'un qui trouve la vie lourde, l'existence terne et
pesante, la succession des jours monotone? qu'il
comprenne ces choses, et il sentira qu'il, vaut la
peine de vivre. Et à qui douterait du bien et du
triomphe définitif du bien, parce qu'il lui manque-
rait une foi profonde en Dieu, je dirais, dans les
paroles de Socrate: « La chose vaut la peine qu'on
« hasarde d'y croire ; c'est un hasard qu'il est beau
« de courir, c'est une espérance dont il faut comme
« s'enchanter soi-même '. »
Le grand disciple de Socrate, Platon, a dépeint
dans des pages qui ne périront pas ', tant que dure-
ront les lettres humaines, le mouvement de l'âme
s'élevant de beautés en beautés jusqu'à la contem-
plation de la beauté suprême. Et qui donc n'a pas
senti le regard du désir se tourner vers le suprême
idéal? Quel est le libertin qui ne sente pas qu'il est
beau d'être maître de ses sens? Quel est le menteur
qui dans sa conscience ne sente pas le prix de la
vérité? Quel est le lâche qui dans le fond de son
Le père Gratry, de la Connaissance de ïâme. Épilogue.
Le Phédon, page 314 de rédition Cousin.
' Le Banquet,
s
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28t SIXliMB DISCOURS.
cœur n'honore pas le courage? Quel est Fégoiste qui
ne doive pas refouler la voix de sa propre na-
ture, et apprendre à se mépriser lui-même, avant
de tourner le dévouement en dérision? Le bien c'est
la vérité, car c'est l'expression de la pensée suprême
qui a déterminé tout ce qui est, tout ce qui doit
être; le bien c'est la beauté, et notre cœur en rend
témoignage; l'âme tend à lui par toutes les hautes
aspirations de sa nature. Il est devant nous, le l^ien,
comme une vision splendide dont il est impossible
de ne pas sentir l'attrait. Nous nous élançons, mais
le mal est là; nous retombons dans nos ténèbres, le
nuage se reforme, et nous nous demandons si la
vision magnifique n'était pas une illusion trom-
peuse. La vision est vraie, Messieurs; le bien est la
réalité suprême, car il est la manifestation du Dieu
souverain. Nous le voyons; qu'est-ce qui nous man-
que pour nous en emparer? La force. Ce sera l'objet
de notre prochaine séance.
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SEPTIÈME DISCOURS
Le Secours.
1 Geaèfe, le 17 déeesbre 1867. — 1 LaBsune, le 24 ami 186S.
Messieurs,
Ce qui nous manque en présence du bien, c'est
la force de l'accomplir. Sauf les cas où nous sommes
aveuglés par une passion entraînante, nous sentons,
nous compi^enons que la pratique du mal nous rend
malheureux; mais nous n'avons pas le courage de
rompre avec le malheur. Où pouvons-nous trouver
la force qui nous manque?
Pour répondre à cette question, cherchons un
symbole dans la force dont nous disposons pour
agir sur notre corps, ou dans ce qu'on appelle la
force physique. A la vérité, il y a ici plus qu'un sym-
bole. Le lien de nos deux natures est si intime, si
profond et si continu, qu'elles ne sont jamais sépa-
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fH SEPTIÈME DISCOURS.
rées. Notre vie spirituelle ne se manifeste que sous
la condition de Fexistence des organes, et par leur
moyen. Un idéalisme faux, résultat d'une philoso-
phie égarée, peut seul méconnaître la valeur morale
de la discipline du corps. D*un autre côté, on ne
saurait contester l'influence de la moralité sur les
fonctions de l'organisme; l'hygiène, comme on l'a
dit*, est plus une vertu qu'une science. L'homme
qui aura la volonté assez ferme pour régler son
corps selon les véritables lois de la nature, obtiendra
un meilleur résultat pour sa santé qu'un homme di-
rigé par le plus habile des médecins, mais qui cédera
à des penchants désordonnés. La force qu'on appelle
physique, et la force qu'on nomme morale ont donc
des relations fort étroites; et, si l'on tient compte de
l'action de la volonté sur les organes de la pensée,
on ne trouvera jamais une séparation absolue entre
notre nature corporelle et notre nature spirituelle.
Mais, sans entrer dans l'exposition d'un sujet (qui
nous mènerait fort loin, cherchons seulement dans
la force corporelle un symbole de la force morale.
Gomment s'entretient et s'accroît la puissance cpie
nous exerçons dans les mouvements musculaires?
Par son exercice même; c'est pour cela que le travail
des mains, la promenade et la gymnastique contri-
buent à la bonne santé. Mais l'exercice n'entretient la
force qu'en la dépensant, et la détruirait bientôt si
^ Joubert, si je ne me trompe.
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LE SSC0UR8.. 285
elle n'était alimentée par la nourriture. Nous prenons
une nourriture tantôt solide et tantôt liquide, et les
parties solides de la nourriture doivent être liqué-
fiées pour servir à Falimentation. La nutrition s'o-
père par un merveilleux ensemble de fonctions de
l'appareil digestif et de celui de la circulation; et il
existe, dans l'ensemble de ces fonctions, un phénoT
mène primitif dont tout le reste procède. Ce phéno-
mène est la respiration. La condition nécessaire de
l'alimentation du corps est notre contact avec le
principe vivifiant de l'atmosphère. Au moment où
l'enfant va commencer sa vie propre, en sortant du
sein de sa mère, il faut avant tout que l'air entre
dans ses poumons, il faut qu'il respire; ce n'est qu'a-
près avoir respiré qu'il pourra prendre le sein de sa
nourrice. Tels sont les faits où nous allons trouver
le symbole de l'alimentation des forces de l'âme.
I. LES ALIMENTS DE L'AME
La force spirituelle s'augmente d'abord par son
propre exercice, et par un exercice gradué. Nombre
d'hommes se trouvent faibles dans les occasions im-
portantes, parce qu'ils ont dédaigné les petits efforts
et les petites vertus. Mais cette force qui s'entretient
et s'accroît par son exercice même a besoin de nour-
riture, et la nourriture spirituelle se compose d'idées
et de sentiments. Les idées sont en quelque sorte la
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t86 8EPTIÈIIB DISCOURS.
partie solide des aliments de l'ftme, et les sentiments
en sont la partie fluide. De même que les solides
ne nourrissent le corps que sous la condition d'avoir
été liquéfiés, de même les idées n'agissent sur la
volonté que lorsqu'elles se sont traduites en senti-
ments. Les idées peuvent rester dans l'intelligence
sans aucun résultat pratique; c'est le sentiment qui
est pour nous une impulsion, et par conséquent une
force.
Quelles sont les idées qui développent la force de
Ykme pour l'accomplissement du bien? C'est d'abord
la contemplation et la méditation de la loi morale.
Considérez, les différentes classes de nos devoirs,
leur agencement non moins merveilleux que celui
des phénomènes de la nature, leurs relations entre
eux, et leur dépendance générale de la loi de la
charité dont ils découlent tous, comme les rayons
de la lumière procèdent du soleil. Considérez sur-
tout, pour vous préserver des illusions de la vie,
l'harmonie profonde entre le devoir et le bonheur.
Arrivez à reconnaître, en vous aidant des travaux
des sages, en vous aidant par exemple des pensées
de Socrate, et de pages admirables de Cicéron, que
toute recherche du bonheur en dehors de l'ordre
moral est décevante; que, dans lé^ cours ordinaire
des choses, le travail procure l'aisance, la véra-
cité attire Festime; et que, dans les occasions où il
faut renoncer à tous ces biens, il y a dans le sacri-
fice même fait au devoir, dans l'approbation de la
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LB SBCoims. ta7
conscience, une joie supérieure à toutes les joies:
TOUS aurez rencontré des pensées qui vous d<Hine*
ront une force réelle pour les luttes de la vie.
Quant aux sentiments qui peuvent nous venir en
aide dans le combat contre le mal, c'est d'abord
Fattrait même qu'inspire le bien, attrait qui est le
résultat des pensées que nous venons d'indiquer.
La contemplation de la loi morale faite avec calme,
dans le silence des passions mauvaises toujours
prêtes à s'insurger contre la règle, cette contem-
plation éveille naturellement un amour du bien
qui est une force, parce qu'il incline le cœur du
côté de la conscience. Le bien, en effet, a une
beauté d'un ordre particulier qui, lorsqu'on a appris
à la sentir, dépasse toutes les autres. Nous pour-
rons entendre ceci par une comparaison. Quand
vous sortez d'un théâtre, ou d'une réunion du
monde, levez les yeux, si la nuit est sereine, et diri-
gez vos regards vers le firmament. Vous reconnaîtrez
que le ciel émaillé d'étoiles a une beauté calme, pro-
fonde, et d'une tout autre nature que la beauté des
spectacles éclairés par les flammes des bougies et
des lustres. La contemplation de la loi morale pro-
duit un sentiment analogue à celui qu'inspire la vue
du firmament. Elle éveille le sentiment d'une beauté
«
supérieure à toutes celles qui se rencontrent dans la
sphère des passions et des intérêts. C'est pourquoi
l'on a souvent cité et l'on citera souvent encore ces
paroles de Kant : « Deux choses remplissent l'âme
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t88 SEPTIBME DISCOURS.
« d'une admiration et d'un respect toujours renais-
« sants et qui s'accroissent à mesure que la pensée y
« revient plus souvent et s'y applique davantage : le
« ciel étoile au-dessus de nous; la loi morale au de^
« dans\ »
La vue du bien éveille donc un attrait qui nous
porte vers lui. Si nous méditions plus souvent les
merveilles de la loi, nous serions moins faibles
contre le mal. Cette ressource est réelle, mais elle a
un caractère abstrait. Nous possédons un moyen
plus usuel et plus efficace pour incliner notre cœur
du côté de la conscience. Ce moyen se trouve dans
l'emploi des affections personnelles. Rien ne for-
tifie plus dans la lutte contre les tentations que des
affections personnelles qui coïncident avec l'amour
du bien; et cette ressource est souvent à la disposi-
tion de notre volonté. Supposez, par exemple, un
jeune homme élevé par des parents respectables
(observons, en passant, que suivant un instinct pro-
fond de la nature, nombre de parents peu respecta-
bles en réalité s'efforcent de se montrer dignes de
respect aux yeux de leurs enfants), supposez ce jeune
homme éloigné du foyer domestique et aux prises
avec une tentation redoutable. Il y va de sa con-
science, peut-être de son honneur; il est sur le point
de succomber. A ce moment, la pensée de sa famille
s'offre à lui. 11 peut se détourner de cette image salu-
^ Critique de la raison pratique. Conclusion, page 389 de la traduction
Barni.
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LE SECOURS. t89
taire et se livrer aux imaginations d'un cœur fasciné
par le mal. Mais s'il saisit la lueur bienfaisante qui
a brillé à ses regards; s'il attache longtemps sa pen-
sée sur ce père, sur cette mère dont il va briser le
cœur, ne voyez-vous pas que, par l'acte de sa volonté,
il se sera donné une force puissante pour le bien?
Les affections personnelles sont donc un secours
dans le combat de la vie. C'est pourquoi il importe,
dans les cas où l'on peut choisir, de choisir avec soin
les personnes auxquelles on donne une part de ses
affections, pour que ces affections soient une aide et
non un obstacle dans l'œuvre de la culture morale
de l'âme. C'est pourquoi il importe de garder et de
cultiver, plus qu'on ne cultive les fleurs des cime-
tières, le souvenir de ceux qui ont été retirés de ce
monde, après avoir marché devant nous dans la
voie droite, afin que leur souvenir reste comme une
puissance salutaire, et que, bien que morts à la vie
de la terre, ils nous parlent encore, et nous viennent
en aide dans les luttes de l'existence. C'est pourquoi
enfin la vie morale ne peut atteindre la plénitude
de son développement, que lorsque le cœur s'est
ouvert au sentiment de l'amour divin, et a ainsi
fixé ses affections sur le seul être qui soit toujours,
et en tout, absolument identique au bien. L'amour
des créatures, même les meilleures, peut toujours,
une fois ou l'autre, se trouver en contradiction
avec la loi. Le seul amour qui soit dans une har-
monie infaillible avec la conscience est f amour de
19
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290 SEPTIÈME DISCOURS.
Celui qui est le principe de la conscience et l'auteur
de la loi.
Idées, sentiments: tels sont les aliments de l'âme.
Cette nourriture spirituelle ne nous est pas seule-
ment offerte dans les relations que nous soutenons ^
avec nos contemporains; elle nous est offerte encore
dans la tradition qui nous relie à l'ensemble de l'hu-
manité. Cette tradition, sous la tente de l'Arabe et
dans la cabane des bergers des Alpes, se présente
sous la forme de récits contés autour de l'âtre; dans
notre civilisation, elle se présente principalement
sous la forme de la lecture. La lecture abat pour
nous les barrières de l'espace et du temps, et met f
à notre disposition tous les trésors intellectuels du
genre humain. Quelle variété de ressources elle
nous offre pour nourrir notre âme des idées et des
sentiments qui fortifient. Lisez l'histoire, et allez
plus profondément que la surface; pénétrez jus-
qu'aux grandes lois qui se révèlent dans la marche
des affaires humaines: vous verrez la justice se faire
à la longue. Lisez des biographies, de vraies bio-
graphies, celles qui nous présentent les hommes
tels qu'ils furent, sans les couvrir de draperies
étrangères : vous verrez les héros du bien souvent
,en butte à la persécution et à l'outrage, parce que
le monde est dans le désordre; mais vous les verrez
préférer leur conscience à tous les trésors et à
toutes les voluptés de la terre. Vous verrez de
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LE SKGOiniS. 291
grands égoïstes qui ont tout immolé à la satisfac-
tion de leurs penchants, et qui, possédant la ri-
chesse et la puissance, assis peut-être sur les trônes
les plus illustres de l'univers, sont morts cependant
dans le dégoût de la vie et dans le mépris d'eux-
mêmes.
Nous pouvons ainsi puiser dans la lecture (sans
même parler des livres qui nous conservent les
prescriptions de la sagesse et les maximes de l'ex-
périence), nous pouvons puiser dans la lecture des
pensées et des sentiments qui nous viendront en
aide. Mais il ne faut pas oublier que la nourriture
ne se traduit en force que sous la double condition
d'être de bonne qualité et d'être employée en quan-
tité convenable. Si vous lisez dep livres qui répon-
dent à vos passions et redoubleront leur puissance;
si vous lisez « ces écrits qui sont comme les cloa-
« ques de l'esprit hutoain, et qui, malgré leurs fleurs,
« ne recouvrent qu'une corruption effroyable ', »
vous ne vous ferez pas du bien. Quant à la quan-
tité de la nourriture intellectuelle, écoutez ces sages
avertissements d'Alexandre Vinet: « Notre siècle
« est malade de trop lire et de lire mal. La lecture
« qu'on a appelée une paresse occupée, et qu'on pour-
« rait appeler une activité paresseuse, est la princi-
<( pale occupation de beaucoup de gens, dont la
« pensée, incessamment mais faiblement sollicitée
* Lacordaire, Lettrei à des jeunes gens, page 198 de la i^^ édition.
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S9t SEPTiillE DISCOURS.
a sur mille points différents, meurt partout à fleur
«de terre, et finit par n'avoir plus ni vigueur,
« ni spontanéité, ni indépendance. Sans une réac-
« tion volontaire du lecteur sur les pensées de l'au-
« teur, la lecture est souvent un mal plutôt qu'un
« bien. Avaler n'est rien si l'on ne digère. Malheur
« à qui l'oublie ! malheur à qui se rend complice
« de cette voracité ou de cet appétit sans prudence
« qui a fait comparer notre siècle à un boa gonflé
« de papier maculé, et dont la digestion a l'air
(( d'une agonie. Lisez mais pensez; et ne lisez pas
« si vous ne voulez pas penser en lisant, et penser
« après avoir lu *. » Ce n'est pas seulement ici la
culture de l'intelligence qui est. en péril, c'est la
force de la volonté; car autant une pensée saine et
bien dirigée estfune force pour le bien, autant Fin-
décision, l'hésitation, la débilité de la pensée sont
des causes de faiblesse.
Les idées vraies, les sentiments purs sont ainsi
à notre disposition pour alimenter la force de l'âme;
mais il nous arrive souvent de fortifier les passions
mauvaises par des idées fausses et des sentiments
coupables. Au lieu d'une nourriture saine nous
prenons du poison; nous suivons du moins un
détestable régime moral; ce mauvais régime nous
débilite, et nous nous plaignons ensuite de manquer
de force. A qui la faute?
^ Choix de lectures prises dans les auteurs classiques de la littérature fran-
çaise. Note finale.
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LE SECOURS. 293.
Ces considérations sont importantes, mais elles
ne vont pas au fond de notre sujet. En supposant
une volonté dirigée vers le bien, nous voyons com-
ment elle peut se fortifier; mais c'est cette volonté
même, c'est cette force orientée du côté du bien qui
nous fait défaut; notre volonté est malade. Il semble
donc qu'en faisant appel à notre volonté pour for-
tifier notre volonté, nous roulons dans un cercla
Ce cercle n'est pas absolument vicieux, car chacun
a un certain degré de force, et connaître le moyen
d'augmenter la force qu'on possède, en lui donnant
une direction convenable, c'est déjà beaucoup. Tou-
tefois il reste un élément considérable dans le pro-
blème: Y a-t-il un moyen direct d'augmenter la
puissance de la volonté? Existe-t-il, dans la vie de
l'âme, un phénomène primitif qui ressemble à ce
qu'est la respiration dans la vie du corps? Cette
demande nous met en présence des questions rela-
tives à la prière. Ce sujet est fort étendu, en même
temps que fort grave. Les réflexions que je vais vous
soumettre ont une portée générale ; je limite ce-
pendant notre étude directe à l'objet même qui
nous occupe, à la recherche de la force de la vo-
lonté. Peut-on demander à Dieu la force dont on
éprouve le besoin? Dans la lutte de la vie, sommes-
nous réduits à nos seules ressources et à l'appui de
nos semblables, ou pouvons-nous appeler le Tout-
Puissant à notre secours ?
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99i SEPTiiMs Discoims.
IL LA PRIÈRE
La prière est un fait universel Dans la prière,
comme en toutes choses, se manifeste le désordre
essentiel de l'humanité. Un brigand des Galabres
prie, dit- on, la madone de l'assister pour faire
un mauvais coup; le chef d'un État, sur le point
d'entreprendre une guerre clairement injuste, in-
stitue des prières publiques pour appeler Dieu au
secours de l'iniquité: nous avons là des exemples de
la dépravation absolue de la prière qui devient la
prière pour le mal. Il est des hommes qui, comme
cet honnête Grec, Ischomaque, dont Xénophon
nous a tracé le portrait', demandent à la puissance
divine le triomphe sur leurs ennemis, une bonne
réputation, une bonne santé et toutes les joies de la
terre. Mais nous trouvons aussi, partout et toujours
en quelque mesure, la vraie prière spirituelle, celle
qui demande la force pour le bien à Celui qui est à
la fois la source de tout bien et de toute force. Cette
prière, vous la trouverez dans un des chœurs les
plus célèbres de Sophocle, qui commence par ces
mots : a Qu'il me soit donné de conserver dans
« toutes mes actions et mes paroles la sainte pu-
ce reté M » Et notre prière. Messieurs, la nôtre, je
veux dire celle que nous avons tous apprise dans
' Dans rÉconomique. — Voir la Vie éternelle^ septième discours, au com-
mencement.
* Œdipe roi.
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LE SEGOJJRS. 295
notre enfance, veuillez la repasser dans votre mé-
moire. Que nous a-t-on appris à demander? « Notre
pain quotidien, » pour nous rappeler quel est celui
qui fait croître le blé dans le sillon. Quoi d'autre?
« Que le nom de Dieu soit sanctifié, » c'est-à-dire
qtie tous les hommes soient de plus en plus
pénétrés de cette vérité fondamentale que la vo-
lonté de Dieu est identique au bien. Que deman-
dons-nous encore? Que cette volonté soit faite,
que le bien s'accomplisse, et que nous soyons dé-
livrés du mal par le pardon et par le secours.
Voilà dans sa simplicité majestueuse la prière spi-
rituelle, la vraie prière du bien, et c'est de celle-là
que nous avons à parler.
Je dois dissiper une crainte qui peut s'élever dans
l'esprit de quelques-uns d'entre vous. Ne craignez
pas que je veuille pénétrer ici dans les secrets les
plus intimes de la vie des âmes, et introduire l'in-
strument toujours relativement grossier du raison-
nement dans les fonctions les plus délicates de la
vie de l'esprit. On élève des doutes sur la valeur de
la prière; je veux examiner l'objection, et mon es-
poir est de la détruire; voilà tout. Je ne veux pas
démontrer la prière, mais, s'il est possible, vous
laisser prier en paix selon le vœu de votre cœur.
Vous entendrez dire que la prière appartient à
l'enfance de l'humanité, et disparaît peu à peu de-
vant les lumières de la réflexion, devant les résultats
de la culture moderne. C'est une question de fait;
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296 SEPTIÈME DISGOURS.
et je ne vois pas que le fait énoncé soit exact. L'in-
stinct de la prière semble exister de nos jours aussi
puissant que jadis. Uart y compte si bien qu'il y fait
toujours appel. Pour éliminer des productions de
l'art l'idée et le sentiment de la prière, il faudrait
déchirer les plus belles pages, je ne dirai pas de
Racine, mais de Hugo, de Lamartine, de Musset ;
il faudrait effacer les plus belles toiles de nos
musées de peinture; il faudrait imposer silence
aux expressions les plus élevées de la musique; car
c'est toujours lorsqu'elle atteint les accents de la
prière que la musique arrive aux plus hauts som-
mets de Fart. Remarquez que je ne parle pas ici des
sentiments personnels des artistes, mais d'un senti-
ment général auquel ils ne s'adresseraient pas si ce
sentiment avait disparu. Est-ce la science qui se
trouve en contradiction avec la prière? S'il en était
ainsi, Kepler, ce me semble, en aurait eu le soup-
çon. Newton s'en serait douté, et Faraday ne vien-
drait pas de mourir en laissant au monde savant
l'exemple d'une piété égale à son génie'.
Il ne semble donc pas, à consulter les faits, que la
prière disparaisse devant la culture moderne, ainsi
que quelques-uns l'affirment*. Mais l'objection capi-
* Voir daas les Archives des sciences physiques et naturelles de la Biblio-
thèque universelle (octobre 1867) la notice de M. de la Rive, sur Faraday.
' L'affirmation contraire à celle que je combats est contenue dans le ré-
cent ouvrage de M. Emile Juventin, intitulé État des croyances (1 vol. in-
12, Paris, Meyrueis, 1868). L'auteur dit, page 22, < tous les renseignements
s'accordent à fisiire penser que, dans des directions diverses, le nombre
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LB SECOUltt. Î97
taie est mise sur le compte de la philosophie. On
dit, au nom de la philosophie, que la prière n'est
pas raisonnable. Le propos est grave; car si nous
sommes souvent obligés de faire des choses con-
traires aux raisonnements des hommes, nous ne
devons rien faire de contraire à la raison, à la rai-
son primitive et vraie telle que Dieu Ta placée en
nous. Mais y a-t-il vraiment incompatibilité entre la
philosophie et la prière? J'ai fait connaissance dans
mes études avec un grand nombre de philoso-
phes, soit dans le temps présent, soit dans les siè-
cles passés. Il en est plusieurs, je vous l'assure,
et d'entre les plus grands, qui étaient des hommes
pieux et qui priaient comme de petits enfants, car
il n'y a pas deux manières de prier. Aujourd'hui
même, en feuilletant, avant de me rendre ici, un
livre qui sort de presse, la Vie des savants illustres de
M. Figuier, je suis tombé sur le récit de la mort
d'un philosophe célèbre, d'un hardi novateur,
Pierre Ramus, qui mourut victime des massacres
de la Saint -Barthélémy. Quand il se trouva en
face des assassins qui entrèrent dans son cabinet de
travail, dont ils avaient enfoncé la porte, il demanda
un instant, un seul instant, et prononça à haute
voix ces paroles de prière, qui nous ont été conser-
des hommes de prière s'accroît d'une manière sensible. » — Le point de
vue auquel est placé M. Juventin, le caractère profondément réfléchi de
sa pensée, et son effort constant pour enregistrer impartialement les faits,
donnent un grand poids à sa parole.
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398 SEPTTÂME DISCaiTRS.
vées: « O mon Dieu, j'ai péché contre toi; j'ai
« fait le mal en ta présence. Tes jugements sont jus-
« tice et vérité. Aie pitié de moi, et pardonne à ces
« malheureux; ils ne savent ce qu'ils font*. » Lorsque
Descartes, esprit libre et puissant s'il en fut, subit
les atteintes mortelles de sa dernière maladie, il
tomba dans une sorte de délire qui n'altérait pas
l'enchaînement régulier de ses pensées. Ceux qui
écoutaient ses paroles suprêmes furent étonnés d'en-
tendre que ce géomètre, ce métaphysicien, ne par-
lait pas des sciences qui l'avaient tant occupé, mais
des grandeurs de Dieu et de la misère de l'homme*.
Je ne veux pas multipHer ces exemples; un seul en-
core. Il est un philosophe dont j'ai étudié longtemps
la vie et les écrits : Maine de Biran. Maine de Biran
parvint comme administrateur et homme d'État
à de hautes fonctions politiques; mais il fut tou-
jours entraîné par un irrésistible instinct à l'ob-
servation de lui-même et à l'étude des grandes ques-
tions de la destinée humaine. Ce qui fait sa valeur
dans l'ordre de la science, le voici. Mieux et plus
qu'on ne l'avait fait avant lui, il a reconnu le rôle
de la volonté dans toutes les manifestations de la
vie humaine. Il a discerné la part de la volonté, non-
seulement dans nos actes, mais dans nos idées, dans
nos sentiments, et jusque dans nos sensations cor-
* Voir Ramus par Charles Waddington (1 vol. iD-8, Paris 1855), p. 254.
L'auteur fournil les preuves de Texactitude du récit qu'a reproduit M. Figuier.
* Vie de Monsieur Des-Cartes, par Baillet. Livre VU, chap. XXI, p. 419.
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LE SECOUHS. 299
porelles. Or, en même temps qu'il constatait de plus
en plus, par une analyse savante, le rôle de la vo-
lonté et ce qu'elle doit être dans la vie de Thomme,
en même temps, par une expérience prolongée et
souvent douloureuse, il constatait aussi la faiblesse
de la volonté. Par un mouvement de Tâme lent, con-
tinu, prolongé pendant des années et qui, au milieu
d'incertitudes et d'oscillations, a toujours été fonda-
mentalement dirigé dans le même sens, il se tourna
vers Dieu et mourut en priante II n'y a donc pas in-
compatibilité entre la philosophie et la prière, pas
plus au temps où nous sommes qu'au siècle de
Descartes et aux jours où vivait Ramus.
Maintenant : lorsqu'une doctrine négative de la
prière s'est emparée d'une intelligence, cette doc-
trine réussit-elle à détruire, dans l'âme de celui
qui la professe, l'instinct naturel de la prière? Non;
ceci est encore une question de fait. Jamais la phi-
losophie qui nie tout rapport entre l'homme et Dieu
ne s'est développée avec plus d'ampleur et plus d'é-
clat qu'à la fin du siècle dernier. Qu'est-il arrivé? On
dit que des matelots qui semblaient impies se met-
tent à genoux au sein de la tempête, et il y a dans
le monde d'autres tempêtes que celles de l'Océan. A
la fin du siècle dernier, des hommes qui avaient été
nourris dans l'athéisme, qui en avaient fait profes-
sion, ont retrouvé dans leur cœur, au sein de la
* Maine de Birariy ta vie et ses pensées, 1 vol. in-12, Paris, 1857.
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300 septiAhe discours.
tourmente révolutionnaire, l'instinct, le besoin et
l'accent de la prière'. Voici un fait analogue qui
s'est produit dans des circonstances moins lugubres.
Un écrivain estimable du commencement de ce siè-
cle avait été nourri de la philosophie de son temps,
et avait appris à nier le pouvoir de la prière. Il venait
de terminer un ouvrage en faveur d'une cause qui
lui tenait fortement à cœur; il avait fait tout ce qu'il
était en son pouvoir de faire, et il écrivit à un de ses
correspondants les lignes que voici : « C'est à Dieu
« à faire le reste, je l'en ai prié avec ferveur et avec
« larmes, chose bien insolite pour moi et peut-être
(( inconséquente, mais mon cœur était plein, et c'é-
« tait pour moi un besoin de prier*. »
L'instinct de la prière subsiste donc en dépit des
doctrines qui le repoussent. Il n'est pas même néces-
saire pour pouvoir prier d'avoir une foi positive en
Dieu. Qui est-ce qui peut prier?Tout le monde, excepté
les athées qui sont certains que Dieu n'existe pas.
Mais y a-t-il des athées? Y a-t-il, non des doctrines
d'athéisme (il y en a malheureusement beaucoup),
mais des hommes parfaitement certains que Dieu
n'existe pas? Il est permis d'en douter; bien des
foyers seml)lent éteints, tandis que le feu couve en-
core sous la cendre. En dehors de la supposition
d'un athéisme réel, tous peuvent essayer de prier,
* Isnard, par exemple. Voir la Vie éternelle^ cinquième discours, à la fin.
— Voir aussi les biographies de Laharpe.
• Correspondance de S***.
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LE SECOURS. 201
et je ne vois rien à objecter au raisonnement d'un
poète qui, après s'être écrié :
Croyez-moi, la prière est un cri d'espérance!
Pour que Dieu nous réponde adressons-nous à lui t
semble se demander: mais si Dieu n'existait pas?
et continue :
Si le ciel est désert, nous n'offensons personne;
Si quelqu'un nous entend, qu'il nous prenne en pitié * i
La philosophie en général n'est pas incompatible
avec la prière ; les systèmes qui nient l'existence
de rapports entre Dieu et l'homme ne détruisent
pas l'instinct de la prière, même chez leurs secta-
teurs; et aucune doctrine, si ce n'est l'athéisme pro-
prement dit, n'interdit légitimement à celui qui
éprouve le besoin d'être fortifié de chercher le se-
cours de Dieu. Il existe pourtant dans la science
un courant considérable qui entraîne les âmes
loin de Dieu, courant qu'ont accru par leurs tra-
vaux des hommes qui étaient personnellement
pieux et dont la doctrine ne marchait pas d'accord
avec leur vie. Il existe une philosophie, et une phi-
losophie très-importante, qui affirme que la prière
n'est pas raisonnable, ou, en d'autres termes, qu'il est
interdit à la créature qui fait usage de sa raison de
' Alfred de Musset, CEspoir en Dieu,
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302 SEPTIEME DiSGOURS.
chercher Fassistance de Dieu. Quelle est cette doc-
trine? Celle que nous avons déjà rencontrée et si-
gnalée; celle qui nie tout élément de liberté, et ne
voit dans Funivers qu'un ensemble de phénomènes
régis par les lois d'une nécessité absolue. Si tout
est déterminé nécessairement, s'il n'y a aucun prin-
cipe de liberté dans le monde, il n'y a rien à deman-
der. La conséquence est juste; mais j'ajoute : il n'y
a rien à faire; la conséquence est également juste.
La doctrine qui nie l'efficacité de la prière nie pa-
reillement l'efficacité des efforts de l'homme dans
le travail. C'est le seul argument que je vais déve-
lopper. On oppose à la prière l'idée que tout est fata-
lement déterminé ; je cherche à établir que si l'ob-
jection est valable, elle est valable contre le travail.
Croyez-vous à la réalité de la puissance humaine
dans le travail? Voyez quelle est l'action de l'homme
sur la nature! Nous fertilisons le sol; nous conte-
nons les rivières par des digues; nous améliorons
les espèces végétales et les races animales; ou, agis-
sant en sens contraire, nous épuisons le sol par des
cultures imprudentes; nous déboisons les monta-
gnes, et les eaux débordées des fleuves inondent les
vallées; nous abâtardissons les races animales. Notre
action sur la nature est très-limitée : nous ne pour-
rions pas assurément faire dévier notre planète de
son orbite; un tremblement de terre met à néant le
travail de générations entières; mais ce pouvoir
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LE 5KGOUR8. 303
limité est réel. Quelles sont ses bornes précises?
Personne ne saurait le dire. Il n'est pas vraisem-
blable que, réalisant le rêve d'un utopiste moderne,
l'humanité réussisse à changer l'Océan en un bassin
de limonade; mais si le bon sens fait justice des
rêves des fous, le génie a souvent déjoué, et déjouera
souvent encore les prévisions des sots. Nous exer-
çons une action incontestable sur la nature. N'a-
vons-nous pas d'action sur la société ? N'agissons-
nous pas sur nos semblables par l'exemple, par la pa-
role, par le regard? Arrêtez-vous l'ingénieur qui veut
élever une digue, l'horticulteur qui se propose d'a-
méliorer ses produits, la mère qui veut incliner au
bien l'âme de ses enfants, le politique qui cherche à
exercer une action sur la société, les arrêtez-vous,
en leur disant : Que prétendez-vous faire? tout est
absolument et fatalement déterminé? Non; quand
il s'agit d'apprécier la puissance humaine, notre
siècle penche plutôt du côté de l'orgueil que du
côté du découragement. Que veulent faire cependant
tous ceux qui travaillent, soit dans le domaine, de
la matière, soit dans le monde spirituel? Ils sont
en présence d'un ordre de choses qu'ils s'effor-
cent de modifier; ils ne pensent donc pas que tout
dans l'univers soit fatalement déterminé.
Vous comprenez où tend mon argument; et vous
pensez peut-être que je m'aventure dans une entre-
prise sophistique. Vous accordez que l'homme peut
exercer une influence sur la nature et sur la société;
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304 SEPTIÈME DISCOURS.
mais vous pensez que Taction de Dieu est fixe, im-
muable, et que, par conséquent, Targument fondé
sur Tefficacité du travail humain ne saurait conduire
à accepter Fefficacité de la prière, puisque la prière
prétend modifier l'action divine. L'objection a pour
base l'idée d'une distinction absolue entre l'action
de l'homme et l'action de Dieu; or, cette idée est
fausse; vous afiez le reconnaître.
Qu'est-ce que peut l'homme lorsqu'il agit sur la
nature? Il peut (c'est une remarque du chancelier
Bacon) ', il peut éloigner ou rapprocher deux parties
de la matière. Et au delà? Rien. Dans tous ses tra-
vaux, depuis l'établissement de la montre la plus
minime jusqu'à la construction de la cathédrale la
plus grandiose, l'homme ne fait jamais qu'approcher
ou éloigner des parties de la matière; tout le reste
se fait sans lui, et presque toujours par des moyens
qu'il ignore. Vous élevez par exemple de l'eau dans
un corps de pompe, et vous dites : mon travail élève
l'eau dans un corps de pompe. D'accord, mais sous
quelle condition? Sous la condition de la constitu-
tion de Teau et de toutes les forces qui agissent dans
ce liquide; sous la condition de l'attraction du globe
et du poids de Tatmosphère. Quand vous élevez de
l'eau dans un corps de pompe, le ciel et la terre
' c Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c'est à
quoi se réduit toute la puissance de Thomme ; tout le reste, la nature Topère
à riutérieur, et hors de noire vue. » — Novum organum, livre I, apho-
risme i.
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LB SECOURS. 305
travaillent avec vous; toutes les puissances de la
nature consentent à subir sur i\p point donné, et
contrairement au cours naturel des choses, Faction
de votre volonté. Et quand vous lèveriez Teau sim-
plement avec la main, la chose resterait la même,
parce qu'à partir de la détermination de votre vo-
lonté, toutes les forces de la nature ont été en ac-
tion, dans Fintérieur même de votre corps, pour
transmettre la décision de votre volonté à votre
main, et de votre main à Feau qu'elle aura soulevée.
La philosophie qui établit une distinction absolue
entre l'œuvre de l'homme et Fœuvre de Dieu est
donc une philosophie sans profondeur. Elle suppose,
ce qui est contraire à toute réalité, que Fhomme
peut faire quelque chose sans entrer en concours
d'action avec les forces de la nature qui manifestent
la volonté du Créateur.
Le cours naturel des choses, c'est-à-dire Fœuvre
directe de Dieu, est donc incessamment modifié
par le travail de Fhomme. Dirons -nous que par
notre travail les desseins de Dieu sont changés?
Non; car Dieu en nous créant libres nous a fait par-
ticipants de sa puissance et nous veut ouvriers avec
lui*; travailler ce n'est donc pas changer ses desseins,
c'est les accomplir. L'homme sent en lui-même une
puissance d'action; il agit; il voit le résultat de ses
* c Nous sommes ouvriers a?ec Dieu, » dit F apôtre St. Paul, 1"» Épitre
aux Corinlhiens, m, 9.
20 X
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806 SEPTIÈME DISCOURS.
actes; et il laisse dire les philosophes qui affirment
que tout est fatalement déterminé.
Voici maintenant la question qui s'offre à notre
examen: la prière est-elle un pouvoir? Avons-nous
reçu la faculté de puiser la force à sa source même,
de la chercher en Dieu? Nous avons Tinstinct de la
prière comme celui de l'action, et Dieu qui nous a
fait travailleurs, nous a fait également prieurs. —
Mais tant d'hommes qui ne prient pas! — Et tant
d'hommes qui ne travaillent pas; ou, ce qui revient
au même, qui ne travaillent que sous la verge de
fer de la nécessité! Les paresseux n'empêchent pas
que l'homme ne soit organisé pour le travail; et les
bouches toujours closes devant Dieu n'empêchent
pas que l'homme ne soit organisé pour la prière.
Nous avons l'instinct de la prière. Pouvons-nous
constater ses résultats? Sans doute. Voici un homme
aux prises avec une tentation majeure. Se sentant
près de tomber, il a crié à Dieu, et il a été soutenu.
Vous dites peut-être : C'est un homme fort, et lors
même qu'il n'aurait pas prié, le résultat aurait été
le même. En êtes-vous bien sûr? Une épidémie sévit
sur une ville. Les médecins et les fonctionnaires
publics font leur devoir, le devoir particulier de leur
charge. Mais voici des hommes, voici des femmes
qui, sans y être obligés par une fonction particu-
lière, sans chercher la renommée, sans être soute-
nus par l'intérêt de la science, sans avoir à espérer
ni croix d'honneur, ni prix Monthyon, se consa-
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LE SECOURS. 307
crent avec un dévouement complet au soulagement
des misères publiques; et ils ont prié. Vous dites
peut-être : Ce sont des natures dévouées, elles n'au-
raient pas prié que leur action aurait été la même.
En êtes-vous bien sûr? Ces hommes affirment qu'ils
ont trouvé de la force dans la prière, et le fait s'est
passé en eux-mêmes. Qui êtes-vous pour leur dire :
Non.
Travailler, ce n'est pas changer les plans de Dieu;
c'est les accomplir, puisque Dieu nous a créés pour
le travail. La prière n'a pas la prétention de chan-
ger les plans de Dieu; elle les accomplit, puisque
Dieu nous a créés avec le besoin et l'instinct de la
prière.
La prière et le travail soulèvent les mêmes ob-
jections ; mais ces objections partent de l'idée qu'il
n'y a de liberté ni en l'homme ni en Dieu, que le
monde est un mécanisme fatal et fixe. A ce point
de vue, qui est celui d'un athéisme patent ou dé-
guisé, il n'y a sans doute rien à demander; mais
il n'y a non plus rien à faire. La doctrine du fata-
lisme universel est tellement contraire au sentiment
immédiat de la réalité et à la conscience du genre
humain, qu'on lui demande à bon droit de faire
ses preuves. Or, ces preuves, elle ne les a pas faites,
et elle ne les fera jamais.
Travail, prière, ces deux pouvoirs s'harmonisent;
ils s'harmonisent dans la demande d'une force pour
l'action. On oppose souvent (c'est le thème de plus
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308 SEPTIÈME DISCOURS
d'un écrivain moderne) la prière qui était la pra-
tique des temps anciens, et le travail qui est la vertu
des temps modernes. Je ne sais pas si les anciens
priaient beaucoup plus que nous; et je suis per-
suadé que nous ne travaillons ^pas beaucoup plus
qu'eux. Quant à l'opposition de la prière et du tra-
vail, elle n'est point fondée en droit, mais eUe est
trop souvent suggérée à l'esprit par les abus d'une
fausse dévotion. La prière qui prétendrait se sub-
stituer au travail serait une dérision et presque un
crime. Vous connaissez la fable de la Fontaine : le
Rat qui s'est retiré du monde. Le rat gros et gras,
bien pourvu de tout dans son fromage de Hollande,
reçoit une députatioti de ses compatriotes de Rato-
polis bloquée par le peuple chat.
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu Télat indigent
De la république attaquée.
Ds demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le solitaire.
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus.
En quoi peut un pauvre reclus
Vous assister? Que peut-il faire
Que de prier le ciel qu^il vous aide en ceci?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte.
Le nouveau saint ferma sa porte.
C'est là un saint de la mauvaise espèce. Le ma-
lade qui n'a ni or ni argent, ni force, ni piarole peut-
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LE SECOURS. 309
être, donne sa prière, et malheur à qui dédaignerait
un pareil présent! Mais, de la part de celui qui peut
agir, dire à son semblable: « Frère, il ne me plaît
pas de troubler mon repos pour te rendre service,
mais je prierai Di^u qu'il te vienne en aide, » c'est
manifestement se moquer à la fois des hommes et
de Dieu. La prière, la vraie prière, doit être la source
de Faction pour le bien. A qui dirait: Agissez au
lieu de prier! nous devons toujours pouvoir répon-
dre: Je prie pour avoir la force d'agir.
Ces deux pouvoirs harmoniques, le travail et la
prière, ont la même condition et la même limite.
Leur condition commune est la persévérance. Nous
commettons souvent sous ce rapport une erreur
qui devient la cause de bien des découragements.
On raisonne et l'on agit, comme si toute prière
devait obtenir immédiatement la plénitude de ses
effets, comme s'il suffisait de s'écrier une fois:
Mon Dieu! et que tout dût être accompli. C'est l'er-
reur d'un enfant qui, dans son impatience puérile,
voudrait qu'un travail fût terminé à l'instant où il est
entrepris. Si la prière est une fonction naturelle de
la vie des esprits, c'est une fonction perpétuelle. Si
la prière est la respiration de l'âme, elle doit être in-
cessamment renouvelée. Sans vouloir limiter la puis-
sance de la grâce divine, nous n'avons pas le droit
d'espérer, dans le cours ordinaire de la Providence,
qu'une seule invocation adressée au maître de la vie
libérera la volonté des chaînes d'habitudes mauvaises
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3 1 SEPTISIIK DISCOURS.
qui se sont fortifiées pendant dix, vingt, trente an*
nées, peut-être. La persévérance est donc la condi-
tion commune du travail et de la prière. Quant à la
limite de ces deux pouvoirs, elle se trouve dans
les desseins insondables pour nous de la suprême
puissance. Que de prières qui ne reçoivent pas de
réponse apparente et immédiate! Que d'efforts qui
semblent manquer leur but! La sagesse souveraine
se réserve de fixer, en définitive, et la réussite de
nos efforts et le résultat de nos prières.
Nous avons donc trouvé la source directe de la
force, de cette force que nous devons ensuite main-
tenir et accroître par un bon régime spirituel. Est-ce
là tout? L'un de vous, Messieurs, m'a écrit ce que
bien d'autres ont pensé sans me l'avoir écrit: Ne
parlerons-nous pas directement du secours qui se
trouve dans la foi chrétienne, dans la foi proprement
dite? N'y a-t-il pas une force dans la croyance au
Dieu manifesté en Jésus-Christ? Cette question est
grave; ne sera-t-elle pas abordée? La (question va
être abordée directement, et dans les limites précises
tracées par le programme de notre étude et par la
composition de cette assemblée.
m. LA QUESTION DE LA FOI
Nos réunions ont été annoncées comme ayant
pour objet une étude philosophique du problème du
mal. C'était dire que nous devions nous rendre ici
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LE SECOURS. 311
sans aucune convention préalable autre que celle
d'apporter des âmes sérieuses et des esprits de
bonne foi à l'étude d'une question importante. Il
n'existe entre nous le lien d'aucune foi commu-
nément consentie qui nous place sous une autorité
commune. Avec toutes les diversités, toutes les
nuances, toutes les transitions qu'offre la réalité, et
qui échappent à nos divisions abstraites, nous for-
mons deux classes distinctes. Les uns font profession
d'être chrétiens, c'est-à-dire d'accepter le témoignage
surnaturel de Jésus-Christ, et, s'ils sont consé-
quents, d'aller là où l'autorité de Jésus-Christ les
conduira. Les autres sont simplement ici en leur
qualité d'hommes, avec leur raison, leur cœur et
leur conscience. J'ai pu jusqu'à présent m'adresser
indistinctement à tous, parce que j'ai marché sur le
terrain commun de l'humanité. Maintenant, je suis
dans la nécessité de distinguer.
Nous donc qui sommes chrétiens, ou, pour mieux
dire dans bien des cas, qui désirons l'être, quelle est
notre affirmation quant au sujet de notre étude?
Nous affirmons que c'est dans la foi au Crucifié de
Golgotha, et dans la participation aux grâces qui
découlent de cette source de miséricorde, que l'âme
peut trouver, avec la prière efficace, la force néces-
saire pour opérer ce changement, cette conver-
sion qui doit la tirer des voies de l'égoïsme et la
faire entrer dans les voies de la charité. Vous qui
croyez, quel que soit le degré de votre foi, votre
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3 i t 8EPTIÈVB DISCOURS.
croyance est votre trésor. Mais ce trésor n'est pas
comme celui de Favare; qui le possède doit le ré-
pandre, parce qu'il s'augmente dans la proportion
où il se partage. Vous avez donc à rendre témoignage
de votre foi. Vous devez fixer l'attention des hom-
mes sur la source de force qui est en vous, par le
nioyen de vos œuvres et de vos sentiments; en étant
bons, et en étant joyeux, car toute foi vraie est
source de bonté et principe de joie. Vous devez en-
suite joindre le discours à l'exemple et propager vos
convictions parla parole. Mais prenez garde de ne pas
heurter des sentiments légitimes. N'augmentez pas
par votre faute les difficultés que la vérité éprouve
à pénétrer dans les âmes. Lorsque vous vous adres-
sez à ceux qui font profession de la même foi que
vous, rappelez-leur hardiment la règle de l'autorité
à laquelle vous vous soumettez comme eux. Mais
quand vous avez à rendre compte de votre espérance
à ceux qui sont simplement vos semblables, sans être
des croyants, n'oubliez jamais que ce sont vos sem-
blables, c'est-à-dire qu'ils ont comme vous une vo-
lonté qui se doit à Dieu, mais qui devant les hom-
mes reste maîtresse d'elle-même. Respectez en tout
la liberté d'autrui ; et, pour dire la chose en deux
mots, si vous voulez servir utilement la cause de la
foi chrétienne, proposez-la, ne l'imposez pas.
Pour vous. Messieurs, qui ne faisant pas profes-
sion d'être chrétiens, êtes venus ici avec l'intention
de faire une étude de philosophie, le témoignage
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LE SECOURS. 313
des croyants est un fait qui se produit devant vous,
et dont vous êtes appelés à vous rendre compte.
Vous ne sauriez le négliger sans méconnaître les
conditions de l'étude qui nous rassemble. La philo-
sophie, en effet, est une recherche entièrement libre,
c'est-à-dire dans laquelle n'intervient aucune pré-
supposition dogmatique; et la philosophie est une
recherche dont l'objet est universel; elle se distingue
des sciences particulières précisément par l'univer-
salité de son objet. Liberté, universalité : ce sont là
deux caractères de la philosophie. Dans votre re-
cherche de l'explication du monde, vous rencontrez
le témoignage des chrétiens qui occupe une grande
place dans l'histoire. Que faut-il penser du fait sur
lequel se fonde leur foi? Cette question vous est-elle
interdite? Votre recherche n'est pas libre. Cette
question vous est-elle étrangère? votre recherche
n'est pas universelle. Dans un des cas comme dans
l'autre, vous sortez des conditions de la philosophie.
Il faut donc, dans une étude vraiment sérieuse et
libre, se poser directement la question de la foi, c'est-''
à-dire la question de la nature du témoignage de
Jésus-Christ. Ne pas l'aborder, parce qu'on la tien-
drait pour résolue dans le sens de la négation, ce se-
rait agir sous l'influence d'un préjugé; et ce préjugé
constituerait une présupposition dogmatique qui
pour être contraire à celle des croyants n'en altére-
rait pas moins le caractère de la science.
La question étant posée, elle peut recevoir deux
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3 1 i SEPTIÈME DISCOURS. -
solutions. Le témoignage de Jésus-Christ est-il un
témoignage divin qui fonde une autorité légitime?
Si, après examen, vous dites non, vous chercherez
une base autre que celle de la foi pour organiser
votre pensée et votre vie. Si, après examen, vous
dites oui, vous entrerez dans l'enceinte de la foi.
Si vous avez dit non, ou votre recherche continuera
sans aboutir à un résultat, ou vous arriverez à être
positiviste, hégélien, déiste, panthéiste, ou encore à
formuler une doctrine qui vous sera personnelle.
Vous aurez une philosophie; cette philosophie
pourra même être chrétienne dans une certaine me-
sure, en ce sens que vous accepterez une partie de
l'enseignement chrétien; mais les doctrines que vous
aurez acceptées ainsi, resteront pour vous de sim-
ples doctrines, ne reposant pas sur une base de foi.
C'est ainsi que la plupart des philosophes français
contemporains dits spiritualistes ont dans leur pen-
sée des éléments dont la source historique est visi-
blement la prédication chrétienne. C'est ainsi que
je vous ai proposé une solution philosophique du
problème du mal, extraite du dogme, mais que nous
en avons séparée, et qu'on peut accepter, si on es-
time qu'elle rend raison des faits, sans accepter dans
son ensemble la foi des chrétiens. Quoi qu'il en soit,
si vous avez dit non à la question de la foi^ vous
resterez dans la philosophie commune, dans la phi-
losophie proprement dite.
Si vous avez dit oui, si vous avez reçu le témoi-
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LB SECOURS. 315
giiage de Jésu^-Christ comme un témoignage divin;
la foi qui aura été le résultat de votre recherche
deviendra le point de départ d'un travail nouveau de
la pensée, car, comme l'a dit St. Anselme, la foi
cherche l'intelligence. Vous aurez alors, en partant
des données chrétiennes, à oi^aniser votre pensée
et votre Vie. Si vous êtes docteur dans l'école, vous
établirez une science théologique. Si vous n'êtes
pas docteur, mais simplement homme du monde
désirant vous bien rendre compte des conséquences
de votre foi, vous établirez ce que vous pourrez
appeler la philosophie du chrétien, parce que ces
mots du chrétien lèveront tout malentendu, et feront
clairement entendre que vous n'êtes plus sur le ter-
rain de la philosophie commune et simplement
humaine^ mais dans l'enceinte de la foi. Là où le
témoignage divin est accepté, la recherche des bases
de la vérité s'arrête, comme un navire jette l'ancre
en entrant dans le port, et le travail de la pensée
prend un autre caractère. La philosophie propre-
ment dite cesse dans l'enceinte de la foi, et continue
si la foi a été l'objet d'une négation raisonnée; mais
là où existerait, avant l'examen, une négation qui ne
serait qu'un préjugé, la vraie philosophie, qui est la
science impartiale et pleinement indépendante, ne
saurait ni cesser ni continuer, parce qu'elle n'aurait
jamais commencé.
Ne vous paraît-il pas qu'un esprit véritablement
libre ne saurait passer à côté d'un fait aussi consi-
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3 1 6 SEPTIÈME DISCOURS.
dérable que Faction de la foi chrétienne dans le
monde, sans l'examiner avec la plus sérieuse atten-
tion? Beaucoup d'hommes cependant, je dis d'hom-
mes de science, n'ont jamais fait cet examen, n'ont
jamais eu l'idée de se poser sérieusement la ques-
tion de la foi. Comment cela peut-il être? Le fait
s'explique en partie par des causes historiques dans
le détail desquelles nous ne saurions entrer ici. Je
veux pourtant en indiquer une : l'abus de l'autorité,
et ringérence des pouvoirs civils dans le domaine
des croyances. A l'époque où la faute d'hérésie, dé-
terminée par l'autorité ecclésiastique, pouvait en-
traîner des conséquences temporelles graves, les
hommes qui voulaient établir l'indépendance de leur
pensée, et qui n'avaient pas le goût du martyre,
n'ont rien imaginé de mieux que de déclarer que,
livrés aux recherches de la philosophie, ils se te-
naient complètement en dehors du domaine reli-
gieux, et ne portaient leur examen, à aucun degré,
sur les vérités de la foi. C'est alors qu'est née la
théorie bizarre qu'il peut y avoir deux vérités:
l'une à laquelle on adhère comme philosophe, et
l'autre que l'on accepte comme croyant. C'est alors
que l'Italien Pouïponazzi * rédigeait un livre contre
l'immortalité de l'âme, mais affirmait que, du reste,
en sa qualité de catholique, il acceptait pleinement
la doctrine de la vie future, au point de vue de la
* En français, Pomponace ou Pomponat.
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LB SECOURS. 31 7
foi. A l'abus de Fautorité a répondu le refus de
l'examen. Une des causes qui entravent, maintenant
encore, la propagation de la foi chrétienne est le fait^
que nombre d'hommes ne veulent pas examiner les
questions religieuses par l'effet d'une crainte vague,
héritage de la servitude du passé. Mais les temps de
la liberté sont venus. Il est contraire à toute raison
de penser qu'il puisse y avoir deux vérités. Il n'y a
de vraie liberté et de force d'esprit que chez l'homme
dont le regard traverse le nuage des préjugés, et
contemple dans sa grandeur et sa simplicité le pro-
blème que soulève l'existence de la religion chré-
tienne. QVai-je donc à faire ici? Vous montrer com-
ment la question de la foi qui se pose de tant de
manières résulte directement et nécessairement de
l'étude qui nous rassemble.
Le bien a une histoire. Il a eu ses luttes, ses re-
vers et ses triomphes. Or, dans l'histoire du bien, il
est un nom qui occupe un rang tout à fait à part;
personne au fond ne le conteste: le nom de Jésus
de Nazareth. La lumière morale s'était développée
dans le monde ancien par la réflexion des sages
appliquée à discerner la voix de la conscience et à
reconnaître les lois de la société spirituelle. Mais,
tandis que la lumière morale grandissait, les mœurs
allaient s'abaissant; et la civilisation romaine offrait
un mélange hideux de débauche et de cruauté. Il
existait comme un divorce profond entre la con-
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3 1 8 SEPTIÈME DISCOURS.
science et la vie de rhumanité; et plus les sages
voyaient clairement l'image du bien, plus ils sen-
taient leur impuissance à le réaliser dans le monde.
C'est alors que la parole du Galiléen se fit entendre,
et devint le point de départ de la restauration d'une
société qui descendait dans les abîmes de la corrup-
tion. Je puis vous renvoyer sur ce sujet à un ou-
vrage qui ne vous sera pas suspect, au moins dans
le sens où je puis l'être à quelques-uns d'entre vous.
C'est l'œuvre d'un écrivain français, M. Denis, qui a
écrit une Histoire des idées morales dans Vantiquité *.
M. Denis paraît avoir l'intention positive de nier la
réalité d'une manifestation surnaturelle en Jésus-
Christ. Il rassemble une foule de textes destinés à
établir que la lumière morale a grandi sous l'action
des recherches de la philosophie antique. Il le
prouve; mais il doit constater aussi que la corrup-
tion des mœurs grandissait à mesure que les sages
voyaient d'une vue plus distincte et plus claire les
véritables lois de la nature; et il reconnaît que la
puissance, la force qui a commencé à réaliser la loi
morale, n'est pas sortie directement du travail des
philosophes, mais de la prédication chrétienne. C'est
la parole chrétienne qui a donné l'éveil au progrès
qui caractérise et constitue la civilisation moderne;
ceux même qui n'admettent pas la divinité de l'É-
vangile sont souvent conduits à proclamer ce fait
^ Deux volumes in-8, librairie Âugusle Durand, 1856.
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LE SECOURS. 319
sur le terrain de l'histoire. Pour accepter cette af-
firmation, il faut admettre que le monde est en
progrès. Permettez-moi de vous faire à ce sujet une
confession personnelle. Je sais que la bonne règle
est de parler de soi le moins qu'on peut; mais vous
savez aussi que, lorsque les hommes mettent leurs
pensées en commun, rien peut-être n'a autant de
valeur que le récit d'une expérience qu'on a faite
soi-même. Voici donc ce qui m'est arrivé à l'égard
de l'idée du progrès.
Chacun de nous, soit en raison des circonstances
qui ont entouré sa venue dans le monde, soit aussi,
je le crois, par l'eflfet de son tempérament, est
porté à regarder plutôt avec amour du côté du passé,
ou du côté de l'avenir. J'ai toujours eu un goût pré-
dominant pour le passé; soit par l'effet des circon-
stances générales que je viens d'indiquer, soit peut-
être parce que n'étant pas insensible à la poésie, je
trouve que ces chemins du temps jadis si bien cé-
lébrés par notre Tœpffer*, ces chemins circulant
entre de grandes haies, se détournant au coin des
champs et serpentant selon le cours des ruisseaux,
sont plus aimables que les rails les mieux entre-
tenus et le plus bel alignement de poteaux télégra-
phiques; peut-être enfin, parce que dans les spec-
tacles que l'Europe politique a présentés, depuis le
temps de ma jeunesse, j'ai toujours éprouvé un senti-
* Du Progrès dans ses rapports avec le petit bourgeois et les maîtres
d'école — dans le volume des Mélanges de Rodolphe Tôpffer.
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3Î0 SEPTIÈME DISCOURS.
ment qui n'est pas celui de l'estime pour ces hommes
qui acclament toute nouveauté, en* ayant soin de se
ménager dans Tordre nouveau une place aussi bonne
que possible, pour ces hommes qui tournent le dos
à tous les soleils qui se couchent, qui adorent tous
les astres levants, et qu'on voit applaudir après le
succès à ce qu'ils avaient blâmé dans l'incertitude de
la victoire. Par l'effet de toutes ces causes, j'étais
disposé à médire des nouveautés et à croire peu au
progrès. Or, en l'année 1854, je fus appelé à faire à
Genève un enseignement public relatif à l'influence
du christianisme sur les destinées de la société. Il
me fallut embrasser d'un regard tout le développe-
ment de l'histoire depuis dix-huit siècles. Je re-
connus que toute nouveauté n'est pas un progrès;
que, dans la marche de la société, il y a des chutes,
des retours en arrière, des affaissements de la con-
science, des débihtations de l'opinion pubUque;
mais que pourtant, si l'on regarde les grands mouve-
ments et les grandes lignes, on voit croître et pro-
gressivement croître, dans les lois et dans les mœurs,
la dignité, la justice et la bienveillance. Je reconnus
que si toutes les eaux des fleuves descendent dans
les abîmes de l'Océan, la vague humaine, bien
qu'elle se recourbe souvent, monte pourtant après
tout dans la direction du ciel. Dès lors, sans vouloir
acclamer toute innovation, sans renoncer au droit
imprescriptible de flétrir les nouveautés mauvaises
et de protester contre les triomphes irijustes, j'ai
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LE SECOURS. Sti
CTu, sérieusement cru au progrès, et cette impres-
sion ne s'est jamais effacée. J'avais été vaincu par la
vérité.
Mais d'où vient le progrès? Je vous l'ai dit. Le
sol humain a été préparé par le travail de la con^
science et les réflexions des sages; mais la sagesse
antique a trouvé la lumière sans rencontrer la puis-
sance. Elle n'a pas réussi à fournir au genre humain
un principe durable de vie. Le germe de la force
véritable a été déposé dans le sol par la parole chré-
tienne. Dès lors, l'arbre du bien a grandi. Il peut se
couvrir de mousse, de gui, de branches mortes; mais
la sève d'une étemelle jeunesse circule dans ses
branches. L'arbre parait bien jeune encore à quicon-
que a entrevu les proportions désignées par sa na-
ture; et ceux qui méprisent son ombrage sont pa-
reils à des hommes qui dédaigneraient le chêne sé-
culaire qui a ombragé leurs pères et qui peut éten-
dre ses rameaux sur les générations à venir, pour
planter dans des sables arides des glands déjà des-
séchés.
Nous avons en nous deux instincts: l'amour du
passé et l'amour de l'avenir; et ces deux instincts
sont également vrais. Sans nous faire aucune illu-
sion, sans attendre des sociétés de la terre ce que la
terre ne pourra jamais réaliser; sans nous dissi-
muler les secousses, les tempêtes, les catastrophes
qui peuvent nous atteindre et qui sont peut-être
voisines, il faut reconnaître que les sociétés hu-
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322 SEPTIÈME DISCOURS.
maines tendent à offrir un reflet de moins en
moins imparfait du royaume du bien. Mais l'avenir
procède du passé; le progrès est le développement
des germes purs déposés dans la tradition; Notre
amour de ce qui fut et notre désir de la nou-
veauté se concilient dans l'attachement à une
tradition maintenue, épurée, et d'autant plus sûre-
ment maintenue qu'elle est plus sérieusement épu-
rée. La division des hommes en deux camps, dont
l'un veut conserver tout ce qui est et dont l'autre
veut tout détruire, cette division qui se manifeste
depuis les querelles d'un village jusqu'à la politique
des empires, et depuis la conversation de deux in-
dividus jusqu'aux plus grands combats du monde
des idées, n'a pas de raison d'être légitime. La lutte
de deux partis exclusifs est naturelle peut-être à nos
cœurs mauvais, parce que c'est la lutte des intérêts
et des passions. Mais n'avez-vous pas vu l'aurore de
temps meilleurs, chaque fois que vous vous êtes dé-
gagés des intérêts et des passions? Novateurs, voulez-
vous donc détruire le bien du passé et renoncer à
l'héritage des siècles? Conservateurs, voulez-vous
donc arrêter l'œuvré du présent et empêcher le bien
de croître pour l'avenir? Non, Messieurs; entre les
drapeaux de ces factions en lutte, il en existe un
troisième, celui des hommes qui, dans le travail du
présent veulent préparer l'avenir, par le développe-
ment de tout le bien du passé et la destruction
croissante du mal. C'est le parti de la paix, de la
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LE SECOURS. 323
justice et de la vérité. C'est là qu'est Favenir; sa-
luons-le avec une ferme espérance. Maintenant re-
tournez-vous, et dites si ce n'est pas là le passé;
dites si ce qui fait la solidité et la gloire de notre
civilisation, n'est pas le développement de la pensée
chrétienne; dites si le rapprochement de tous les
individus et de toutes les nations dans la justice et
la bienveillance n'est pas l'œuvre de Celui qui a
voulu faire éclater sa gloire dans les lieux très hauts,
en annonçant sur la terre la paix aux hommes de
bonne volonté ?
Jésus de Nazareth se présente dans l'histoire
comme la source du plus grand déploiement de la
force sociale pour le bien; c'est là un fait assurément
étrange et qui pose sérieusement une question. Il est
surprenant que le germe du progrès universel ait été
déposé dans le sol humain, non par les écoles de la
Grèce ou par la sagesse pratique de Rome, mais par
un habitant de Nazareth en Galilée. Mais ne considé-
rez pas seulement l'action sociale du fils de Marie,
voyez son influence sur les individus. Alfred de
Musset, victime de passions sensuelles dont il n'a
jamais cessé de reconnaître, alors même qu'il leur
obéissait, le funeste caractère, s'est arrêté un jour
devant la grande figure de St. Augustin; et, voyant
ce fils ardent de l'Afrique triompher pleinement des
passions qui le perdaient lui-même, il a écrit cette
ligne qui n'est pas un des moindres hommages qu'ait
reçus la mémoire de l'évêque d'Hippone : « l'homme
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324 SEPTIÈME DISCOURS.
le plus homme qui ait jamais été, St. Augustin \ »
D'où venait à St. Augustin la force qui a triomphé
de ses passions? Il l'a dit assez haut pour que nul
ne l'ignore. Nous avons parlé de Pascal. Pascal était
maladif à ce point que, depuis l'âge de dix-neuf ans,
il ne passa jamais une seule journée sans souffrir
dans son corps. Dans ce corps débile était logée une
âme si hardie et si fière, si prompte à descendre
dans les dernières profondeurs de la pensée, qu'elle
a pu connaître tous les tourments de l'intelligence.
Et c'est Pascal qui a dit, en parlant de l'état de sa
propre âme : « Joie, joie, joie et pleurs de joie * ! »
D'où lui venait la force qui l'a rendu triomphant
de la douleur? Il l'a écrit dans des caractères
qui ne s'effaceront pas. Mais pourquoi nous arrêter
à des noms illustres? La foi chrétienne agit trop
peu pour le bien; c'est la faute et la honte de
ceux qui en font profession;] mais elle agit. Infor-
mez-vous de ce qui se passe dans le monde,
au près et au loin. Que de tentations vaincues!
que de vies changées! que de dévouements! que
de larmes adoucies ! que de rayons de lumière jus-
que dans les angoisses et les ténèbres de la mort!
que de force enfin, force contre la douleur, force
contre la tristesse, force contre l'inquiétude, force
contre la tentation, que de force pour le bien, a pro-
^ La Confession d'un enfant du siècle, deuxième partie, chapitre iv.
* Édition Faugère, tome I, page 240.
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LE SECOURS. 325*
dilit et produit encore tous les jours ce seul nom,
ce mot de deux syllabes : Jésus.
Supprimez ce nom! Si vous pouviez FeAFacer de
la mémoire des hommes, quel deuil passerait sur la
terre^ quel nuage épais voilerait notre soleil! nuage
plus sombre que celui qui plana sur l'agonie du
monde antique, parce que les ténèbres qui succèdent
à la lumière sont plus ténébreuses que les ténèbres
qui la précèdent. Toute conviction sérieuse a son
droit, et mérite le respect. Si un homme, après avoir
pesé et repesé ses pensées, est bien convaincu que
la foi chrétienne en elle-même, et indépendanunent
de Fabus qu'on peut faire de son nom, est nuisible,
il a le droit, et il n'a pas seulement le droit, il a le
devoir de détruire ce qui est à ses yeux une super-
stition funeste. Mais (je le dis, non pas au nom de
mes croyances personnelles, mais au nom des inté-
rêts les plus évidents de l'humanité, au nom des
faiblesses soutenues, au nom des douleurs conso-
lées), combien ici la précipitation parait coupable !
combien la légèreté paraît criminelle! qu'il faut être
affermi dans ses pensées et sûr de ses négations
pour pouvoir, en bonne conscience, consacrer sa
parole et sa plume à détruire ce qu'il y a de foi sur
la terre !
Mais ne verrons -nous qu'une seule face de la
question, et, à l'étude du bien qui procède de la
foi chrétienne, ne joindrons-nous pas l'examen des
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3S6 SEPTIÈME DISCOURS.
maux qu'on Faccuse d'avoir produits? Gardons-
nous de laisser dans Fombre ce côté de notre sujet.
De quoi se plaint-on? Sous prétexte de religion, on
recherche la richesse, le pouvoir, les intérêts maté-
riels. Au nom de la religion, on a exercé la con-
trainte, l'oppression, pratiqué le despotisme, de telle
sorte que tous les amis de la liberté ont été jetés
comme de force dans le camp hostile à la foi. En
deux mots, on se plaint de ce que la religion est
souvent un manteau qui couvre les poursuites
mauvaises de la sensualité et de l'orgueil. Est-ce un
fait? C'est un fait, un fait incontestable. D'où vient-
il? L'imputerons-nous à la foi chrétienne? Croyez-
vous que les brahmanes de l'Inde et les prêtres de
la Mongolie ne cherchent jamais, sous prétexte de
religion, la satisfaction d'intérêts peu spirituels?
Serait-ce, sinon la foi chrétienne, du moins la reli-
gion en général, qui produit ces tristes résultats ?
Croyez-vous que tous les patriotismes sont parfaite
ment purs, et que jamais des intérêts privés ne se
cachent sous le manteau de l'intérêt public? Seriez-
vous assez jeunes, et assez peu au courant des af-
faires de ce monde, pour ignorer que si la foi a ses
hypocrites, la politique et la philanthropie ont aussi
leurs tartufes? Quant aux persécutions, imputerez-
vous à la foi chrétienne les ordres des empereurs
romains qui ont voulu étouffer dans le sang l'église
naissante? On a versé dans l'Inde le sang des disci-
pleç du Bouddha : est-ce la faute de la foi chré-
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LE SECOURS. 327
tienne? Et ici encore faudra-t-il nous en prendre,
sinon à la foi chrétienne, du moins à la religion en
général? Les intérêts des monarques et les passions
des peuples se sont créés et se créent encore de nom-
breux martyrs; les proscriptions de Sylla n'avaient
pas une origine religieuse, et quand la terreur fran-
çaise a fait couler des fleuves de sang et des torrents
de larmes, ce n'était pas pour le compte de la reli-
gion. Ne voyez-vous pas que vous êtes en présence
de passions qui montent du mauvais cœur de
rhomme et qui s'attachent à tout? Vous prenez
pour la cause du mal ce qui n'est que l'occasion
dans laquelle le mal se produit. Les passions se
sont déchaînées surtout à l'occasion des intérêts
religieux, par le fait de l'importance générale atta-
chée à la religion. Quand ce sont les intérêts sociaux
qui prédominent, les passions s'attachent aux inté-
rêts sociaux; l'hypocrisie et la persécution se pro-
duisent dans le domaine de la politique; nous l'avons
bien vu, et nous le verrons encore. Mais allons di-
rectement à notre question.
Jésus de Nazareth est -il responsable du mal
qu'on a fait en son nom? Est-ce lui qui, par
son exemple, a enseigné à rechercher la richesse et le
pouvoir de la terre en prenant le ciel pour prétexte?
Vous savez que le fanatisme s'est montré, sous ses
yeux mêmes, dans la personne de ses disciples?
Qu'a-t-il dit à ceux qui voulaient appeler le feu du
ciel sur une bourgade inhospitalière? « Vous ne
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328 SEPTIÈME DISCOURS.
savez de quel esprit vous êtes animés. » Et à celui
qui voulait tirer le glaive pour le défendre? « Rentre
ton épée dans le fourreau. » Et dans une autre oc-
casion? (( Mon règne n'est pas de ce monde*. »
Jésus a eu des imitateurs, et il en a encore. Pendant
trois siècles, les chrétiens n'ont jamais versé d'autre
sang que le leur, et les portes des prisons se sont
ouvertes pour se refermer sur eux. Depuis dix-huit
siècles, il y a eu, et il y a encore, des hommes qui
ont pratiqué sincèrement le détachement des biens
de la terre, et renoncé aux poursuites de l'égoïsme.
Or, je vous le demande, je vous le demande à vous
qui vous plaignez des maux que produit la religion :
Sont-ce ces hommes-là qui sont les chrétiens véri-
tables, ou sont-ce les autres? Jésus a prévu et con-
damné d'avance tous les abus que l'on a faits de sa
parole. Il n'est pas une seule protestation d'un
cœur noble et d'une conscience généreuse contre
les emplois indignes qu'on peut faire de la religion
qui ne rencontre la parole de Jésus-Christ et qui
n'y trouve un appui. La terre a vu des cultes
souillés; il y a eu des débauches pieuses et de
saintes cruautés; le vice armé d'une autorité sacrée
est descendu du séjour immortel, et la conscience
de Socrate valait mieux que l'Olympe. Mais, dans
le monde chrétien, ce qui est l'occasion des abus
sera toujours le principe de la protestation contre
> Évangile de St. Luc, IX, 55.— Évangile de St. Matthieu, XXVI, 52.
— Évangile de St. Jean, XVIII, 36.
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LE SECOURS. 329
ces abus. Dans le monde chrétien, lorsque les
faits affligeants de Thypocrisie ou du fanatisme
se produisent, comme ils se produisent partout, on
peut toujours en appeler du temple au Dieu qu'on
y adore, et du prêtre à Celui dont il se dit le minis-
tre. La parole chrétienne coule comme une source
qui fertilise le sol de Thumanité. En coulant dans
cette humanité mauvaise, la source se charge de
limon et d'immondices; mais regardez son origine:,
elle coule toujours cristalline et pure. Ne lui impu-
tez donc 'pas le limon et les immondices qu'elle re-
çoit, qu'elle entraîne, et qu'elle purifie. Jésus, je le
répète, est le plus grand nom, un nom dont aucun
autre n'approche, dans la lutte contre le mal. La
question se pose donc pour tout esprit attentif et
impartial : Quel était cet homme dont la position
est si exceptionnelle dans l'histoire du développe-
ment du bien?
Je pose cette question, je ne l'aborde pas* elle
sortirait de notre programme; et elle vaut la peine
d'être traitée à part. Il est d'ailleurs temps de con-
clure.
Avant l'ouverture de nos réunions, à l'occasion
du titre sous lequel elles ont été annoncées, j'ai
reçu de l'étranger une lettre écrite par une plume
que guide une âme d'artiste. On me demandait
si ce n'est pas la contemplation du beau et du
bien qui est salutaire, et s'il n'est pas dangereux
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330 SEPTIEME DISCOURS.
de trop regarder le mal. Je réponds: Il n'est pas
bon de regarder le mal, et il faut se hâter d'en dé-
tourner les yeux, si on se sent faible en sa présence,
et qu'on ait la crainte fondée de céder à ses solli-
citations, au lieu de le combattre. Mais le mal est
lié si intimement à notre vie qu'il se montre sans
qu'il soit besoin de le regarder; et comme l'a dit
Pascal * : « Il est bon de s'accoutumer à profiter du
a mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien
« est si rare. » J'espère, Messieurs, que nous ne
nous séparons pas sans avoir appris quelque peu
à profiter de la vue du mal. Résumons les traits
principaux de l'étude que nous terminons aujour-
d'hui.
Le bien doit être; il est la volonté de Dieu. La réa-
lisation du bien a été remise à la créature libre ;
là où la liberté ferait défaut il n'y aurait ni bien ni
mal. De l'existence de la créature libre résulte la
possibilité de la révolte et ses conséquences. La ré-
volte s'est produite; l'espèce humaine s'est écartée
de sa loi par un acte volontaire, et nous subissons les
conséquences de la chute commune. Mais le bien
est la cause du Tout-Puissant; et le temps ne man-
quera pas au Tout -Puissant pour accomplir ses
desseins. La source de nos découragements est sou-
vent dans notre impatience; nous voulons mesurer
à nôtre courte mesure les voies de Celui qui est
patient parce qu'il est éternel.
^ Septième lettre à M^^* de Roannez. Édition Faugère, tome I, page 51.
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LE SECOURS. 331
Le mal ne doit pas être; Dieu ne le veut pas. Le
noramer, c'est proclamer à la fois l'obligation de le
combattre et la sainte espérance d'en triompher.
Pour celui qui, ne voulant pas révoquer en doute
l'autorité de la raison et la valeur de la conscience,
garde une foi inébranlable en la bonté du principe
de l'univers, le bien rayonne dans l'étude même du
mal, et toutes les plaintes du découragement se
transforment enfin en un chant d'espérance.
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